mardi 26 mai 2015

Much loved de Nabil Ayouch par Bakrim

Qui a peur des images

« Ce n’est pas du sang, c’est du rouge ! »
J.L. Godard
Le couperet est tombé, tard dans l'obscurité du soir. Le film de Ayouch a sucombé finalement à son succès précoce, il est interdit de sortie au Maroc par décision ministérielle.Une première. Nous nous préparions à un vrai débat sur le film, c'est l'ojet de cettecontribution écrite quelques heures avant ce verdict fatal qui appelle un autre débat. Nous y reviendrons au moment voulu.




Triste à dire mais c’est un exercice d’écriture révélateur d’un pan de l’esprit du temps : parler d’un film que nous n’avons pas encore vu ! Dans une culture de la consommation instantanée où l’image compte plus que son référent, où les faits de l’actualité se réduisent à leur médiatisation, où les événements reculent devant l’événementiel…le cinéma devient une affaire de buzz et de fragments partagés. Dans ce contexte le film ne compte plus, c’est l’événement autour du film qui compte. Tant pis si on ne l’a pas vu. L’essentiel est d’exister dans la marée des posts et autres partages. La youtibisation, stade suprême de la domestication des images, devient l’ersatz de la salle de cinéma. Le « film » de Ayouch, much loved a déjà accumulé plus 1 500 000 vues. Il s’agit bien sûr du fameux extrait posté par la Quinzaine des réalisateurs et repris en boucle par une toile emballée. Question : ces millions de voyeurs iront-ils tous voir le film en entier lors de sa sortie en salle ?
Les réseaux sociaux sont ainsi devenus l’ordonnateur de notre agenda social, de notre mode de pensée, de notre programme civique. Il nous dicte un positionnement permanent et instantané. En dehors des réseaux tu meurs ! Tous assignés à réagir…Cette effervescence autour du film de Ayouch dessine en filigrane la nouvelle forme d’aliénation collective que génère l’addiction à la toile : vite il faut visionner l’extrait, vite il faut partager un post pour exister dans la nouvelle utopie communautaire au détriment du sens et de la pensée. Les images mêmes du film, celles-là même quoi sont décriées sont l’aboutissement logique de la surenchère qui règne au sein des réseaux sociaux. Quand la toile devient le lieu quotidien de la mise à nu de la réalité (séquence inaugurée par le sniper de Taourirt) dans ses aspects les plus sordides, se pose alors pour un certain cinéma la question de l’identité des images qu’il peut offrir en concurrence de YouTube. Comment échapper à Dailymotion, comment exister provisoirement avant d’y revenir ? N’est-ce pas que toutes les images finissent sur la toile, comme un cimetière des morts vivants. Alors pour exister ce cinéma en crise identitaire verse dans la surenchère : « on va faire encore plus fort que ce que vous postez sur YouTube ». La surmédiatisation des faits sociaux obéit ainsi à une loi du capitalisme, face à la multiplication de l’offre sur le marché, la bourse des valeurs s’’affolent et les prix s‘effondrent. L’inflation galopante dans le marché symbolique des images finit par générer des monstres (monstruosités ?) que nous accueillons dans un dédoublement du moi : nous dénonçons en même temps que nous nous délectons de leur existence. Much loved est l’enfant de ce nouvel état du monde.
Que nous dit cette séquence cannoise du film de Ayouch ? Celle-ci a développé un discours intéressant à décrypter avant même la critique du film lui-même. Ce discours émane de deux lieux, de deux instances : le discours des détracteurs du film et le discours du cinéaste lui-même. Celui-ci étant le plus intéressant dans cette phase de la polémique.
« Malheur aux pieux… »
Ceux qui ont attaqué le film, alors même qu’ils ne l’ont pas vu, ce sont mis délibérément dans une position de hors-jeu. On ne peut construire un discours pensé, raisonné et porté par une argumentation, sur une œuvre à partir de quelques citations. C’est la logique du fameux « malheur aux pieux… » tant décrié dans notre tradition intellectuelle et culturelle. Si l’on avait appliqué cette démarche, celle d’asséner des sentences sur un film à partir d’images volées, des précédents de Nabil Ayouch auraient créé les mêmes réactions négatives sur des films qui finalement avaient eu un très bon accueil. Je pense en particulier à Ali Zaoua et Chevaux de Dieu qui tous les deux comportent des moments, des passages, qui, montés en vrac et isolés de leur contexte auraient frappé les tenants de la bonne morale. Il fallait donc tenir compte de cette dimension technique, celle du montage et de la nature fragmentaire de l’extrait qui occulte l’ensemble de la mise en scène. Mais circonstance aggravante, le public a été formé à voir les films avec… ses oreilles. Que resterait de ces scènes incriminées si l’on coupe le son ? Gageons que dans Much loved il n’y a rien à « voir », que même s’il y a beaucoup à « entendre », ceux qui s’impatientent de voir de scènes chaudes en sortiraient frustrés. Pour sortir de ce dilemme, et si le film risque malgré ces précisions de heurter des oreilles sensibles, il pourrait quand même sortir à la manière du précédent historique de Exodus…Voir le film en entier mais avec des scènes muettes, comme au bon vieux temps du cinéma des premiers temps !!!!
Reste alors en contre-champ de ce cyber-délire, le discours du cinéaste lui-même. Il y a deux grands moments dans les répliques de Nabil Ayouch. D’abord, et avant la mise en ligne des extraits, le cinéaste a anticipé le débat critique en affirmant que son film appartient au genre réaliste voire même au naturalisme. Le naturalisme qui suppose quasiment un regard de laboratoire et d’observation scientifique de la réalité. Ayouch va dans ce sens en divulguant ici et là que le scénario de much loved a demandé près d’une année d’enquête sur le terrain (parfois il précise dans les milieux de la prostitution ; parfois c’est dans les milieux proches de la prostitution). Cet aspect théorique mérite débat une fois le film sorti.
Un seul arbitre, le guichet
La deuxième phase des interventions de Ayouch est plus défensive ; elle a eu lieu surtout à Cannes. Et c’étaient pour répondre à ses détracteurs. Il a dit par exemple au magazine Télérama : « c’est la réalité de mon pays que je montre ». Cela nous place dans le vif du sujet. Le cinéma n’est pas la réalité ; c’est un discours construit, scénarisé, mis en scène sur cette réalité.  Ni le documentaire, ni la fiction ne peuvent prétendre à la réalité. Nous sommes dans la logique de la représentation qui est le fruit d’un regard, d’un point de vue sur le monde. Nabil Ayouch qui connaît très bien le fonctionnement de la publicité sait pertinemment que par exemple pour un spot de trente secondes, ce sont des semaines de travail, sinon des mois pour parvenir à un discours atteignant son but, sa cible.
En avançant que much loved « c’est la réalité », le cinéaste contribue à la confusion qui règne dans notre contexte socio-culturel à l’égard de la réception des images et de la représentation du corps, de la vie intime ou même de certains aspects de la vie sociale. Une confusion qui nourrit la querelle des images qui aboutit parfois à des césures aux conséquences tragiques, voir les derniers événements vécus en France et ailleurs.  D’où l’importance de placer le débat à un autre niveau. Non pas celui du Pourquoi ? Mais du comment ?  C’est-à-dire, situer le débat au sein du cinéma. Le destin du film ne doit pas dépendre de cette polémique. Aucune instance n’est habilitée à empêcher le film de rencontrer son public, en mettant celui-ci sous tutelle. Il y a une instance de régulation qui sera appelée le jour venu à proposer la catégorie spécifique de public à qui il sera destiné, sans plus. Laisser le film ensuite se livrer à la loi du marché, affronter la seule instance légitime à le sanctionner, à savoir le guichet. Beaucoup de films qui n’ont pas bénéficié d’un tel tapage médiatique ont subi les affres d’une censure insidieuse, par défaut car ils ont été boudés, ignorés par la distribution. Je pense à de très beaux films d’auteur présentés au festival national du film, nonobstant leur contenu ou leur thématique, et qui aurait mérité un destin public plus large.
Empêcher le film de sortir c’est évacuer le vrai débat de fond sur le rôle du cinéma, la fonction du cinéaste dans une société en phase de mutations. Poser le débat de fond sur la représentation du social au cinéma. Le film de Ayouch pose par exemple la question de la pertinence pour un cinéma qui aspire à dire le réel, de la division entre fiction et documentaire.
Quel cinéma social ?
Il n’est pas certain que le documentaire puisse toucher la réalité plus que la fiction. Le documentaire donne l’illusion qu’on puisse capter le réel…Il faut faire preuve d’humilité, c’est une illusion. Car c’est quoi le réel ? J’aime beaucoup cette définition qu’en donne Serge Daney : « le réel, c’est ce qui ne revient pas deux fois ». Conscient de cela, Ayouch n’a pas fait un documentaire, il fait du cinéma documenté. Le réel est fuyant, il nous échappe sans cesse. Ce que nous montre le cinéma, c’est une image d’une réalité perçue par un regard. Le titre de l’article que le journal Le monde a consacré au film est révélateur : « Nabil Ayouch dévoile ses prostituées sur la Croisette » ; la problématique est ainsi rappelée en renvoyant à l’auteur, à son film, à son travail d’écriture (en amont et en aval), de montage, de casting... Encore une fois, il s’agit de rappeler une évidence : much loved, ce ne sont pas des images justes, ce sont juste des images.

Des images qu’il faudra interroger à la lumière des acquis du cinéma, du cinéma social en l’occurrence. Lire le film de Ayouch à la lumière de sa propre pratique du genre (Ali Zaoua notamment) ; à la lumière de la filiation cinéphilique qu’il convoque nécessairement, de Bresson à Ken Loach en passant par Pasolini mais aussi Mostafa Derkaoui et Lagtaâ. Et en somme, lui poser les questions sur les enjeux cinématographiques et politiques de ses choix. En se donnant comme projet de dévoiler des aspects de la société marocaine, il se dévoile lui-même notamment à travers le regard qu’il porte sur les corps, les gestes, les voix, les lieux ; à travers la place qu’il assigne à la caméra et donc déterminant une place pour le spectateur. Qui filmer ?  Comment filmer ? En allant filmer des franges de la société dépourvues de moyens d’expression autonome (les pauvres, les prostituées, les exclus…) il opte pour un choix cinématographique qui est éminemment aussi un choix politique. C’est le débat que nous aurions aimé pour le film, le cinéma et le pays.

dimanche 24 mai 2015

Chabab de Zakia Tahiri

Les voix de la jeunesse, les questions du documentaire




Zakia Tahiri est aujourd’hui une cinéaste confirmée. Elle a réalisé des longs métrages pour le cinéma et la télévision au Maroc et en France. Elle a démarré sa carrière en tant que comédienne. Les cinéphiles gardent en mémoire notamment son rôle dans Badis de Abderrahmane Tazi (1989) et dans Porte sur le ciel de Farida Benlyazid (1988).
Cinéaste, elle a tout de suite inscrit son travail dans une ligne de conduite claire ; celle d’un cinéma grand public, porté par une thématique sociale forte, abordée dans un genre plutôt comédie. Elle travaille en toute complicité avec son mari Ahmed Bouchaala (scénariste et réalisateur).
 A la télévision, elle alterne téléfilms, séries et documentaires. Ce dimanche elle présente dans le cadre de la case « documentaire » de 2M des Histoires et des Hommes son nouveau film Chabab ! C’est un voyage de près de 70 minutes dans la planète jeunesse, la jeunesse marocaine ici et maintenant. C’est un voyage dans la géographique physique du pays, on va de Nador à Guelmim ; géographie sociale milieu urbain, rural, aisé, modeste… ; géographie linguistique on parle arabe français et amazigh. Des jeunes des deux sexes, âgés entre 18 et 25 ans nous livrent un discours sur des questions qui traversent leur horizon social et culturel : l’avenir, l’école, la politique, la religion, l’amour…
Le dispositif filmique adopté par Zakia Tahiri est celui de la prise de parole ; les protagonistes défilent devant la caméra comme des interviewés, réagissant au fur et à mesure des thématiques abordés. Cependant cette prise de parole est insérée dans une mise en situation (mise en scène ?) qui vise à contextualiser le propos, à lui conférer une charge émotionnelle. La caméra de Zakia Tahiri capte ainsi la voix, le corps et le regard. Elle n’hésite pas à les prendre de près; de très d même comme pour mieux les écouter. Servie par une belle image dirigée par le jeune et très doué Ali Benjelloun (oui, c’est le fils de l’autre Benjelloun, Hassan).
Deux scènes me semblent fondatrices des choix qui donnent une touche particulière au film. La scène d’ouverture. On découvre, un jeune en train de se réveiller, encore dans son lit de fortune (un salon à la marocaine). Une radio émet une voix qui parle de la jeunesse ; on imagine que c’est un expert. Un jeune (celui que l’on voit) est muet. On parle pour lui. Il entame un mouvement, se lève enlève un oreiller qui cachait une lucarne ; la chambre reçoit un rayon de soleil. Tout le projet du film est là : on va passer de l’obscurité à la lumière ; de la parole médiatisée (au sens étymologique du mot, qui implique séparation, relais, intermédiation) à la parole im-médiate ; sans médiation. Le discours sur les jeunes ne saurait remplacer le discours des jeunes sur eux-mêmes. Le programme narratif du film est tracé. Il va à la rencontre de la jeunesse pour capter sa parole.
L’autre scène, plutôt séquence, est celle qui à la fin synthétiser les interventions des protagonistes en les filmant en marche : de la parole on passe à l’action. Chacun selon ses convictions prend son chemin/destin. Il/elle marche.  La caméra recule, le filme en plan large et l’accompagne avec discrétion cette fois.
Le voyage prend fin et le générique monte en ramenant cette fois une autre série d’interrogations, cette fois autour du genre filmique lui-même. Est-ce un documentaire ? Est-ce un long reportage ? Est-ce de la fiction documentée ? Quelle part de mise en scène dans la circulation de la parole ? Comment il crée de l’émotion (le zoom sur les larmes du père) A quel degré le film a –t-il été marqué par le protocole esthétique que lui impose la commande de la chaîne, notamment dans sa construction temporelle ?
Ma première réponse, à chaud, est que Chabab se situe quelque part au-delà du reportage et en-deçà du documentaire. Celui-ci dans son contrat avec le réel est tributaire de la durée. La durée qui permet à quelque chose de s’installer et de se transformer. Ce faisant, elle contribue à la transformation du spectateur et de son regard. Or Chabab dans son ambition d’embrasser large à manquer de durée (effet télévision). Le dispositif mis en place rappelle ce formatage exercé par les bailleurs de fonds, ces fameux guichets qui financent les films « documentaires » pour la télévision. Beaucoup de liens de parenté existent d’ailleurs entre Chabab et des films similaires : ces deux dernières années, on a vu arriver toute une vague de films sur la jeunesse, financés par un fonds Qatari, le Doha Institute et dont certains ont été repris par l’émission de Réda Benjelloun sur 2M. Des films trop biens écrits, images lisses, référentiel social sensationnel donnant l’illusion d’une liberté de ton, mais en absence d’angle politique au bénéfice d’un certain nihilisme éthique…

Reste une marge minime de manœuvre où agit l’intelligence du cinéaste. A l’absence de l’effet documentaire répond « l’effet auteur ». Un droit que Zakia Tahiri n’a pas manqué d’exercer. Les images les plus authentiques du film ont été celles qui ont échappé au flux, comme ces plans silencieux d’un paysage, d’un horizon, d’un visage et des mains qui cherchent un mot ou une expression.  Par le recours aussi à la figure du montage : une image vient doubler ou corriger une autre image ; comme pour réagir à un propos/cliché sur la faiblesse physique des femmes, l’image qui suit montre une jeune s’exerçant avec brio aux arts martiaux.  Ou tout simplement encore quand la caméra qui capte les corps, parfois gauche, parfois élégant et qui en disent plus long que le verbe. 

jeudi 21 mai 2015

le cinéaste qui offrit au Maroc sa Palme d'or

le centenaire d'Orson Welles



La planète cinéphile célèbre le centenaire (06/05/1915- 10/10/1985) de celui qui passe pour le génie du cinéma au 20ème siècle : Orson Welles. Un anniversaire qui interpelle aussi le monde du cinéma au Maroc. Et ce à plusieurs titres.  C’est lui, en effet, qui n’a pas hésité en 1952 à présenter son film, Othello, à Cannes sous les couleurs marocaines. Othello obtint la Palme d’or permettant au Maroc de figurer dans les annales du prestigieux festival français. Un geste qui dit parfaitement l’homme. Face aux difficultés qu’il avait rencontrées à tourner le film, notamment sur le plan financier, il décida de dédier le résultat final au pays qui avait abrité le tournage. Un tournage tumultueux qui a duré près de deux ans, et le montage lui prit un an.  C’est la ville d’Essaouira qui a donné ses décors pittoresques et ses paysages brumeux au récit du héros maure, à son récit shakespearien censé se dérouler à Chypre. Une plaque commémorative de ce passage historique se trouve dans une place de la ville. La cinéaste marocaine Selma Bergach, n’a pas hésité dans son premier long métrage, La cinquième corde à faire dans une scène du film un clin d’œil-hommage à cette séquence historique.
 Le pionnier du cinéma marocain Mohamed Osfour a fait partie de l’équipe technique du film à la fin des années 40. Et le cinéaste marocain Latif Lahlou nous a rapporté qu’écolier il avait assisté, accompagné de ses camarades de classe et de leur maître cinéphile à El Jadida, au tournage d’une scène du film (à la Cité portugaise) ; précisant même que cette ambiance de tournage lui avait donné l’envie de faire du cinéma plus tard. C’est pour dire que cet anniversaire est aussi un événement marocain. Dommage qu’aucune chaîne de télévision ni un ciné-club n’aient pensé à programmer une séance spéciale d’Othello en souvenir de cette belle histoire qui fait de notre pays le premier palmé d’Afrique ! D’autant plus que le film est un pur chef-d’œuvre qui offre une belle synthèse du travail d’Orson Welles alliant profondeur dramatique et l’exploration de toutes les possibilités de l’image et de la mise en scène filmique.
Cinéaste de la modernité
Orson Welles est venu au cinéma très jeune. Il a commencé par faire du théâtre. Et du théâtre radiophonique. Il est rentré dans l’histoire de ce média pour avoir fait trembler selon la légende, rien que par les faits sonores, les foules sorties dans les rues croyant à une invasion terrestre, après avoir entendu Orson Welles et son émission à la radio. C’était en 1938. Au début des années 40, il rejoint Hollywood où il tourne son chef-d’œuvre absolu, Citizen Kane. Tourné à partir d’un scénario original (pour lequel il obtiendra un Oscar) inspiré de la vie d’un magnat de la presse, le film va constituer un tournant. Pour de nombreux historiens du cinéma, deux films vont constituer l’acte inaugural de la modernité cinématographique : Citizen Kane (1941) d’Orson Welles et Le voleur de bicyclette (1948) de Vittorio de Sica.
Citizen Kane est l’un des films les plus analysés de l’histoire du cinéma. Il offre en effet une épaisseur esthétique et artistique digne d’un gisement d’un minerai rare. Par rapport au cinéma dominant de l’époque marqué notamment par l’usage quasi académique du champ –contre champ (dans un dialogue par exemple, la prise de vue alternée), Welles va introduire une nouvelle forme de découpage sur la base de la profondeur du champ et du plan séquence. La caméra étant souvent fixe, se  contentant de « voir » le monde. Ce ne sont pas de simples modifications techniques. Nous sommes en présence d’un nouveau protocole de réception filmique. André Bazin note à ce propos : « Elle affecte (la profondeur de champ), avec les structures du langage cinématographique, les rapports intellectuels du spectateur avec l’image, et par là même elle modifie le sens du spectacle » (in Qu’est-ce que le cinéma, page, 75).
Le film est une « œuvre ouverte » ; elle offre plusieurs possibilités de lecture, n’épuisant jamais le sens. Le mystère étant au cœur du système qui la porte. A l’image de la mythique scène d’ouverture portée par l’énigmatique « Rosebud » prononcé par le personnage sur son lit de mort. Déjà pour arriver à cette scène la caméra avait opéré un inoubliable plan séquence qui traverse une enceinte en transgressant un interdit (no trepassing) affiché sur la porte de ce lieu mystérieux). La philosophie du film était là.

Autre séquence mémorable, celle de la séparation quand le banquier vient chercher le jeune Forest.  Outre sa dimension symbolique, quasi freudienne à laquelle renvoie la figure de la mère, cette séquence reste dans les esprits par sa construction visuelle où domine un schéma triangulaire : le père silencieux, la mère qui mène le jeu des négociations et le banquier. L’enfant présent tantôt dans le hors champ tantôt dans la profondeur de champ va se retrouver par un formidable mouvement d’appareil au centre du triangle. Au début de la séquence on découvre l’enfant jouant dehors dans la neige. Seul : solitude du héros futur ? La caméra recule et entre par la fenêtre pour nous faire découvrir le trio qui va décider du devenir de l’enfant présenté déjà : on continue à le voir, dans un très beau plan en profondeur de champ. Très vite cependant, le rapport de forces va être explicité pour mettre en avant le rôle de la mère. Tout est dit visuellement. Un personnage va naître dans la rupture. Une esthétique nouvelle aussi, celle du cinéma moderne. 

vendredi 15 mai 2015

L'orchestre des aveugles de Mohamed Mouftakir critique

Ecriture du moi et enjeux cinématographiques


Depuis hier mercredi, le nouveau long métrage de Mohamed Mouftakir est à l’affiche sur les écrans du royaume. C’est Najib Benkirane qui en assure la distribution ; le célèbre distributeur casablancais reste ainsi fidèle à sa démarche, celle de contribuer à l’essor du cinéma marocain en lui permettent de rencontrer son premier public, celui des salles marocaines. Démarche qui remonte au tout début des années 90 et n’hésitant pas à varier les genres proposés au public. Il confirme aujourd’hui en organisant la sortie de L’orchestre des aveugles, film estampillé d’emblée dans la catégorie « cinéma d’auteur », Mouftakir en étant à la fois l’auteur principal et le réalisateur.
C’est une sortie attendue certes, depuis le passage du film à Marrakech (en compétition officielle) et à Tanger (prix du meilleur réalisateur, sic !) mais c’est aussi une sortie riche en significations. Mouftakir aime par exemple souligner que cela coïncide avec l’ouverture du festival de Cannes (ayant lieu le même jour) ; une manière de participer, à distance, à la grande fête internationale du cinéma.   Significative surtout par rapport au parcours du cinéaste lui-même et par rapport aux réactions du « marché » local. Celui-ci, comme l’indique les statistiques du box-office, réagit favorablement à un genre particulier dans l’offre qui lui est proposé, à savoir la comédie. Le comportement du public et le type de réception qui sera réservé au film de Mouftakir seront des indications importantes.  Toute chose étant relative par ailleurs eu égard au rétrécissement de ce marché avec l’hémorragie sans arrêt que connaît le nombre des salles et du peu de cas fait par la distribution au cinéma différent, esthétiquement et géographiquement (prépondérance du cinéma issu des centres dominants).
Du coup une attention particulière sera portée sur la réception publique du film de Mouftakir. Un film qui se situe dans une continuité qui caractérise déjà le travail de l’enfant du Hay Mohammadi ; célébrissime quartier de Casablanca creuset de toutes les formes de résistance, culturelles et artistiques notamment. La continuité d’un parcours né d’une riche expérience, forgée auprès des pionniers (Lagtaâ, Derkaoui…) et illustrée par un corpus de court métrage, cohérent et évolutif qui a forgé une personnalité. La réussite du premier long métrage, auréolé de prix prestigieux et d’une sortie commerciale plus qu’honorable était venue prolonger cette démarche cohérente.
C’est dire que la sortie de son deuxième long métrage ouvre sur un large horizon d’attente dont les repères seraient des questionnements du genre : que nous réserve un cinéaste d’auteur qui n’hésite pas à bousculer les schémas canoniques de la narration classique ; c’est un cinéaste du « plan » donc du montage (il coupe beaucoup), à l’instar des certains de ses ainés des années 70 ; un cinéma qui surfe avec les codes du fantastiques et du merveilleux : apparition/disparition ; figure du double…
Première constation : L’orchestre des aveugles ne s’enferme pas dans un programme initial. C’est une invitation à la découverte d’un univers, celui de l’enfance-adolescence du cinéaste, et d’un genre, le récit de vie. Le film place, en effet, le curseur de lisibilité à un autre niveau. S’il est resté fidèle à la problématique de la filiation et de la construction identitaire du sujet qui traversent explicitement et/ou en filigrane sa jeune filmographie, Mouftakir a choisi cette fois de puiser directement dans sa propre biographie pour l’élaboration d’un drame aux connotations ouvertes sur une lecture plurielle.
L’ensemble des signes repris de la mémoire contribuent à l’écriture d’un récit. L’orchestre des aveugles peut se lire d’abord comme le récit d’un passage. Le passage de l’enfance à l’adolescence. En fait, passage à deux niveaux : ce passage dans l’évolution biographique du moi renvoie métaphoriquement à un passage esthétique du cinéaste, du cinéma du plan au cinéma de la scène. Le passage du thriller psychologique (confusion entre rêve et réalité) à la comédie (à l’italienne ?) ;comédie sociale (prépondérance du jeu des acteurs, critique sociale…)
Si Mimo renvoie à Mouftakir enfant, le film ne se réduit pas cependant à une variante cinématographique d’un récit autobiographique. « Autobiographie ? Non, c’est un privilège réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau style », nous dit le spécialiste du genre Serge Doubrovsky. Les célèbres, les personnalités publiques, ont droit à l’autobiographie, l’Histoire, les humbles versent plutôt dans la fiction.  Doubrovsky forge alors un concept qui me semble seoir au récit que développe Mouftakir dans L’orchestre des aveugles ; celui d’autofiction. Cela ne va pas sans grande conséquence sur la réception du film : ceux qui voudraient ramener le film à une simple autobiographie et voir le film avec les yeux de l’historien, le stylo rouge à la main, attentifs aux invraisemblances aux anachronismes seront passés, désolé pour eux, à côté de l’essentiel. Le film est une fiction cinématographique.
Le film s’ouvre sur la mise en place d’une double instance énonciative : une image de cahier d’écolier avec une belle écriture manuscrite renvoie à la mise en garde de l’énonciateur principal, celui qui prend en charge l’ordre des images qui suivent et une voix off enfantine qui nous informe que le récit proposé serait pris en charge par un enfant. Un enfant face à son père. Le point de vue est ainsi instauré, toutes les images qui suivront seront déclinées, y compris dans des variantes voyeuristes à partir de cette instance. Le récit de vie est ici en fait un récit de tranches de vie. L’espace-temps du film est très limité ; il ne s’étale ni dans la durée ni dans sa géographie. Tranches choisies, ou réhabilitées car essentielles dans le processus de formation du moi. Celui du « personnage ». Dans le film, il n’y a pas de vrai « héros » à l’américaine ; il y a plutôt un processus de formation du personnage ; Mimo est une figure en devenir. Et dans ce processus, appelons-le, initiatique, tout passera par une série de rencontres et de ruptures. Rencontres fondatrices et ruptures initiatrices. Mimo bouge beaucoup et chaque déplacement dans l’espace donne lieu à une rencontre qui s’inscrira dans une logique d’ensemble.
Dans une belle scène d’ouverture, très cinématographique avec de mouvements d’entrées et de sorties dans le champ, le film nous propos le système des personnages qui constitueront la constellation au sein de laquelle va évoluer/se former le jeune Mimo. La maison d’ailleurs fonctionne comme actant contribuant à ce processus initiatique offrant à ce héros en devenir le lieu de rencontres y compris la rencontre ultime avec l’être opérant la transfiguration du sujet : la rencontre avec Chama (le titre du film allait d’ailleurs porter son nom). Cette première expérience de l’altérité assurera à l’enfant le passage d’une étape à une autre, et surtout lui fournir les éléments d’une vision du monde. Au-delà de cette dimension, les scènes avec Chama offrent au récit des pauses, des ouvertures poétiques. Les images de la robe, image réminiscence, prenant des allures proustiennes.
Le récit de vie de Mimo est ponctué d’épreuves, avec deux phases articulées autour de la séquence « révélatrice », au double sens du mot, celle où le subterfuge de l’orchestre des aveugles va être dévoilé. Le récit va alors évoluer dans une logique du vide et de solitude. Mimo va voir tout un monde s’effondrer devant lui : départ de Chama. Rupture du groupe musical avec le départ de Fatéma et de Mostafa.  Arrestation de son oncle. Et la séparation tragique avec la mort du père. L’initiation à la vie se fait dans le deuil et la solitude. Reste alors le jeu de lumière et des ombres qu’offre le cinéma. Le sourire du père sur son lit de mort est un hommage au film qui vient. Celui de l’enfant redevenu cinéaste.



lundi 4 mai 2015

le cinéma social au Maroc


Les enjeux politiques et esthétiques

Premier mai oblige ; mais pas seulement. Oui, il est pertinent de partir de la fête internationale des travailleurs pour interroger les rapports que le cinéma marocain entretient avec le social. Mais le hasard fait aussi élargir ce contexte à l’actualité du cinéma lui-même : parmi les films marocains actuellement à l’affiche deux revendiquent frontalement un ancrage social explicite. Le premier long métrage de Mourad Khoudi, Formatage élabore un thriller sur fond de manipulation psychologique qui rappelle les affres subis par les habitués du sanctuaire dit Bouya Omar. Et Les griffes du passé M. Abdelkrim Derkaoui, a pour toile de fond un fait divers social célèbre en rapport avec le viol de mineure suivi de mariage arrangé. Toujours à propos de l’actualité du social dans notre cinéma et cette fois sur un autre registre. Il y a en effet la déclaration de Nabil Ayouch inscrivant son film, Much loved, sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes dans le genre « du réalisme et du naturaliste », anticipant toute classification critique future à l’égard de nouvel opus.
Nous sommes en quelque sorte d’emblée dans le vif du sujet. Le social a toujours constitué une des caractéristiques du cinéma marocain. Voie l’un de ses ponts forts qui lui ont assuré une réception publique très large et très populaire. Le tournant des années 90 qui a ouvert la voie du succès aux films marocains chez lui a été, entre autres facteurs déterminants ce que nous avons qualifié de la prégnance du « scénario de proximité ».  A savoir la récurrence de la thématique sociale au premier degré, y compris en surfant sur des sujets qui font justement la Une des médias : je cite la condition de la femme et l’immigration clandestine.
D’un point de vue historique, on peut rappeler rapidement que le court métrage marocain des années 1960 avait déjà instauré la tradition d’un cinéma ancré à une thématique sociale et avec une finalité de faire du cinéma un vecteur de communication et de sensibilisation sociale. Cela passait principalement par le biais d’un genre, le documentaire.  Quand le temps des longs métrages de fiction est arrivé, le social a continuer à marquer la production quoique rare des années 1970. Soleil de printemps de Latif Lahlou est annonciateur de cette voie. Elle sera suivie avec des fortunes diverses par d’autres cinéastes.
Cependant, je voudrai rapidement souligner que parler d’un « cinéma social » ouvre sur un vaste champ de réflexion. Comment définit-on « un cinéma social » ; quand est-ce qu’un film peut-être inscrit dans le registre du cinéma social ? Il me semble qu’il est temps d’interroger le cinéma marocain à partir de cette problématique. D’abord parce qu’il a accumulé un corpus suffisamment important sur le plan quantitatif et assez diversifié sur le plan de ses choix thématiques et esthétiques, pour tenter d’y mettre de « l’ordre » d’un point de vue théorique. La réflexion de Nabil Ayouch sur « le naturalisme » devrait aiguiser l’appétit des critiques à creuser dans ce sens.
A partir de quel moment on peut parler d’un cinéma social : la présence de personnages issus de milieux populaires ? (les enfants de la rue dans Ali Zaoua) ou parce que l’action se déroule dans un milieu défavorisé ? Les prostitués de Much loved du même Ayouch.
Peut-on alors en conclure que nous sommes en présence d’un cinéma social chez Ayouch ? En attendant d’y revenir, à la sortie du nouveau film d’Ayouch, nous précisons que les deux critères cités ne suffisent pas à définir le cinéma social. Les questions à poser au film sont non seulement « qui filmer ? » (Personnages) ; « où filmer ? » (Milieu, social et physique) mais surtout « comment filmer ? » Car quand on décide de placer la caméra pour capter un sujet, il s’agit bel et bien d’une prise de position cinématographique et politique.






Je cite de mémoire une très belles scène dans le film Mille mois de Faouzi Bensaïdi (2003). Le fils en prison pour raison politique, laissant l’épouse femme au foyer et un enfant écolier, son père, incarné par Mohamed Majd se voit dans l’obligation de chercher des solutions. Il cherche du travail dans un chantier. La caméra l’accompagne avec tout un groupe de travailleurs. La scène démarre avec l’arrivée des camionnettes qui transportent les ouvriers. La scène est très animée ; cela bouge beaucoup ; on entre et on sort du champ. La caméra isole un contremaître qui donne des ordres : on n’entend pas de voix ; tout est visuel et sonore. Les hommes n’existent plus ; ils sont des entités matérielles. Le contremaître se dirige vers le portail du chantier ; il est filmé de biais, point de vue neutre (narrateur omniscient) et en plan large permettant de voir d’autres ouvriers qui viennent pour entrer chercher du travail. Le chef du chantier donne l’ordre de fermer les portes. Le compte est bon pour lui. D’autres ouvriers sont restés de l’autre côté de l’enceinte du chantier criant leur colère. La caméra de Faouzi Bensaïdi opère alors un vaste mouvement qui lui permet de passer de l’autre côté et de rejoindre les ouvriers qui protestent. Non seulement, elle les rejoint, mais intègre leur rang et épouse leur point de vue : la scène de la porte fermée est vue cette fois du côté de ceux qui sont exclus. 



Albachado de Hassan Aourid

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