lundi 10 mai 2021

Hommage à Humbert Balsan (1954 - 2005)

 

Comprendre l’intériorité artistique de l’auteur - réalisateur


 
Yousri Nassr Allah, Hubert Balsan, Mohammed Bakrim

cinéma Colisée à Marrakech

“Cet homme est formidable”, me dit mon accompagnateur allemand à l’issue de l’entretien auquel il a assisté avec le producteur français Humbert Balsan. L’homme, en effet, séduit par ses immenses qualités humaines et par sa profonde connaissance du cinéma. Malgré un agenda très chargé, un membre du jury international de la Berlinale est très pris et très sollicité, Humbert Balsan a bien voulu nous accorder une interview entre deux projections et une multitude de réunions et de rencontres. Sa démarche de la production est largement explicite rien qu’à parcourir les titres de films qu’il a soutenus.

Dans un entretien qu’il avait eu la gentillesse de m’accorder alors qu’il était membre du jury, il en dit plus en soulignant que, pour lui, la production consiste à accompagner un auteur, à lui assurer les moyens pour “aller au plus profond de lui-même”. C’est en fait un producteur nourri de la grande tradition de cinéphilie qui caractérise la culture française. Il avait commencé très jeune en créant un ciné-club dans un établissement scolaire, puis il a enchaîne par jouer dans un film de... Bresson. Le passage à la production s’est fait dans la même logique, selon le même esprit: celui de l’amour du cinéma. Un amour qui transcende les frontières géographiques. Le nom de Humbert Balsan est automatiquement associé chez de nombreux cinéphiles marocains et maghrébins à Chahine et à toute la nouvelle génération de jeunes cinéastes de la sphère arabe.

Cet effort et cette ouverture viennent de recevoir une immense consécration avec le triomphe international d’Intervention divine du Palestinien Elia Suleiman. Humbert Balsan nous révèle aussi que si ce film a vu le jour c’est aussi grâce à l’apport du Maroc. Le Maroc justement qui fait partie de son programme de cette année. Il coproduit en effet le nouveau film d’Ismaïl Farrokhi. Le grand voyage avec Mohamed Majd dans le premier rôle. Il y a aussi le nouveau film de Chahine, La Rage au cœur, un film qui vient compléter la trilogie autobiographique chahinienne avec notamment un retour sur l’épisode californien ( les années de formation) complété par les évènements du 11 septembre. Il produit aussi, La Porte du soleil, la grande saga sur la question palestinienne que réalise Yousri Nasrallah à partir du roman du grand écrivain libanais Elias Khouri.

Et au-delà de tout cela, Humbert Balsan souligne son refus de certaines catégories qui partagent. “ Ce sont les qualités intrinsèques de l’auteur qui m’intéressent et non son origine ou son appartenance; la seule appartenance qui prime est le cinéma”. Il nous dit aussi son grand estime pour le Maroc et son souhait de voir le Festival international de Marrakech garder son magnifique élan avec un recentrage sur ce qui devrait constituer son essence, la convivialité et une place centrale d’un autre cinéma.

Comment devient-on producteur surtout quand on a commencé sa carrière au cinéma comme acteur ?

Humbert Balsan: Oui, le hasard a voulu que ma première expérience de cinéma ait été avec Robert Bresson dans Lancelot du lac en 1973,  ayant été moi-même cinéphile avant puisque j’ai créé un ciné-club dans le collège où j’étais fonctionnaire; j’étais donc très intéressé par le cinéma mais sans avoir l’idée que j’allais en faire une carrière. J’ai commencé comme interprète de Bresson; on m’a redemandé une seconde fois, ce qui était agréable surtout quand on a 19 ans. De fil en aiguille, j’ai travaillé dans un certain nombre de films, avec Jacques Rivette, Granier-Deferre, Pialat et bien d’autres...avec cette expérience de comédien, j’ai eu l’occasion de rencontrer de grands acteurs comme Michel Piccoli, Catherine Deneuve, Bulle Augier, Bernadette Laffont, Géraldine Chaplin, etc. Sur le plan personnel, ce fut une expérience passionnante d’être au centre du dispositif comme acteur, devant la caméra, un metteur en scène et toute une équipe, ce qui m’a permis aussi de comprendre un certain nombre de paramètres du cinéma, à la fois dans son essence même et dans sa fabrication technique ; en fait, j’étais beaucoup intéressé par la mise en scène sans savoir comment s’y prendre et comment y arriver. Cependant, tout en continuant à jouer comme acteur (y compris quand je suis devenu producteur), j’ai été assistant à la mise en scène de Robert Bresson puis j’ai réalisé un court métrage que j’ai produit : un premier film, un court métrage de surcroît, par conséquent personne ne voulait le produire; ainsi j’ai découvert le métier de producteur et je dois dire que ça m’a beaucoup plu et j’ai même attiré l’attention d’un producteur qui a remarqué que je me suis pas mal débrouillé. Il m’a demandé de créer une société de production avec lui puisque la sienne battait de l’aile. Voilà très vite et très jeune, je me suis plongé dedans sans aucune expérience de production en commençant d’emblée par produire deux films. J’ai eu des dettes et quand on a des dettes, on est obligé de continuer, c’est le moteur et je n’ai pas arrêté de produire depuis. J’ai produit à peu près 70 films à ce jour.

Quand j’ai commencé il y a maintenant plus de 20 ans, il n’y avait pas toutes ces structures de financement de la production ; pour le cinéma d’auteur que je faisais, c’était extrêmement dur, ce qui m’a permis de vivre l’aventure de la production avec toutes ses mutations et bouleversements. En résumé, j’ai eu beaucoup d’expériences de cinéma grâce effectivement à mes débuts d’acteur qui n’étaient pas pour moi une volonté de faire carrière, mais ont représenté pour mon parcours une grande chance surtout pour observer le dispositif cinéma.

Parmi ce nombre de films produits, est-ce qu’on peut parler d’une tendance dominante ?

Oui, je pourrai dire que se sont dessinées des  tendances à cause  des rencontres qui se font. Je dirai alors que la première tendance - toutes tendances confondues !- je la qualifierai de cinéphilique, défendre l’auteur-réalisateur qui est pour moi au centre du cinéma. Ce qui m’intéresse dans mon métier de producteur, ce n’est pas d’amener mes visions à moi mais plutôt de comprendre les visions d’un artiste et de lui donner le maximum d’éléments et de moyens pour aller à l’exploration de ce qui est le plus profond en lui. On réussit, on échoue, il n’y a pas de règles. Accompagner ce processus le mieux possible est pour moi l’essence du métier de producteur. C’est le premier aspect, puis il y a eu d’autres rencontres, des rencontres françaises mais aussi avec des cinéastes étrangers : Ivory, Chahine, Maroun Baghdadi, l’Amérique, le Moyen-Orient, la Belgique, la Russie…des directions diverses et variées. Je dois souligner à ce propos que la rencontre avec Maroun Baghdadi fut déterminante ; par lui, j’ai rencontré Youssef Chahine et toute cette relation qui s’en est suivie aboutissant à la rencontre avec Yousri Nasrallah, avec Elia Suleiman, avec Randa Sebbagh; tous ces cinéastes de la région Syrie, Palestine, Liban, Egypte  avec qui j’ai fait des films qui m’ont beaucoup apporté parce que je pense que les relations avec les films du Sud vous apportent deux choses : un, une certaine humilité parce nous sommes des pays nantis et ces cinématographies ont peu de moyens ; nous créons une vraie complémentarité en amenant nos moyens pour soutenir des cinématographies menacées soit pour des raisons financières, soit pour des raisons de censure; et deux, la joie de vivre parce que malgré les difficultés, ces pays ont un rapport au temps, un rapport à l’art, à la vie, porté par une espèce d’état de grâce très enrichissant ; on ne s’enrichit pas forcément, mais on s’enrichit humainement et c’est quelque chose de fondamental et m’aide dans mes rapports avec les cinéastes du Sud.

Une certaine opinion, devenue un véritable cliché en vogue dans certains milieux maghrébins, voit cette coproduction, cette arrivée de l’argent du Nord comme une forme de partenariat qui ne manque pas d’ingérence esthétique

S’il y a un partenariat qui aboutit à une intervention esthétique sur un film où qu’il soit, je pense que ce partenariat est mauvais. Le partenariat a pour objectif de comprendre l’intériorité artistique de l’auteur ; c’est ma vision, c’est ce que je privilégie dans mon action et c’est ce que je défends. Et je pense que l’esthétique des films que je produis, quel que soit le cinéaste, n’a rien à voir avec le partenariat mais avec la personnalité de l’auteur. Dans mes relations, j’ai toujours respecté ce principe. En fait, on n’est plus du tout dans une question de nationalité, ou de culture, on est dans l’humain. Dans la stricte égalité entre les hommes qu’ils viennent du Caire, de Jérusalem, de New York, Moscou ou Paris, il y a une égalité humaine et c’est ce qui m’intéresse. Bien sûr, on reste nourri de sa culture, mais sans que cela exprime un état de rapport de forces entre le Nord et le Sud par exemple ; ce n’est pas cela qui m’intéresse. Il y a toujours des inégalités, mais le rôle du cinéma est de transcender cette situation pour permettre à l’art de jaillir avec des moyens extrêmement différents. L’essentiel est de ne pas se braquer sur les inégalités, mais de voir plutôt ce que l’on pourrait créer avec les moyens dont on dispose. Je me méfie de ce genre de paradigmes Nord /Sud, riche /pauvre ; ce qui m’intéresse, c’est la vie et la vie est partout exprimée par un langage universel qu’est le cinéma et après il y a le travail.

Je pense que la meilleure illustration de cette conception est le film Intervention divine d’Elia Suleiman. Je viens d’apprendre d’ailleurs que le film va sortir au Maroc.

Bien sûr il va sortir au Maroc, plus encore, le Maroc nous a beaucoup aidé à le finir puisque à un certain moment, j’ai été en difficulté dans la production et 2M nous a beaucoup aidés en intervenant avec un montant raisonnable mais très important au moment où il arrivait et finalement c’est cela qui compte : l’effet que peut avoir une intervention financière. Le film est intéressant parce qu’il amène un nouveau point de vue dans le rapport du cinéma et du Monde arabe ; c’est une nouvelle esthétique ; Suleiman apporte une nouvelle façon de faire aux côtés des autres cinéastes de la région ; sa reconnaissance cannoise et internationale est positive pour les jeunes, une invitation à ne pas rester dans les choses conventionnelles, qu’ils aient de l’audace, qu’ils tentent quelque chose et moi, je défends l’audace...

 L’actualité du Maroc, c’est aussi ton projet de produire le nouveau film d’Ismail Farrokhi.

Oui, l’actualité positive du Maroc, c’est ce projet; il faut dire qu’avec Nour Eddine Saïl, nous avons créé des liens puisqu’il m’a aidé pour le film palestinien ; il est impliqué dans le nouveau film de Yousri Nasrallah Bab Chams d’après le grand roman d’Elias Khouri, mais aussi dans le nouveau film de Chahine que nous commençons bientôt La Rage au cœur et bien sûr dans le nouveau film d’Ismaïl Farrokhi, un road movie qui s’appelle Le Grand voyage qui part d’Aix-en-Provence et se termine à la Mecque. C’est un voyage en voiture entre un père et son fils ; le père sera interprété par Mohamed Majd, grand acteur marocain que j’ai découvert dans un film cet hiver en Syrie, je suis très content qu’il puisse être dans le film ; son fils sera joué par un jeune Français ; c’est donc une coïncidence heureuse de me retrouver au Maroc que je connaissais moins bien que d’autres parties de la région, donc je vais être chez vous pour plusieurs fois. L’autre aspect, plus triste, de l’actualité du Maroc, c’est la disparition de Toscan du Plantier et notamment par rapport  au festival de Marrakech. Un festival qui a eu  des problèmes l’année dernière concernant la place des films du Sud. J’espère que cet élan va continuer dans la perspective que j’avais  justement discutée avec du Plantier dernièrement pour que le festival retrouve une convivialité par rapport au Sud et que l’exposition des films du Sud soit absolument prioritaire et essentielle. Parce que c’est une énorme chance de proposer un festival international à Marrakech, mais il faut absolument qu’au centre le cinéma et la convivialité, ce qui n’était pas tout à fait le cas l’année dernière. J’avais d’ailleurs exprimé l’idée que j’étais prêt à participer à une formule ou une autre pour contribuer à installer un vrai espace de rencontre, de convivialité entre cinéastes sans rentrer dans un folklore occidental ou people qui est important pour un festival mais qui ne doit pas être au centre ; ça doit être la rencontre entre les gens.

Quel  commentaire t’inspire la prise de parole des cinéastes américains contre la guerre ?

C’est effectivement extraordinaire de voir à quel point les cinéastes, les acteurs ont pris un parti extrêmement dynamique pour exposer leur point de vue contre la guerre avec beaucoup de précision, ce n’est pas des déclarations oniriques, fantasques mais des choses bien précises ; ce sont aussi des gens très attachés à leur pays ; des patriotes qui expriment un désaccord avec la politique de leur gouvernement extrêmement puissante et envahissante. Je trouve très courageux que ce soit des cinéastes américains qui soient  derrière l’initiative, Sean Penn était l’un des premiers à parler ; c’est évidemment moins spectaculaire chez nous, mais je pense que la plupart des cinéastes et des artistes sont contre la guerre l’Etat français lui-même fait tout pour que la guerre; soit évitée. Mais en Amérique, cela est très spectaculaire que ces cinéastes s’expriment ; c’est une bonne nouvelle et en même temps très courageux ; on sait que même dans un système comme celui de l’Amérique, ce genre de déclarations peut se payer cher pour son image et comme c’est un métier d’images aussi, je trouve que c’est très courageux et encourageant.

 Berlin février 2003

Albachado de Hassan Aourid

  L’intellectuel et le pouvoir ou la déception permanente ·          Mohammed Bakrim «  Avant d’être une histoire, le roman est une in...