dimanche 24 décembre 2023

Moroccan badass girl de Hicham Lasri

Un conte hyperréaliste des temps de la dé-civilisation

·         Mohammed Bakrim

 

« Pourquoi se priver du plaisir de choquer, pourquoi priver le public du plaisir d'être choqué ?»

P.P Pasolini

 

Le nouveau Hicham Lasri est arrivé. Précisons tout de suite qu’il s’agit d’un film ; car chez lui il y a toujours du nouveau : un roman, une pièce de théâtre, une bédé, une installation ou un autre film ! je formule d’ailleurs l’hypothèse que Moroccan Badass girl constitue une pause ludique en attendant son prochain film ! Voire un roman.

Dans la démarche de Hicham Lasri, faire des films est partie intégrante d’un acte créatif global où il s’agit d’interroger puis certainement de transgresser les normes et les codes de la rhétorique classique au-delà du medium choisi. Programme annoncé dès l’ouverture de son film phare The end. « Une fin » qui annonce plutôt le début d’une aventure narrative et esthétique. En installant les éléments d’un univers auquel il restera fidèle, des lieux (une ville Casablanca), des comédiens (notamment un certain Salah Bensalah !) et surtout un style.

D’ailleurs on ne peut accéder à chacune de ses nouvelles créations si l’on ne tient pas compte d’un background culturel pluri-codique, multi-référentiel se nourrissant de l’apport de toutes les variantes de la culture moderne et de son environnement urbain, casablancais underground.  Quand je parle « d’accéder » cela ne peut se faire que partiellement, on ne peut la posséder totalement.

Son nouvel opus apporte une nouvelle touche à cet édifice. Il y développe une esthétique de l’excès pour aborder la violence qui traverse l’ensemble des rapports sociaux. Une violence à différentes échelles. Le parcours de Kathy est une traversée de cercles de violence ; d’abord à un niveau micro, au niveau de la famille, dans ses rapports avec sa mère. Ou à un niveau macro, (la société), les différents harcèlements qu’elle subit dans la rue ou dans le travail. Sa présence dans chaque situation dramatique fonctionne comme un révélateur chimique qui nous fait dévoiler, sur un registre comique et/ou ironique, certes l’emprise d’une forme de domination sexiste qui renvoie à une violence globale. Une radioscopie légère et implacable pour fustiger une certaine modernité dont la cité blanche est l’emblème. Et dont les contradictions multiples traduisent bien l’échec de cette modernité dévoyée : le film en offre une caricature avec le centre de beauté. Le contexte d’émergence de cette critique mi-comique, mi-tragique est sa ville natale dont il filme les sites d’une certaine déchéance ; la périphérie où sévissent tous les paramètres d’une dégénérescence (la parabole de la décharge) des rapports sociaux ou pour user d’un mot redevenu à la mode, Hicham Lasri filme les lieux de la décivilisation. Concept forgé par le sociologue et écrivain, Norbert Elias : "un processus de civilisation n'interdit nullement de penser qu'il y a des moments de régression et donc de décivilisation, ça ne contredit absolument pas le modèle, ça montre simplement qu'il est contextuel » 

 Le film en effet s’offre à une lecture sociologique de l’urbanité marocaine. La sociologie contemporaine nous rappelle que le processus de civilisation telle que la charge du contrôle de la violence va de plus en plus peser sur les individus eux-mêmes et non pas sur des instances extérieures, il y a cet aspect d'autocontrôle des pulsions. Leur réussite ou leur échec sert alors d’indicateur de « civilisation » ou du moins l’existence de rapports sociaux moins hétérogènes et extravagants. D’une manière expressive, ce sera le programme de la journée particulière que vivra l’héroïne du film, Khadija, Kathy pour son entourage. La journée de son trentième anniversaire sera pour elle le jour le plus long ; celle de toutes les rencontres. Y compris les plus inattendues.

Fidèle à sa démarche, le cinéaste use d’une stratégie offensive pour bousculer les paresses intellectuelles et les hypocrisies sociales. L’humour noire, la dérision…investissent cette démarche subversive, radicale. La fragmentation du récit n’est que la métaphore d’une société brisée ; des structures narratives hétéroclites pour parler d’une société composite comme l’a si bien dit feu Paul Pascon. L’absence de l’uniformité du récit renvoie le spectateur à sa propre réalité éclatée qu’il regarde désormais autrement après avoir accompagné Fathy dans ce conte hyper casablancais. Casablancais dans son jargon, ses situations et ses horizons où gravitent les thèmes de la drogue, de l’immigration, de la quête d’un mieux vivre. L’accueil chaleureux et enthousiaste réservé au film lors de sa projection au FIFM en est une illustration. Comme quoi un film d’auteur qui prend en dérision le cinéma d’auteur a un destin public loin de la planète exiguë de la Lasrisphère.

Après un moment d’étonnement face au déluge verbal et iconique qui envahit son horizon d’attente, le spectateur est vite pris en charge par le personnage narrateur qui dans la grande tradition des récits interactifs, brise « le quatrième mur », interpelle le récepteur, n’hésite pas à le malmener et à lui dire ses quatre vérités. Configuration originale qui nourrit chez lui une charge d’empathie à l’égard d’un personnage authentique. Naïve, rêveuse mais rebelle dans l’âme comme une vraie « « marrokia », une vraie casablancaise. Personnage portée de bout en bout par l’excellente prestation de Fadwa Taleb.

 

 


vendredi 22 décembre 2023

Triple A de Jihan El Bahar

 

Un film choral pour une tragédie urbaine et moderne

 


·         Mohammed Bakrim

 

Une ouverture riche en éléments visuels instaure une sorte de programme.  Un dialogue de signes énonçant une rhétorique dont se réclame le nouveau film de la jeune cinéaste Jihane El Bahhar. Le dessin sur une citation d’anthologie s’inspirant du patrimoine poétique s’anime par un fondu enchainé très poétique. Une vue aérienne d’une cité que l’on découvre au fur et à mesure d’une fuite. On craint le cliché rendu par l’usage des drones dans plusieurs films. Mais très vite El Bahhar rectifie le tir et ramène ces images qui induisent un non point de vue sur un espace qui affiche une certaine cohérence pour nous ramener sur terre. La dichotomie entre le dessin manuel versus l’image animée et l’opposition entre le haut et le bas se traduisent par une première confrontation entre gangs. Le récit nous introduit dans cet univers par pallier comme imprégné par l’esthétique du geste du dessinateur

Pour son deuxième long métrage, Jihane El Bahhar a opté pour un exercice délicat : aborder un sujet grave, quasiment inédit dans notre filmographie, en l’occurrence le trafic d’organes dans un style qui ne renie pas la poésie ; l’amour. Un style nourri de tendresse, d’empathie envers ceux d’en bas. Certes, la jeune cinéaste reste dans le registre de la comédie. Genre qui lui a réussi très bien puisque son long métrage Au pays des merveilles a caracolé en tête de box-office pendant plusieurs semaines et s’inscrit en bonne position dans la liste très étroite des films qui ont réalisé des records d’audience inégalés. Sauf que cette fois c’est une comédie noire (il y a beaucoup de scène de nuit, d’espaces fermés…) et dont le récit est porté par une structure narrative polyphonique ; une configuration originale relevant du film choral (la référence du genre étant Crash de Paul Haggis). Une configuration aux apparences complexes puisqu’elle fait croiser trois histoires, autour de trois couples aux destins différents qui se rejoignent dans une issue tragique. Tragique mais qui ne manque pas de promesse de rédemption grâce à l’amour auquel le film est dédié et comme le suggère éloquemment le beau plan final qui clôt le film.

Jihane El Bahhar met la périphérie au centre du récit. En effet, il y a quelque chose de pasolinien dans cette descente aux enfers. Dans cette vision conjuguant le vulgaire et le sublime. Dans le réalisme qui décrit la vie des gangs ; dans la violence verbale, physique et symbolique qui traverse les rapports entre les personnages et entre les personnages et leur environnement. Il y a une violence des images car le film ne cherche pas à éluder l’horreur qui caractérise ce trafic morbide. El Bahhar n’hésite pas à montrer les détails mais ce n’est pas montrer pour montrer, plutôt pour démontrer. Démontrer jusqu’où la cupidité et la soif de l’argent facile peuvent gangrener le tissu social au détriment des valeurs élémentaires. En montrant les ravages de la misère noire, le film relève d’un pamphlet impitoyable dans la lignée de la grande comédie sociale italienne. Pour Jihane El Bahhar, le registre comique est la voie royale pour dresser un constat accablant d’une cruelle drôlerie. Le film ne cache rien (pédophilie ; trafic d’organes ; maltraitance de l’enfance ; déliquescence de la famille ; réseaux mafieux occultes ; états de délabrement du système de la santé publique…). Il est à l’image de ce personnage extraordinaire qu’est Souad (excellente Majdouline Idrissi) : vraie ou fausse infirmière aux allures d’ange qui cache un monstre. Son interprétation intrigante indique l’autre ressort qui porte le film, celui de l’investissement des acteurs dans la réussite du projet. Jihane El Bahhar aime ses comédiens ; on sent qu’elle ne les dirige pas mais les met en situation de s’imprégner du rôle et de se le réapproprier avec intensité. Cela nous donne, in fine, un jeu à la hauteur des enjeux.  Avec la cerise sur le gâteau, la grande révélation du film, Hind Benjbara. Elle signe ici indéniablement son meilleur rôle. Elle sort de l’image stéréotypée où l’avait enfermée ses rôles à la télévision pour s’épanouir dans un registre tragique, humain qui illumine l’écran comme pour annoncer une naissance. La naissance d’une nouvelle étoile.    

Festival international du film de Marrakech (2023)

 

Documentaire et mémoire oubliée

 

·         Mohammed Bakrim

 

Les bruits du monde comme ses murmures finissent par tisser des pans entiers du scénario des films du festival. L’horizon est obstrué par les échos des drames quotidiens ou des tragédies historiques. Les cinéastes s’ingénient à le percer par les moyens qui sont les leurs. « Je ne suis pas venu au cinéma parce que Truffaut ou Godard m’ont ébloui, mais à cause de mon histoire » déclare Rithy Panh, le cinéaste cambodgien qui a consacré son œuvre à restituer la mémoire de la tragédie que son peuple a vécue à l’époque des Khmers rouges.

Deux documentaires marocains présentés dans l’actuelle édition du FIFM abordent, chacun suivant une démarche qui lui est spécifique, des chapitres oubliés de la mémoire collective du pays. Il s’agit de Mora Youchkad (Mora arrive) de Khalid Zairi présenté dans le cadre du panorama du cinéma marocain et La mère de tous les mensonges d’Asmae El Moudir, sélectionné pour la compétition officielle. Les deux films se nourrissent du même souci : comment rendre partageables les souvenirs des rescapés des drames de l’histoire. Comment proposer le cinéma pour résister à l’épreuve de l’oubli.

Le film de Zairi est un voyage dans la mémoire de la classe ouvrière marocaine et de son émergence dans le champ social par le fait d’un acte violent, celui de l’immigration. Mora était un agent des grandes sociétés minières qui étaient venu, dans les années 1960 principalement, sillonné les campagnes marocaines, notamment le Souss, pour recruter d’une manière quasi bestiale de la main d’œuvre bon marché. La mère de tous les mensonges pour sa part revisite une partie de la mémoire familiale pour finalement rencontrer la mémoire d’un événement tragique dans l’histoire du pays, les émeutes de juin 1981.  Une mémoire tue ici (censure politique), une mémoire oubliée là (amnésie sociale). Mémoires refoulées. Ici et là, le cinéma face au devoir de restituer une perte d’image. Une absence d’image ou « l’image manquante » pour rester dans la conception de Rithy Panh.

Les deux films empruntent des voies diamétralement opposées pour nous emmener dans ces voyages mémoriels. Ils ont ce premier avantage de s’inscrire dans le registre de la création et non du faux reportage. Khalid Zairi opte pour une démarche portée par un regard marqué par le souvenir d’une blessure, à partir de la rupture brutale avec un espace d’origine, lieu d’ancrage familial vers un lieu d’exil. La caméra part de l’ailleurs pour revenir à la source. Le film privilégiant, l’écoute, le silence et une vision poétique. La démarche d’Asmae El Moudir choisit l’intimité du « je », avec un récit porté par une voix off omniprésente. Pour s’insérer dans cette mémoire proche (celle de ses parents) mais réticente, son film s’inscrit dans le paradigme de l’expérimentation avec recours aux figurines (d’où notre référence à Rithy Panh dans son film L’image manquante), une mise en scène quasi théâtrale de séquences de la mémoire, recours appuyé à la musique…In fine le documentaire n’est plus ici qu’un horizon de lecture possible. Plutôt une fiction documentée. « Il n’y a pas plus faux que le documentaire » disait Jean Renoir.

festival international du film de Marrakech (2023)

Les dupes…

 

·         Mohammed Bakrim

 


On célèbre les 90 ans du Prix Albert Londres ; du nom du père du journalisme d’investigation et la figure historique d’une certaine éthique de la pratique journalistique. Il me semble que l’une de ces citations célèbres conviendrait également au monde de la critique cinématographique. A méditer donc : « notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort. Il est de porter la plume dans la plaie en mettant dans la balance son crédit, son honneur, sa vie ».

Parler des films, écrire sur le cinéma ne se conçoit pas sans une culture de prise de risque. Afficher son avis. Pour ma part, je plaide pour une posture d’humilité face aux films. Eviter le discours sentencieux, définitif. Un critique n’est pas Zorro. Ni un imam prêchant la bonne image. Afficher mon point de vue, le défendre avec le maximum de « passion et de lucidité ».

Que pourrait-on dire aujourd’hui au moment où le FIFM vogue suivant son cap et retrouvant sa vitesse de croisière et au moment où la compétition officielle boucle sa quatrième journée. Très vite une certaine tendance s’est dégagée traversant en filigrane une bonne partie des films présentés. Des jeunes sortant de l’adolescence et se confrontant aux désirs du corps et la complexité des relations intimes horizontalement adolescents entre eux ou verticalement les relations avec les parents, les adultes en général. Le ton a été donné d’emblée avec le film bosniaque, Excursion qui nous plonge dans l’univers intime d’une jeune lycéenne confrontée à ses autres camardes et trouve dans la fabulation une voie vers une certaine reconnaissance sociale. Le cout sera élevé avec au bout de lourdes tensions. Le cinéaste turc Nehir Tuna avec Dormitory reste dans l’univers scolaire en confrontant deux institutions emblématiques de la Turquie moderne : une institution religieuse qui donne son titre au film où les jeunes sont initiés aux préceptes de l’islam et une école laïque où les jeunes apprennent l’anglais comme voie d’accès à une certaine modernité. Le jeune Ahmet va être tiraillé entre ces deux mondes sous l’emprise de son père qui rêve de le voir ecclésiastique. Le film construit son originalité par le dispositif esthétique qui l’a choisi pour son film en exprimant cette dichotomie culturelle que vit le héros en usant du noir et blanc dans une bonne partie du récit et de la couleur dans le dernier tiers. Un passage qui se fait d’une manière fluide sans une signification explicite en rapport avec le temps par exemple (le passé et le présent) ; c’est plus une manière d’exprimer une métamorphose du héros qui commence à y voir plus clair dans ses propres sentiments…même si ses tentatives de révolte demeurent sans issue. Dans mon classement provisoire que j’effectue au fur et à mesure du déroulement de la compétition officielle, le film turc arrive aujourd’hui en haut du tableau. Il a ainsi détrôné le film de Kamal Lazrak, Les meutes, qui a séduit d’emblée par la galerie des personnages qu’il fait évoluer dans un Casablanca des bas-fonds. Mais séduire n’est pas convaincre. Le film s’est très vite enfermé dans une logique qu’il a installé d’emblée, celle de faire défiler des gueules qui sont des prototypes. Kamal Lazrak entre dans le champ en « imagier » ou « imagiste » pour user de concepts de Serge daney.  Une scène en ouverture du film donne le ton : cela se passe dans un quartier populaire, le jeune Issam qui avec son père Hassan va vont former le duo dramatique du récit arrive dans un café salle billard. Un jeune, portant costume et cravate, entre au café et annonce qu’il n’pas été reçu pour in travail dans un centre d’appel parce que « ne parlant pas bien le français ». Un habitué du coin lui répond qu’il se trompe qu’il ne s’agit pas d’un problème de langue « mais de gueule ; tu n’as pas la gueule pour le poste ».  Toute la suite va démontrer que le film prend cette remarque pour lui-même et en a fait son programme : des gueules, des images. Des images qui finissent par tourner à vide. Or le cinéma est une affaire d’esthétique et d’éthique. Le cinéma c’est construire du temps et de la durée. Bien filmer la misère, la détresse en les enfermant dans les codes d’un genre n’est pas la garantie d’un grand film. Cela doit s’accompagner d’une éthique. Comme disait l’autre, « le travelling est une affaire de morale ». Affaire à suivre.

Mais à Marrakech, il n’y a pas que la compétition officielle. Des sections parallèles sont le lieu d’un bonheur cinéphilique. C’est le cas de la section, très cinéphile, le 11ème continent, il a permis de voir par exemple Les herbes sèches du cinéaste turc, figure emblématique de la planète cinéphile, Nuri Bilge Ceylan. Film d’une durée exceptionnelle, plus de trois heures. Le film nous transpose dans les merveilleux paysages d’Anatolie pour un récit de réflexion et de méditations. C’était un test pour le public et pour le festival. Et ce fut un texte réussi à merveille. La salle était archi-comble, un public attentif dans un silence quasi religieux et un accueil enthousiaste te chaleureux ici et là des petits groupes se formaient spontanément pour prolonger le plaisir dans une effusion de sentiments et d’émotion. Avec, ce public, le FIFM a réussi son pari : disposer d’un noyau dur pour garantir un avenir ouvert, tolérant.

Un moment de nostalgie cinéphilique chargé de symboles et de référence. Le festival a en effet programmé le film de Tawfiq Salah, Les dupes (1972). Un choix pertinent à maints égards du fait des événements dramatiques en cours en Palestine qui lui donne une nouvelle actualité ; du fait ensuite de la proposition cinématographique qu’il développe et qui en fait non pas seulement un film militant pour une cause juste mais le lieu d’un point de vue. Le film est une adaptation du récit Des hommes dans le soleil de l’écrivain et intellectuel palestinien Ghasan Kanafani. Tawfiq Salah a réalisé un film personnel et non une illustration des propos du romancier. Cinéaste en exil en Syrie après des ennuis avec la bureaucratie du régime nassérien dans son pays, il a bénéficié d’un soutien mitigé mais qui lui a permis de dire sa perception de la Nakba et de la tragédie palestinienne à travers le récit de trois palestiniens de générations différentes. Ils vivaient en Irak et ils cherchaient à rejoindre le Koweït, EL Dorado de l’époque. Mais pour passer d’un pays arabe à un autre, on ne peut le faire qu’en clandestin. D’où la séquence finale du film, un climax d’une grande portée tragique. Et que le cinéaste a filmé différemment du texte source. Un final qui nous parle, nous interpelle aujourd’hui que les Palestiniens continuent à frapper sur le mur de l’inconscience du monde.


festival international du film de Marrakech (2023)

 

Du cinéma, du réel et du rêve

·         Mohammed Bakrim

 


Le Haut Atlas est toujours là, bienveillant, et le festival lui est dédié. Les sept Saints, gardiens de l’imaginaire de la capitale almoravide ont adopté le septième art. Et un vent, presque plutôt une brise d’espoir a fini par se lever à l’est.   Prions le bon Dieu clément que cela dure et… pour de la pluie ! Oh que nos stars sont belles quand elles arrivent sous cette eau bénie. La 20ème édition du FIFM commence alors sous le signe de grandes espérances.

Quelle première lecture s’offre à nous à partir du programme proposé et à partir du discours d’escorte qui l’accompagne ? J’ai envie de résumer cela en deux mots, en paraphrasant une tendance dans l’écriture du scénario : une édition ordinaire dans un contexte extraordinaire.

Le contexte est extraordinaire parce que le monde est en ébullition. La violence multiforme marque ses relations. Violence armée (guerre, guérilla…), violence sociale (la lutte de classes reprend de plus belle !) le cinéma et les scénaristes ont de la matière pour cent ans (s’ils sont encore là). Et c’est une édition ordinaire parce que le festival a trouvé sa voie. La nouvelle édition reprend pour les confirmer et les renforcer les choix stratégiques qui ont présidé à sa naissance ; à savoir un festival professionnel, cinéphile et populaire.

Une configuration qui n’est pas née ex nihilo. Le festival est né entre de bonnes mains qui maintiennent le cap initial. Les choix sont affinés au fur et à mesure ; révisés et réadaptés en tenant compte du feedback qui émane de la pratique. Des réajustements (suppression de certaines sections, réintroductions de nouvelles) et des innovations avec le souci majeur de maintenir la qualité de haut niveau d’organisation, avec de plus en plus la présence de l’expertise marocaine y compris dans certains départements sensibles (la scénographie, la projection…).

Reste ce qui fait la raison d’être de tout festival qui se respecte, à savoir une programmation cinématographique originale et pertinente. On retrouve ainsi une grande diversité esthétique et culturelle émane de zones géographiques différentes. Les chiffres de cette année sont dans la moyenne d’un festival qui reste à échelle humaine. 75 films émanant de 36 pays alimentent les différentes sections du festival. La plus prestigieuse d’entre elles, la compétition officielle, compte cette année 14 films ; documentaire et fiction ce qui est une bonne chose car c’est du cinéma loin des étiquettes. Deux films sont inscrits au nom du pays hôte. Les décideurs artistiques maintiennent, le choix très discutable, de réserver la compétition officielle aux réalisateurs dont c’est le premier ou le deuxième film. L’argument avancé, promouvoir une politique de découvertes de jeunes talents, est certes séduisant mais peu convaincant. Je rappelle que, à plusieurs reprises, j’ai fait part de mes réserves à cet égard. Non pas sur le fait du choix lui-même mais principalement sur le fait de l’inscrire dans le marbre, dans le règlement du festival. Il ne fallait pas en faire une loi. Je rappelle aussi (j’ai eu le plaisir d’accompagner, parfois l’intérieur, le festival depuis sa première édition) que ce choix est venu suite à un long cheminement. C’est ainsi qu’après un certain cafouillage, les premières années, le festival a forgé petit à petit, son identité artistique, notamment à partir de 2004, se traduisant entre autres dans le choix de privilégier les premières et les secondes œuvres. L’occasion pour moi de plaider une nouvelle fois pour la suppression de cette clause. Dans tous les secteurs, le festival gagne à ouvrir et non à verrouiller.  Ce n’est pas l’âge biologique/chronologique qui fait l’âge artistique.

Ai-je besoin de rappeler que les films les plus importants de la deuxième partie de l’année 2023, voire de toute l’année sinon de toute la décennie, sont l’œuvre de « jeunes » qui ont une moyenne d’âge qui tourne autour de 80 ans ! :

·         Killers of the flower moon de Martin Scorsese, âge 80 ans

·         Le garçon et le héron de Hayao Miyazaki, âge 82 ans

·         L’enlèvement de Marco Bellocchio, âge 83 ans

·         The Old Oak Ken Loach, âge 87 ans

L’origine des films programmés offre également des indications intéressantes. Révélatrices de ce qui est en train de bouger dans le monde du cinéma. La géographie du cinéma n’épouse que partiellement la géographique physique : c’est quoi aujourd’hui la nationalité d’un film ? la mondialisation des systèmes de financement a reconfiguré la carte du cinéma. Que nous dit la compétions officielle dans ce sens. Si nous reprenons un schéma classique pour lire l’origine   des 14 film en lice pour l’Etoile d’or, nous obtenons une liste de 13 pays avec le Maroc deux films, l’Afrique quatre films (dont le Maroc), l’Amérique latine trois films et le reste du monde six films. Mais si nous affinons l’analyse au-delà d’une lecture géopolitique pour lire le générique des films on relève un constat qui confirme une tendance lourde des dernières années avec l’émergence de nouvelles puissances financières cinématographiques.  Le Qatar est ainsi présent dans cinq films, huit si on élargit à l’ensemble de la sélection officielle. A noter la présence en force d’un nouvel arrivant, l’Arabie Saoudite avec deux films en compétition officielle. Un festival, Djeddah, symbolise cette offensive éclipsant des festivals historiques de la région, Abu Dhabi, Doha, Dubaï et qui ont disparu de la carte après avoir longtemps concurrencé Marrakech non sans une certaine pression pour lui imposer certains choix (au niveau du calendrier).

Outre la compétition officielle, très jeune (10 premiers films) très féminine (8 films sont réalisés par des femmes), le FIFM table sur son cachet cinéphile en organisant notamment le désormais rituel « Conversation avec… » qui accueille des noms prestigieux du cinéma, des monuments d’intelligence de culture et d’humanisme. Je peux dire mes choix : Faouzi Bensaïdi, Naomi Kawaze, Tilda Swinton.

 

Festival international du film de Marrakech (2023)

 

Le cinéma, pour un monde meilleur

 

·         Mohammed Bakrim

 


« Quand la réalité est projetée à l'écran, elle scintille et signifie »

 

Que peut le cinéma face aux bruits du monde ? Le bel horizon qui se dessine en perspective à Marrakech offre une esquisse de réponse. La ville et son festival de cinéma sont portés par le même credo : espoir et résilience. La ville vient de sortir avec sérénité et dignité d’une terrible épreuve, septembre dernier. Et le festival en a vu tant ; n’est-il pas lui né un certain septembre (2001) quand le monde était secoué par un séisme d’une autre nature ? Il était ainsi écrit que Marrakech et le cinéma allaient se rencontrer. La magie de la lumière naturelle de la ville ocre se conjugue en une parfaite symbiose avec la lumière magique de l’écran. Un foisonnement de  sons et de lumières (la définition même de la célèbre place marrakchie) qui offre au regard et à l’esprit un univers féerique où l’homme se réconcilie avec lui-même. Abordant le monde autrement.

C’est le philosophe américain, Stanley Cavell (1926-2018) qui avait posé la question : Le cinéma nous rend-il meilleurs ? ; il en a fait l’intitulé de son livre publié en 2003 ; livre où il met en pratique sa conception du cinéma et de l’apport de celui-ci à la philosophie. Aujourd’hui avec le démarrage de la nouvelle édition du festival international du film de Marrakech, dans un contexte très particulier, la question du rapport du cinéma aux bruits du monde s’impose comme une question non pas (seulement) politique mais philosophique. Notre rapport au cinéma nous renseigne sur notre rapport au monde. D’où le retour à Stanley Cavell qui a fait de cette interrogation le moteur de sa riche réflexion qui a constitué une contribution originale, d’abord à la pensée philosophique, stricto sensu en l’ouvrant sur d’autres champs, et aussi au cinéma dont le statut n’est pas réduit, de son point de vue, à une simple illustration de concepts philosophiques. Il fut le premier à introduire l’analyse de films dans les études philosophiques. Sur un pied d’égalité, si j’ose dire. Sur cette voie, il avait croisé des cinéastes qui ont nourri sa réflexion. Il a beaucoup travaillé sur la comédie américaine de l’âge d’or de Hollywood autour du concept qu’il avait forgé « la comédie de remariage ; mais il a également croisé le cinéma d’auteur (Rohmer, Godard…) et surtout l’étudiant qu’il avait dans le département de philosophie, Terrence Malick. Cavell était admiratif de ses deux premiers films, de la façon dont il rend compte de la manière dont le cinéma peut faire un éloge du monde.

Cinéma et philosophie donc, tous deux ont pour objet notre rapport au monde, au réel.  « Le cinéma et la philosophie sont tous deux en position de nous apprendre à percevoir la manière dont nous vivons notre condition ». Stanley Cavell cherche dans les films des réponses aux questions que pose une philosophie faite avec le cinéma et non sur lui : « comment de la lumière projetée sur un écran peut nous rendre présents des objets, des êtres, des événements absents ? ».  C’est le questionnement qui va animer le hors champ du festival.

Les films que nous allons voir ne vont pas nous éloigner du monde. Ils vont nous aider à mieux le voir ; à mieux l’entendre. En mettant en scène les rapports multiformes avec autrui, le cinéma nous initie à une morale du rapport au monde à travers ce que Cavell appelle « l’ordinaire ». Une façon particulière pour le cinéma de nous rendre meilleurs.

C’est un peu aussi le programme de Marrakech en ces temps difficiles. On ne peut pas réduire le festival à sa seule dimension « événementielle » que d’aucuns comprennent comme une manifestation professionnelle. Non, le festival, à travers ses choix artistiques, les films qu’il propose, offre l’occasion de réfléchir sur le monde. De le recevoir dans sa diversité. Et dans le sens « cavellien », je pourrai dire que c’est aussi un moment philosophique.  Car, le cinéma en tant qu’expression artistique est plus pertinent, plus opportun pour comprendre la douleur citoyenne. Il est à même de restituer le ressenti et à travers les différents genres (science -fiction, horreur, film catastrophe…) interroger la violence en la surdramatisant ou en dévoilant son absurdité.

Face aux bruits du monde, face au déferlement de violence, face à l’irruption de l’irrationnel dans les différents réseaux et supports, le cinéma peut instaurer non pas des trêves mais un espace symbolique où le spectateur/l’homme dialogue avec lui-même. Un espace de médiation qui accueille les mémoires collectives, fragmentées, déchirée, blessées. Un scénario qui fait des douleurs actuelles et passées un tremplin pour prévenir celle de demain. Et la douleur aujourd’hui a un nom, Palestine.

 

 

The killer de David Fincher

 

Une question de méthode

 

·         Mohammed Bakrim

 

Une surprise qui prend de court les cinéphiles :  David Fincher récidive et présente son nouveau film, The Killer, sur une plateforme de streaming (au menu de la plateforme à partir du 10 novembre 2023). Après Mank (2020), le voyage en noir et blanc dans la planète Hollywood, il confirme ce qu’il avait dit sur les salles de cinéma : « Il faut passer outre toute cette nostalgie pour se poser enfin la bonne question : qui offre aujourd’hui la représentation optimale ? ». La réponse est apparemment évidente, la présentation du film en sélection officielle à la Mostra au nom de la célèbre plateforme a été un moment fort et une nouvelle pièce majeure versée dans le débat : quel destin public pour un film aujourd’hui. Ce faisant, David Fincher rejoint de grands noms du cinéma d’auteur qui ont entamé la « désacralisation » de la salle de cinéma. Je cite en exemple emblématique Martin Scorsese ou encore le sud-coréen Bong Joon-Ho qui avec l’expérience de Okja n’a pas tari d’éloges à l’égard de cette nouvelle formule de production et de diffusion.

David Fincher avait déjà travaillé directement pour la télévision ; il avait tourné des épisodes de la fameuse série House of cards (2014). Il reste néanmoins une référence pour les cinéphiles. La sortie de son nouveau film donne lieu à un retour sur une filmographie qui a autant divisé que créer des chapelles autour de quelques titres phares de la planète cinéphile. Ici et là on publie des classements parmi ces titres. Je cède volontiers à l’exercice en partageant avec vous mon Top cinq de la filmographie Fincher. En haut du podium et sans aucune hésitation, mon préféré depuis le début, Zodiac (2007) : l’intrigue, la mise en scène (tout en puzzle à l’image de l’intrigue et en constitue une sorte de parabole) et le casting. Et puis le destin d’un personnage habité par quelque chose et elle lui consacre toute sa vie. Seven (1995) pour l’ambiance ; l‘atmosphère de la ville sombre, sous la pluie avec un Morgan Freeman crépusculaire et son imperméable ; son duo avec Brad Pitt…Gone Girl (2014), labyrinthe psychologique porté par un magnifique duo, Ben Affleck et Rosamund Pike, et qui se laisse voir comme…un roman ; c’est-à-dire on ne s’en lasse pas.  Mank (2020) bien sûr ; impossible qu’il ne figure pas sur cette liste. Un exercice cinéphile par excellence autour du film fondateur de la modernité cinématographique, Citizen Kane. Et puis Panic room (2002), parce c’est le préféré de… mon fils ! C’est un fan de Forest Whitaker. Pas seulement en fait ; c’est une leçon de mise en scène ; un thriller bien monté au rythme soutenu. Une métaphore un peu dure de la nouvelle urbanité où les vies sont verrouillées et où les bons sont acculés au sacrifice.

Quelle place pour The killer dans ce classement ? Il ne détrônera certainement pas Zodiac et se glissera juste après Seven. Oui, c’est un bon David Fincher. À l’image de son personnage principal ; linéaire et méthodique. Oui, tout est question de méthode. Elle est déclinée dès la séquence d’ouverture et sera mise en application le long du récit mené comme des chapitres d’un journal de voyage. L’indication du numéro des chapitres n’est pas sans rappeler Kill Bill de Quentin Tarantino. Ici aussi il s’agit de règlement de compte. De vengeance…calculée. Je peux résumer les faits sans nuire au plaisir de voir car l’enjeu du film est ailleurs ; dans la méthode, je rappelle.  Un tueur à gage implacable, une véritable machine à tuer, rate cette fois son coup. Les commanditaires, pour le piéger s’en prennent à sa petite amie. Mal leur en a pris. Tout le film est une chasse aux coupables. Schéma narratif éculé d’un fim d’action B ? Tout est dans la manière. David Fincher installe une grammaire du récit qui sait retourner les clichés pour leur donner un nouvel impact. La séquence d’ouverture donne le ton. Le protagoniste que nous découvrons en posture d’exercice, se préparant à agir est un personnage de notre temps. C’est un prototype ; hyperconnecté et mobilise tous les gadgets de la modernité numérique pour s’orienter, et mener à bien ses projets. C’est aussi un enfant de la mondialisation ; on va beaucoup voyager avec lui. La voix off omniprésente finit par devenir familière car finalement on la perçoit comme une composante du personnage. Elle rappelle son credo et revient quand la tension monte : « pas d’empathie ; c’est une faiblesse et la faiblesse est un signe de vulnérabilité ». Elle est le lieu d’où une émane une certaine philosophie du geste, en l’occurrence le meurtre. Le meurtre comme figure radicale de la violence qui traverse les rapports sociaux à l’âge du néolibéralisme triomphant ; une radioscopie du cynisme ambiant. 

·         Respecte le plan

·         Anticipe, n'improvise pas

·         Ne fais confiance à personne

·         Ne mène que le combat pour lequel on te paye

N’est-ce pas le programme implicite des jeunes loups de la finance ? Le management ne forme-t-il pas des « tueurs » avec l’idéologie du risque zéro, de la compétition et du rendement ?

La traque de ceux qui ont commandité l’élimination du « risque » va se décliner à travers six chapitres, un prologue et un épilogue (heureux, disons-le). Chaque chapitre est porté par un lieu et par un personnage. Le passage d’un lieu à un autre indique une progression dans l’information et se clôt pas l’élimination de la source. J’ai particulièrement apprécié deux chapitres. Le cinquième, à New-York, lorsque le tueur parvient à retrouver « l’expert » qui n’est autre que Tilda Swinton. Son face à face avec Michael Fassbinder est un moment fort du film ; la rencontre au sommet de deux meurtriers, implacables froids et déterminés. On la retrouvant, elle sait qu’elle va la tuer ayant fait partie de l’équipe qui avait agressé sa maison.  Mais c’est aussi (surtout !) un moment fort du cinéma avec deux grands comédiens. A un certain moment j’ai eu l’impression que l’acteur, au-delà du personnage, est lui-même fasciné par cette présence, cette aura qui se dégage de l’interprétation pure de Tilda Swinton. Cela me rappelle un autre face à face inoubliable entre deux gants : De Niro et Al Pacino dans Heat de Michael Mann.

Le chapitre six est également à retenir. C’est le point ultime de la quête. Le tueur a réussi à localiser (au sens GPS du mot) « le client » celui par qui tout est arrivé. Retranché dans une maison high tec ; ultra protégée. Mais tout cela n’a servi à rien face à l’intelligence humaine qui a triomphé ici de l’intelligence artificielle. Au comble de cette leçon, le tueur ne prend pas sa revanche et contrairement aux autres chapitres, il ne tue pas le client, non pas par compassion, celle-ci est bannie de son programme mais par calcul. Il va même le menacer qu’il reviendra un jour ; la mort, inéluctable, n’est que reportée. Laisser planer la menace, peut-être la forme extrême, la plus cynique de la vengeance. Une question de méthode encore.

 

   

Bayt al hejba de Jamila Annab

 

Al Guenbri, la genèse et la mythologie

·         Mohammed Bakrim

 

« On ne travaille pas pour vérifier des hypothèses, je déteste cela. »

« Mes films sont là pour poser des questions plus que pour apporter des réponses ».

                                                                                                                                                   Frederick Wiseman

 

 


Depuis quelques années, on assite à un retour en force du documentaire au Maroc. Est-ce le regain tant espéré pour un genre longtemps confiné à la périphérie du système ? L’espoir est permis d’autant plus que ce retour est marqué par l’arrivée de nouvelles générations et par une présence remarquée et remarquable de femmes cinéastes.  C’est un bon signe révélateur dans tous les cas : le genre semble être investi par la gent féminine…non sans bonheur. Voir la dernière Etoile d’or du FIFM qui a consacré le nouveau film de Asmae EL Moudir. La section documentaire du festival national du film connaît le même engouement. Simone Bitton, Leila Kilani, Tala Hadid…sont désormais en compagnie de jeunes talents qui portent cette nouvelle vague du documentaire marocain. Une variété de thèmes sont abordés. Des questions de la mémoire collective aux sujets qui traitent de l’intime, les femmes du documentaire abordent de front une approche cinématographique de la société marocaine aujourd’hui.

C’est dans le cadre de cette dynamique que s’inscrit le film de Jamila Annab, Bayt EL Hajba, produit par Latif Lahlou. C’est une jeune académicienne, elle a soutenu un doctorat sur la réception publique du film marocain, et enseigne à l’Institut du cinéma à Rabat. Face à la profusion de thèmes et de sujets abordés par le documentaire aussi bien pour la télévision que pour le cinéma, Annab a choisi de déplacer sa caméra du centre vers la périphérie en allant aborder un sujet spécifique à une ville : Essaouira et Tagnaouite.

Nous posons comme postulat du départ que le documentaire est d’abord une singularité élue par le cinéaste et qu’il (elle) propose au monde à travers un regard, le sien. En élisant ce lieu et ce sujet, Annab se trouve confrontée à un double défi : d’abord comment filmer Essaouira sans reconduire le cliché touristique, la ville ayant été beaucoup filmée et photographiée, comment filmer loin de la carte postale galvaudée. L’autre défi étant comment aborder un sujet traité quasiment sous tous les angles sans verser dans le déjà vu (des documentaires intéressants ont été tournés sur le sujet) ou dans la production d’une image folklorique d’une pratique musicale et culturelle porteuse de signes multiples. Pratique ancestrale qui appelle une certaine humilité dans toute approche qui se veut authentique et exprimant un point de vue. Il faut d’emblée souligner que la jeune cinéaste a réussi à ne pas céder à la facilité que lui tend le sujet et la ville et a réussi à dépasser les deux écueils pour aboutir à une proposition. Proposition à prendre ici au sens philosophique à savoir « un énoncé apte à recevoir une valeur de vérité, c’est-à-dire d’être vrai ou faux ».

Dès l’ouverture du film, trois scènes mettent en place les éléments de ce qui pourrait passer pour le programme d’une dramaturgie future. Des plans de rochers marins avec des vagues, des mouettes, deux œufs en instance ; plaçant d’emblée des éléments naturels à l’origine du monde qui vient. Suivent deux autres scènes qui amènent l’élément humain :  un homme qui accomplit un rite autour d’un instrument de musique emblématique de la musique gnawie, à savoir le Guenbri (une sorte de luth appelé aussi sentir ou hajhouj) ; et une femme amazighe, son troupeau et ramassant du bois pour le feu domestique. Trois scènes fondatrices porteuses de signes à lire en perspective : l’eau, le feu, les cendres du Guenbri, les tombes…En outre, les deux personnages constitueront les protagonistes du récit qui vient. Scènes riches des signes culturels disséminés ici et là dans la composition des plans et qui constitueront l’univers de référence du récit. Le récit au premier degré peut être ramené à l’histoire de Seddik, un Mâalam (un maître) de la musique Gnawie et de son rapport avec son outil de travail. C’est l’histoire de la fabrication de cet instrument magique. Mais le film n’est pas que cela. Se pose ici la question que nous avons abordé dans notre postulat : quelle singularité cette approche va-t-elle nous proposer ? Un reportage sur la fabrication d’un Guenbri ? La vie quotidienne d’un Mâalam Gnawi ? En revenant à la scène/ la séquence d’ouverture, on sait que la fabrication d’un Guenbri n’est pas une simple affaire technique ; n’es pas uniquement un problème de menuiserie. C’est davantage un rite qui s’inscrit dans une historicité qui fait appel, au-delà de la matière, au spirituel. Un signe plein. Un symbole dont dépend la réussite de la fameuse Lîla, la veillée, le point d’orgue du rite gnawi. Le film suit avec minutie tout le travail fait avec amour par Seddik pour être au rendez-vous. Le sacré et le profane sont convoqués ; des forces occultes sont évoquées. L’instrument n’est pas une compilation de matériaux même si ceux-ci sont choisis avec minutie. Tout ce soin apporté à l’élaboration n’est pas la garantie de la réussite. Il faut subir l’épreuve du « bayt EL hajba », la chambre de la réclusion. Une anachorèse. Comme les mystiques de jadis, sortir du monde. Couvert d’un linceul, porté dans la chambre, l’instrument est la métaphore du Mâalam qui lui aussi s’isole dans un monde intérieur. S’isoler pour dialoguer dans l’obscurité avec des forces cosmiques qui imprègnent l’instrument de quelque chose d’autre et qui en fait la clé de voûte de la nuit de la transe. Mais le récit n’est pas linéaire. Cherchant à aborder Tagnaouite à travers cet angle, une forme de singularité, la jeune cinéaste place en même temps des éléments de sa touche personnelle. La volonté « d’affirmer un regard » (je fais référence aux travaux de Yann Kiborne) ; un point de vue. Ne pas faire de la télévision mais tendre vers le cinéma, la patrie originelle du documentaire. La captation du réel, en l’occurrence, le quotidien d’un Mâalam Gnawi, cohabite avec le désir de faire œuvre de création.  Pour ce faire, un dispositif est mis en place par Jamila Annab dont la configuration principale réside dans le dépassement des frontières factices entre fiction et documentaire. Le film noue une relation complexe entre les deux procédés avec l’irruption de séquences de fiction portées par la belle Hanne Zouhdi dans le rôle de la mère amazighe qui attend un enfant. Ce dispositif convoque la figure cinématographique du montage parallèle. Le récit principal est rythmé par la montée en puissance de micro-récits : la préparation du pain, les travaux domestiques, la grossesse qui arrive à terme ; la fabrication de l’instrument de musique ; la préparation de la Lîla. Les scènes de la jeune femme amazighe fonctionnant comme un effet miroir avec le récit principal traçant comme une mise en abyme le destin de Seddik : la mort, le pot de lait qui se brise renvoyant à l’image des cendres de la fameuse veillée et puis l’arrivée de l’enfant Mimoun coïncidant avec la Lîla. L’onomastique n’est pas fortuite : la mère s’appelle « Touda », la vie en amazigh et le bébé est appelé Mimoun (la chance) ; nom qui renvoie aussi à la tradition Gnawie.

Dans son écriture même, le film adopte le rythme du sujet qu’il aborde ; il prend son temps. C’est-à-dire qu’il épouse la logique temporelle d’une veillée gnawie ; celle des adeptes de la Zaouia. Un rythme qui monte crescendo jusqu’à l’entrée en transe. Une transe qui aurait pu être le climax pour le film. Mais l’auteure a choisi une autre fin, sacrifiant le documentaire au bénéfice du scénario.

Le monde après nous de Sam Esmail



 

Un monde déconnecté ou l’accident global

 

·         Mohammed Bakrim

 

   

« Le progrès et la catastrophe sont l'avers et le revers d'une même médaille ».

HANNAH ARENDT.

 

Peut-être qu’il faut désormais rédiger mes articles à partir d’un bunker ou d’un abri anti-atomique ? La menace en effet est plus que probable ; elle est inhérente au monde moderne. Quelle sera sa forme ? Comment l’humanité réagirait-elle ? Le film de Sam Esmail, Le monde après nous (USA, 2023, sur Netflix) nous met sur cette piste pleine de suspense sur une fin du monde inédite. Une fin née éventuellement d’une provocation à l’égard de la nature ou de la technologie qui ordonne désormais notre quotidien, nous facilitant la vie et en même temps nous rendant dépendant et vulnérable. Sam Esmail est connu pour ses séries télévisées ; il est le créateur de concepts qui marchent. On pense notamment à Mr Robot. Son film en porte les stigmates.

L’idée d’une fin de monde est récurrente dans l’histoire du cinéma. Science-fiction, films catastrophes…ont marqué des dates importantes dans le rapport du cinéma avec l’imaginaire des sociétés contemporaines. Des films qui viennent dire d’une manière imagée les angoisses et les peurs qui marquent une époque. Peut-être que l’une des originalités du film de Sam Esmail est d’avoir abordé cette fin du monde (il faut cependant rappeler que le film est une adaptation du roman éponyme de Rumaan Alam) à partir d’un angle anodin, celui de la vie de tous les jours et de placer l’intrigue autour de l’apocalypse non pas pour décrire l’événement lui-même et la lutte des survivants mais de capter les moments intenses de doutes et d’interrogation au moment de son déroulement-même. Ce n’est ni avant, ni après mais pendant. Quand on ajoute à cela qu’on n’a pas affaire à des super héros, à un sauveur ou à une force occulte, on obtient un récit/un film aux apparences simples mais riche de symboles. Il est traversé  de questions qui hantent le récit et renvoient le spectateur à ses propres limites face aux événements qui surgissent inopinément dans l’environnement contemporain.

C’est l’aventure que nous allons vivre avec Amanda et Clay. Un couple d’Américains newyorkais, classe moyenne supérieure. La femme est dans la publicité, le mari enseignant et écrivain en mal d’inspiration. Le couple a deux enfants : Archie qui sort de l’adolescence avec un regard gourmand et Rose jeune fille fan de séries télévisées au regard méditatif, toujours dans la posture de regarder au-delà. L’approche est autant sociologique que psychologique. Dès la séquence d’ouverture on découvre deux caractères différents : c’est la femme (Julia Roberts, la première raison de voir le film !), qui mène la barque. Le mari (Ethan Hawke) réconciliant et cherchant sans cesse le compromis (il enseigne la communication). La première image où on découvre le couple instaure un rapport de forces au niveau des caractères de chacun : c’est le matin, le mari est encore au lit et l’épouse déjà debout, en pleine action.  C’est elle en effet qui prend l’initiative, mettant tout le monde devant le fait accompli, de prendre un weekend de congé loin de la ville dans une villa ultra moderne dans un coin reculé du Long Island et un environnement paradisiaque pour y passer un séjour paisible. En principe. Deux   scènes énigmatiques vont laisser planer un doute sur cette harmonie. Au parking du centre commercial, Amanda plaçant ses achats dans le coffre de sa voiture, découvre dans son champ de vision en regardant à sa droite un personnage chargeant une multitude de provisions dans sa camionnette. On comprendra plus tard que c’est un voisin (interprété par Kevin Bacon) qui est au courant de quelque chose. La scène fonctionnant comme une prolepse en littérature. L’autre scène qui va marquer le point de bascule se déroule à la plage. Il fait beau, la mer est calme, la famille prend un bain de soleil. Une image idyllique que va briser Rose en attirant l’attention de tout le monde sur un bateau qui pointe à l’horizon. Image banale ? Oh que non !  Le bateau un immense paquebot fonce sur la plage. Les premiers moments d’étonnement passés, tout le monde commence à fuir pour laisser la place à ce « monstre marin » qui échoue sur la plage. Filmé en contre-plongée, il a les allures d’une immense baleine. La scène sème le doute dans les esprits des personnages ; filmée lentement comme quelque chose qui arrive du fond de l’image (du passé ?) pour apporter une menace. Du point de vue de la réception du film, c’est une scène riche en rhétorique interprétative. Il y a d’abord le nom du bateau « white lion », le lion blanc qui convoque une dimension mythologique. Des légendes sont liées à ce signe plus culturel qu’iconique. Dans certaines cultures (africaines ?), rencontrer un lion blanc est un signe prémonitoire. Un autre niveau de lecture, la présence du paquebot à cet endroit précis, nous renvoie à Titanic : symbole d’une puissance qui échoue par l’aveuglement des hommes. Une catastrophe pointe à l’horizon. Un accident. C’est aussi peut-être l’autre message de cette scène.

 Revenue à la maison, la famille va vivre une série d’événements inouïs. Nous assisterons à un huis clos moderne qui confronte des héros ordinaires (avec leur faiblesse, leur lâcheté ou leur humanité) qui font face à une situation extraordinaire est. Tout commence un soir, quand les supposés propriétaires de ladite villa, G. H. (excellent Mahershala Ali) et sa fille, reviennent en urgence, affirmant qu'une coupure électrique a paralysé les alentours. Sans téléphone, télévision, ni internet, les locataires plongent dans l'incertitude. A partir de ce moment, on s’installe dans un monde tant imaginé et redouté celui de la déconnexion généralisée. Ce que Paul Virilio appelle « l’accident global ». Il a en effet souligné que l’une des caractéristiques de notre époque est que pour la première fois les accidents « artificiels » (Tchernobyl, krach boursier…) l’ont emporté sur les accidents « naturels » (tremblement de terre, inondations). Une de mes scènes préférées est emblématique ; elle est d hallucinantes : des voitures neuves voient leur système de guidage automatique déréglée suite à la panne intégrale, sortent de l’usine foncent sur la route toute seules et provoquent un gigantesque carambolage. C’est du Paul Virilio : « Pour comprendre les accidents, il faut les étudier, mais aussi les exposer. L'accident est une invention, une œuvre créative. Qui, mieux que les artistes, peut faire sentir la dimension tragique du progrès ? ».

Une autre présence symbolique, celle des cerfs : beaux, silencieux et s’approchent des hommes comme pour leur faire parvenir un message ; c’est l’explication écologique qu’en donne le cinéaste. Ils sont aussi un signal d’alarme ; ils quittent la forêt…parce qu’il n’y a plus de forêt avec la déréglementation climatique et l’urbanisation sauvage. La scène finale montre justement la destruction de la ville, mère de tous les péchés ? Le film prend alors une dimension freudienne. Il nous invite à réfléchir sur notre rapport à la mort et à sa pulsion. Réfléchir aussi sur notre rapport à la fin, à toutes les fins (voir la fin énigmatique du film quand la jeune Rose cherche à connaître le dernier épisode de sa série préférée).

Albachado de Hassan Aourid

  L’intellectuel et le pouvoir ou la déception permanente ·          Mohammed Bakrim «  Avant d’être une histoire, le roman est une in...