dimanche 24 avril 2016

Le travelling…une affaire de morale

Ethique et esthétique

« Le réel doit être fictionné pour être pensé »
Jacques Rancière

La célébration du cinquantenaire du film La bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo nous permet de revisiter un débat d’hier et d’aujourd’hui, celui de la représentation (de la violence, de faits historiques) et celui de la place des images dans la construction de l’imaginaire d’une nation. Le film nous interpelle aussi aujourd’hui au Maroc au moment où notre cinéma cherche à se confronter aux sujets historiques.
A Tanger lors de la dernière édition du festival national du film, des films ont été réalisés à partir de scénarii qui se sont confrontés directement à des faits historiques relativement vierges en termes de fictions cinématographiques. C’est  le cas avec La marche verte de Youssef Britel et Fida de Driss Chouika. En termes historicistes, les deux films se réfèrent à des séquences fondatrices de notre roman national. Fida en restituant une des périodes les plus mal connues de la résistance nationaliste face au colonialisme et La marche verte qui revisite l’un des événements majeurs de la fin du XXème siècle marocain ; celui de la récupération des provinces du sud. En somme, au niveau du récit historique général on pourrait dire que les deux films se complètent à l’image du parachèvement de la carte du pays.
Mais au-delà de ce parallèle historique notamment avec le film de Chouika, la bataille d’Alger nous interpelle au niveau du traitement réservé aux faits historiques et particulièrement au niveau du traitement de la violence, des images de la torture. Cela pose des questions de fond qui devraient amener à réfléchir les cinéastes qui abordent des événements historiques marqués par la violence mais aussi les cinéastes qui investissent le champ social marqué aussi par une certaine violence : faut-il tout montrer ? Jusqu’au peut-on imposer au spectateur des images qui l’assigne à résidence ?  A force de multiplier les artifices de la mise en scène : zoom, montages rapide, bande son assourdissante, absence de hors champ…le spectateur est le premier à rendre les armes et devenir le double de la victime fonctionnalisée (victime politique ou victime des rapports sociaux). Je pense ici particulièrement à deux films présentés à Tanger : Un mile dans mes chaussures et Les larmes de Satan qui posent la question de la représentation de la violence.
Cependant l’actualité du film La bataille d’Alger se situe au-delà de cet anniversaire dans les questions de fond que pose sa mise en scène eu égard aux événements qui mettent en avant le recours au terrorisme et la fascination qu’il exerce sur des franges de la jeunesse. Je rappelle qu’un précédent film de Gillo Pontecorvo, Kapo (1959) avait donné lieu à une intense polémique sur la portée morale d’un mouvement de caméra ; Jacques Rivette dans les cahiers du cinéma de l’époque lui avait reproché le travelling sur une des prisonnière d’un camp de concentration qui s’est suicidée en se jetant sur les barbelés électrifiés. Ce travelling final a été considéré par Rivette, dans un texte très violent comme « abject ». Godard avait alors forgé la belle formule entrée dans l’histoire du cinéma : les travellings sont affaire de morale. Khellaf et Jebbari se sont-ils posé la question ?
Dans La bataille d’Alger, une des séquences du film n’a pas manqué de susciter débat et réflexions. Celle où l’on suit une des poseuses de bombe dans une cafeteria, la fameuse bombe du Milk bar. La caméra suit la militante du FLN à l’intérieur du bar et comme chez Hitchcock on voit la bombe se placer et puis la caméra choisit dans une longue scène descriptive d’épouser le regard de la jeune militante en train de voir les lieux. On voit alors des images de ces gens insouciants dégustant leur consommation ; la caméra s’attarde même sur certains détails comme l’image de l’enfant en train de manger sa glace et sur lequel on revient deux fois pour signifier entre autres le temps qui passe.

Une des lectures de cette scène que je trouve pertinente est celle de la philosophe Marie-José Mondzain : « ces mouvements de caméra sur les visages ne sont-ils pas plutôt  destinés à nous faire comprendre ce qu’un terroriste doit surmonter de sa propre compassion pour passer à l’acte ?...Dans sa façon de filmer, Pontecorvo a pris soin de montrer que ça pose problème et que rien n’est évident. Or c’est l’évidence qui est barbare ».

vendredi 22 avril 2016

Hyménée de Violaine Bellet


Chant nuptial ou comment filmer l’intime
Le court métrage Hyménée de Violaine Maryam Blanche Bellet est une co-production franco-marocaine (Abdelahay Laraki en a assuré la direction artistique, Caroline Locardi à la production), connaît une riche carrière à travers des festivals au Maroc et à l’international Etalon d'or au fespaco 2017). 
Le film part d’une histoire bien locale, bien ancrée dans la tradition marocaine du mariage pour lui offrir une dimension universelle à laquelle renvoie le titre du film, Hyménée. Ce chant nuptial convoquant des images de la mythologie grecque, et de la tradition païenne avec Hymen la déesse des noces.
Toute la structure du film, et pour le dire d’emblée, sa réussite en termes d’écritures, consiste à gérer ce passage du local à l’universel à travers l’hommage rendu au couple qui se découvre au prix d’une longue nuit de recherche, de quête de soi, de violence directe ou suggérée. Gérer le passage de l’hymen, enjeu d’une nuit de noces traditionnelle à l’hyménée qui est un hymne à l’amour…le film nous introduit dans l’intimité d’un couple lors de sa nuit de noce dans une ambiance de fête rurale bien marocaine en termes de décors, d’ambiances musicales et de rites ancestraux. Tout cela va se révéler au fur et à mesure du déroulement du récit simple prétexte pour aller scruter, dans le lieu de l’intimité suprême, la nature des relations humaines et surtout leur complexité dont l’issue, d’un côté ou de l’autre ne tient qu’à un fil (en l’occurrence, un  geste, un regard…). Un plan furtif en ouverture du film, celui d’un scorpion, et qui précède l’arrivée en fanfare d’un groupe d’invités à la fête instaure un horizon d’attente énigmatique et qui neutralise l’ambiance festive dont il va révéler le côté factice (le cinéphile en moi n’a pas pu s’empêcher de penser à l’ouverture de La horde sauvage de Sam Peckinpah). Plan qui finalement trouvera son aboutissement sémantique avec le plan de la scène finale avec des poussins qui picorent tranquillement autour de bijoux de la mariée. Tout le trajet du récit vers une altérité positive est ainsi résumé : le passage de la violence tacite (scorpion) à la naissance d’une nouvelle idylle. Evolution du personnage renforcée avec le refus de rejoindre l’appel au voyage : le minibus matinal qui s’apprête à partir vers Casablanca ; horizon hypothétique d’émancipation qui paraît d’ailleurs saturé (Casa "blaça" une place ! ne cesse de crier l’assistant du chauffeur pour rabattre d’éventuels voyageurs).

L’autre enjeu du film est esthétique : comment revisiter un sujet et un thème,  le mariage traditionnel et le rituel qui l’accompagne, constitutif de toute une imagerie d’un cinéma exotique, sans tomber dans le cliché ni le voyeurisme. Et pourtant la camera de Violaine Bellet n’hésite pas à franchir le seuil « interdit », celui de la chambre nuptiale. Un moment fort vécu et restitué sous forte pression ; les familles en fête sont dans l’attente du drap nuptial portant la fameuse tache rouge, signe de la confirmation d’une réputation. L’angoisse du jeune couple est redoublée par l’angoisse « du public » rapporté par le jeu du montage parallèle, entre le dehors et le dedans ; passant du couple, aux parents…et à  cette jeune fille dont le regard scande le drame qui se joue. En franchissant ce seuil, la caméra se trouve dans une posture voyeuriste idéale sauf que les choix de la réalisatrice vont transcender cette proximité en privilégiant de capter l’intime à travers cette expérience profonde et radicale de l’altérité. La caméra occupe la chambre avec  ce jeune couple qui découvre le corps de l’autre à travers des gestes de maladresse, d’affection et de répulsion. Le couple tarde à accomplir le geste attendu et du coup le suspense augmente avec la pression  des membres de la famille de la jeune fille qui viennent taper à la porte pour s’enquérir de ce qui se passe. Et là, le film retrouve une dimension humaine en retournant l’image classique véhiculée dans ce genre de circonstances celle de la jeune fille qui se coupe le doigt pour renvoyer aux autres le signe de la défloraison qui n’a pas eu lieu. Ici, c’est le garçon qui se blesse au cours de son duel nocturne avec sa fiancée et renvoie aux autres l’image souhaitée et les renvoyant en même temps à leur hypocrisie. Avec sa fiancée qu’il découvre la nuit durant, ce sera un long processus de découverte mutuelle. Avec l’aube nouvelle, c’est un nouveau couple qui voit le jour. Un couple qui offre l’occasion à deux jeunes comédiens marocains, Nisrin Erradi (belle et généreuse) et Nabil Elmansour (au regard farouche) de donner toute la preuve de leur talent.

La bataille d’Alger, cinquante ans après


La fiction documentaire 


L’exemple même du film culte, La bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo, sorti il y a cinquante ans (1966) et dont le destin est marqué par l’histoire. Comme il a certainement marqué l’histoire du cinéma dans son rapport aux questions de la représentation de la violence (le terrorisme), de la mémoire…et du rapport entre la fiction et le documentaire. Film culte inscrit dans la mémoire cinéphile ; il a décroché le Lion d’or à Venise et le prix de la critique internationale ;  il a été d’ailleurs cité parmi les cinquante meilleurs films de toute l’histoire du cinéma dans le classement établi annuellement par la revue britannique Sight and sound. Une liste établie par 846 professionnels du cinéma du monde entier, et où le film de Pontecorvo apparaît en compagnie de chefs d’œuvre du cinéma.
 Mais La bataille d’Alger est aussi un film politique. Sa sortie en France a été tumultueuse ; il a été pratiquement interdit des salles pendant longtemps. Refusé pratiquement à sa sortie en 1966 ; au début des années 1970, des lobbies nostalgiques de l’Algérie française ont perturbé sa nouvelle sortie acculant les distributeurs et exploitants à le retirer de l’affiche. Il fallait attendre 2004, pour le voir enfin bénéficier d’une double sortie en salles et en DVD. L’histoire de la réception du film est l’histoire de sa longue invisibilité. « Cela est significatif, indique Benjamin Stora, du rapport entretenu entre la société française, la guerre d’Algérie et sa représentation au cinéma ». Politique aussi quand on sait que le pentagone en a fait un film de référence ; le film est enseigné dans les écoles d’État-major et on rapporte que le film a été présenté dans une projection spéciale au pentagone le 7 septembre 2003, au moment où les troupes américaines s’enlisaient dans le bourbier irakien. Le film en effet apporte un éclairage à la problématique qui hante l’horizon des préposés à l’ordre dans une situation d’occupation et que les Américains ont résumé ainsi : comment gagner une bataille contre le terrorisme et perdre la guerre des idées ?
Rappel historique

Peut-être qu’il faudrait rappeler le contexte historique du film en commençant par distinguer la bataille d’Alger, sujet du film, de la guerre d’Algérie. La première est une séquence de la seconde. Celle-ci est d’une durée plus longue ; officiellement elle a démarré le premier novembre 1954 à l’initiative du FLN ; même si historiquement je dirai qu’elle est concomitante à l’occupation française rejetée d’emblée par le peuple algérien avec l’épisode phare de la guerre menée par Emir Abdelkader.   Le film relate justement la période de la guérilla urbaine que les historiens situent entre 1956 et 1957. Pratiquement cela va de l’arrivée des parachutistes français  à Alger le 8 janvier 1957 et la fin des attentats avec l’éradication des cellules du FLN et leurs principaux responsables le 8 octobre 1957. Pour l’historien et spécialiste du sujet Mohamed Harbi « Tout commence quand, face à l’option sécuritaire du gouvernement français, le FLN décide de mettre en œuvre une stratégie de la terreur et de faire d’Alger une vitrine de la résistance ». Alger s’embrase. On passe des mitraillages collectifs à la pose de bombes dans des lieux publics. A la terreur des uns répond la contre-terreur des autres ; le point paroxystique est atteint le 27 juillet 1957 quand 9 bombes vont exploser simultanément dans Alger. Les militaires vont user des moyens forts pour atteindre le noyau du FLN à la Casbah. La torture et les exactions sont monnaies courantes. Mohamed Harbi : « Les parachutistes calquent leur organisation sur celle du FLN, s’assignent les mêmes tâches que lui exercent une gestion de type totalitaire sur la société. Il n’y a plus d légalité. Tous les moyens sont utilisés : bouclage de la ville, quadrillage de l’espace urbain et des populations, multiplication des centres de torture, ouverture de camp de transit et de tri, fichage généralisé ». Le FLN est écrasé ; les principaux dirigeants politiques sont arrêté dont le célèbre Larbi Ben Mhidi (froidement assassiné quelques jours après son arrestation) et le 24 septembre, le noyau militaire de la zone autonome d’Alger est neutralisé avec l’arrestation du chef des opérations militaires Yassef Saadi.
La fiction avec les outils du documentaire.
Yassef Saadi qui va justement participer au film La bataille d’Alger à partir de ses mémoires mais aussi en participant à la production du film. Une production indépendante italo-algérienne. La  présence de Saadi dans la production, dans le scénario et également en interprétant son propre rôle de dirigeant du FLN dans la casbah va signer la première caractéristique du film et lui donner un statut qui transcende les frontières entre la fiction et le documentaire. La première impression du spectateur qui découvre le film la première fois est celle d’avoir assisté à un documentaire ou carrément à un reportage de la télévision. Résultat obtenu grâce à un travail de l’image, du montage et de la mise en scène qui amène le critique à trouver un nouveau concept pour classer le film. Jacques Rancière parle de « fiction documentaire ».  On peut aussi dire que la bataille d’Alger est une fiction menée avec les outils du documentaire. Je rappelle que le film a été tourné. C’est-à-dire trois ans à peine après la fin des événements qu’il relate dans son film. Beaucoup de « personnages » du film ont été des protagonistes des faits qu’ils ont incarnés au cinéma. J’ai déjà cité le cas de Saadi interprétant son propre rôle (Jaafar dans le film). Les figurants sont les habitants de la casbah ; la quasi-totalité des 138 rôles du scénario ont été tenus par des non-professionnels avec le plus célèbre d’entre eux celui qui va jouer Ali Lapointe, Brahim Haggiag était un berger dans les régions d’Alger.
Outre les personnages, les lieux eux-mêmes ont été les lieux historiques des événements relatés avec les ruelles de la casbah et son fonctionnement comme un vaste huis clos où se déroulent les actes d’une tragédie moderne.
Ajouter à cela le recours au noir et blanc et un travail sur le grain de l’image pour en faire une image datée comme celle que l’on voit dans les actualités. Une prouesse esthétique d’autant plus que le film n’a pas eu recours à l’insertion d’images d’archives. « Nous avons longuement travaillé la photo au laboratoire pour qu’elle ressemble à l’image télévisée, raconte Pontecorvo…Ainsi le spectateur se sent-il concerné comme s’il assistait à des événements qui se déroulent près de chez lui ou comme s’il était lui-même dans la rue à ce moment-là ».
Cette esthétique documentaire est portée cependant par un vrai travail de mise en scène, un travail sur le montage qui assure au film un rythme qui frise souvent le suspense et un travail de la caméra qui tantôt à l’épaule tantôt s’immisçant dans les interstices du récit pour plonger le spectateur dans l’action. Certaines séquences font alors débat comme toutes celles qui décrivent les personnages dans les lieux où ont été déposées les bombes. Les choix esthétique finissent par croiser des questions d’éthique.





lundi 18 avril 2016

Décès du photographe Malick Sidibé

Le Mali perd son « trésor national »
Le photographe malien mondialement connu, Malick Sidibé, est décédé le 14 avril 2016 à l’âge de 81 ans. « Le Mali a perdu son trésor national » dit un fin de l’art de la photographie internationale. Tout le monde de la photo est en deuil suite à cette disparition d’une figure de proue de la photographie africaine.
Le Mali est un pays qui a une grande tradition de la photo ; c’est le pays de grands photographes à l’instar du célébrissime Seydoux Keita (1921-2001), l’un des plus grands portraitistes d’Afrique ; ou encore Malick Sidibé, plus connu sous le nom de « L’œil de Bamako ». C’est aussi le pays qui abrite plus grande manifestation africaine dédiée à la photo.  La première biennale a eu lieu en 1994 ; elle a connu une brève interruption suite aux événements dramatiques qu’a connus le Mali. La reprise s’est faite sous de bons auspices.  Appelée désormais  Les rencontres de Bamako, la Biennale a continué à asseoir sa légitimité artistique et comme premier événement panafricain de la photographie. Lors de l’édition 2015, organisée en octobre dernier, la biennale a connu un vif succès malgré le climat de tension qui régnait dans la région : « Nous avons reçu plus de 8000 dossiers de candidature cette année » nous avait dit Samuel Sidibé, le délégué général de la Rencontre. Et  le musée national de Bamako avait abrité 39 artistes provenant de 14 pays. Tout ce beau monde était réuni sous les figures tutélaires de Keita et Sidibé. Le premier grand portraitiste était plus porté sur la photo mis en scène dans le studio quant au second, Sidibé, il était plus du côté des sujets plus populaires. Malick Sidibé a su en effet capter les instants magiques de la jeunesse malienne avec les premières années de l’indépendance et de la liberté.

Il avait en 2003, le prestigieux prix international de la photographie Hasselblad, et quatre ans plus tard ce fut la consécration suprême avec le Lion d’or de la biennale de Venise. 

vendredi 15 avril 2016

Grande littérature, grand cinéma

Qu’est ce qui fait un grand cinéma ?


« Reconnaître dans la réalité une forme d’illusion, et dans l’illusion une forme de la réalité, est également nécessaire et également inutile ».
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité



« La grande littérature naît toujours des fractures, des blessures, des déséquilibres et des incertitudes » écrit Amin Maalouf dans sa préface au roman La bâtarde d’Istanbul d’Elif Shafak ; la romancière turque baigne en effet dans un pays de grande littérature du fait même de sa propre histoire…tourmentée. Maalouf précise encore qu’elle (cette grande littérature) naît de l’illégitimité sociale ou culturelle, du porte-à- faux et du malentendu. De la rupture en quelque sorte. De quelque traumatisme, individuel et/ou collectif Cela a donné de grands romanciers, de grands écrivains de Yecher Kamal, Nazim Kikmet à Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature en 2006. La Turquie est aussi le pays d’un grand cinéma. Un cinéma populaire chez lui et reconnu et récompensé sur le plan international. Peut-on transposer le paradigme installé par Maalouf pour expliquer aussi la force et la grandeur du cinéma turc ? A savoir qu’un grand cinéma reste tributaire d’une histoire mouvementée ? Le cinéma turc a décroché en moins de trente ans deux fois la Palme d’or, référence incontournable de la cinématographie internationale : en 1982 avec Yol (la permission) de Yalmaz Guney et Serif Guren. La légende qui accompagne ce film verse de l’eau dans le moulin de la thèse de Maalouf : Guney était en prison et n’a pu assurer la fin du tournage du film que grâce à une permission (Yol en turc) exceptionnelle. L’autre palme d’or a été attribuée en 2014 à Winter sleep de Nuri Bigle Ceylan, un habitué des prix à la croisette.
L’histoire contemporaine est riche en modèles littéraires et cinématographiques qui sont nés dans le sillage de grands événements politiques et sociaux. Le cinéma dit soviétique des années 20 en est une des manifestations illustres. La mère de Gorki, né dans le sillage des révoltes sociales a inspiré un grand film de Poudovkine. La révolution d’Octobre a inspiré Eisenstein. Le célèbre critique de cinéma, Léon Moussinac écrit dans ce sens : « Les "types" de Poudovkine sont simples et complets parce qu'ils figurent non pas un "moment" de l'humanité mais la nature même de l'humanité, dans ce qu'elle a d'éternel et de fatal. Ces types sont aussi inoubliables parce qu'ils sont intimement et puissamment liés au thème général abordant les grands faits sociaux auxquels les hommes, avec ou contre leur gré, participent sans cesse ». Destin du cinéma, destin d’un pays ?
Les années 30 de l’histoire des USA ont nourri les grands thèmes chers à Hollywood. Les raisins de la colère fut / est un grand roman et un grand film. Mais c’est tout le cinéma de l’Amérique qui reste articulé à l’histoire américaine. Le film fondateur porte un titre significatif : Naissance d’une nation de W. Griffith.
Dans notre sous-région. L’Algérie a eu sa Palme d’or en 1975 pour un chef-d’œuvre inégalé de cette jeune cinématographie, Chroniques des années de braise de Mohamed Lakhdar Hamina. L’Algérie indépendante a beaucoup investi dans un cinéma de mémoire avec des films inscrits dans le sillage du récit de la guerre de libération nationale. Mais le film de Hamina s’est distingué non pas en scénarisant l’action elle-même du soulèvement, mais il est allé chercher les sources de cette révolte dans les souffrances, la misère et les humiliations qui ont précédé le 1er novembre 1954. Il a donné ainsi au cinéma algérien son grand film. L’Egypte pays proche de la Turquie a eu également son grand cinéma concomitant à une grande littérature. Le pays du prix Nobel attribué à Naguib Mahfouz a eu son heure de gloire à Cannes avec le Prix du cinquantenaire attribué à Chahine. Une distinction qui vient conforter un grand cinéma avec ses films cultes La Terre, La Momie.
L’Iran me permet d’énoncer une proposition à partir de la synthèse des exemples cités : un grand cinéma naît dans un environnement marqué historiquement (thèse de Maalouf) et nourri de l’apport de grandes traditions narratives, dramatiques et picturales (de grands romanciers, de grands dramaturges, de grands peintres). Un cinéaste ne crée pas ex-nihilo. Les cinéastes iraniens sont les enfants de l’héritage perse en matière de poésie de récit de tapis et de miniature. Les grands films africains sont ceux qui ont d’abord puisé dans la tradition du conte africain (Ceddo, Yeelen, Tilaï) ; ce n’est pas un hasard si aujourd’hui le cinéma africain a disparu.
Et le Maroc ? On manque de film constitutif du récit national. Des événements fondateurs qui n’ont pas donné de grands romans peuvent-ils donner de grands films ?
Feu Yasser Arafat aimait dire suite au terrible siège subi par la résistance palestinienne en 1982 : J’attends toujours le roman de Beyrouth !



dimanche 10 avril 2016

Cinquantenaire de la revue Souffles

Cinquantenaire de la revue Souffles
Rencontre avec Kenza Sefrioui


Le récit d’une génération
Critique littéraire et journaliste, Kenza Sefrioui est l’auteure d’un livre somme sur l’expérience inédite et originale de la revue Souffles dont le cinquantenaire est célébré à travers le pays notamment à la Bibliothèque nationale de Rabat. Le livre, La revue Souffles (1966-1973) Espoirs  de révolution culturelle au Maroc (Editions Sirocco) a reçu un important accueil critique et public et a obtenu Le prix Grand Atlas en 2013.
Souffles a été un moment important de la vie culturelle et politique du pays ; dès sa création en 1966, elle a été la tribune d’une pensée autre, une pensée de l’émancipation via la création. La poésie, la littérature d’une manière générale, la peinture, le cinéma… ont été les vecteurs d’un nouvel engagement. Rencontre avec Kenza Sefrioui autour de cette séquence phare de notre histoire contemporaine.
Entretien réalisé par Mohammed Bakrim


Kenza, est-ce qu’on peut dire que Souffles, dix ans après l’indépendance du pays (1956-1966) fut la première expression de la modernité dans son expression culturelle.
Souffles a, en effet, fait date comme mouvement littéraire, artistique et intellectuel, en réunissant autour de son projet la plupart de ceux qui sont ensuite devenus les grands noms de l’art et de la pensée au Maroc et au Maghreb : les écrivains Abdellatif Laâbi, Mostafa Nissabouri, Mohammed Khaïr-Eddine, puis plus tard Tahar Ben Jelloun, les peintres Farid Belkahia, Mohammed Chabâa, Mohammed Melehi, l’écrivain et cinéaste Ahmed Bouanani etc. C’est un groupe qui s’est enrichi en quelques années par le bouche à oreille (et bien avant Internet et les réseaux sociaux), jusqu’à rassembler plus d’une centaine de signatures venues du Maroc, d’Algérie, de Tunisie, du Liban, de Syrie, de Palestine, d’Angola, du Mozambique, de Haïti, de Martinique etc. La revue a frappé par la force de sa ligne éditoriale, qui proposait un projet ouvertement moderne et progressiste, et elle n’a pas manqué de saluer dans certains de ses aînés, comme Driss Chraïbi, cette vision partagée.

Tu appartiens aux jeunes générations, tu es née quand Souffles n’était plus là : comment alors tu as découvert la revue et qu’est-ce qui a animé ta volonté à en faire un travail de recherche universitaire et un livre ?
C’est grâce au travail d’universités publiques américaines que j’ai eu accès à Souffles, et je tiens à rendre hommage à Anne George et Thomas Spear qui ont numérisé l’intégralité des 22 numéros en français dès la fin des années 1990. Cela m’a permis de découvrir cette revue, car à l’époque, les exemplaires de la Bibliothèque générale de Rabat avaient été mal conservés, et même pillés. Et j’ai eu un coup de cœur pour la liberté de ton de ces numéros, pour la force et la pertinence des idées qui y étaient exprimées sur la décolonisation, le rôle des intellectuels dans un pays du Tiers-Monde, la langue nationale, l’héritage amazigh et juif, etc. Comme j’ai été frappée par la beauté des textes littéraires et des œuvres reproduites. Au fil de mes recherches, je me suis rendue compte de l’importance qu’avait eue Souffles dans la mémoire collective, en raison de son évolution politique. C’est pour cela qu’après ma thèse, j’ai pris un an pour transformer en livre ce travail académique, car je m’étais rendue compte que les jeunes générations ignoraient cette histoire et qu’il était nécessaire de la transmettre.

Peut-on dire que tout a commencé par la poésie et la peinture ? quels sont les premiers noms qui ont contribué autour de Laâbi à la concrétisation du projet ? Quel profil socio-culturel se dégage de cette bande qui a choisi de monter « à l’assaut du ciel » ?
Souffles a été créée à l’initiative de jeunes poètes principalement francophones, donc Abdellatif Laâbi, qui en est devenu le directeur, et Mostafa Nissabouri, qui étaient très proches des artistes peintres qui enseignaient alors à l’École des Beaux-Arts de Casablanca. C’était un groupe de jeunes citadins, issus des classes moyennes, et qui appartenaient à l’infime minorité à avoir fait des études supérieures. A l’époque, moins d’1% de la population arrivait au bac. Eux faisaient partie des premières promotions de la jeune Université marocaine (créée en 1959), ou de ceux qui avaient eu des bourses pour étudier à l’étranger, notamment les artistes.

Il y a un nom qui mérite un arrêt sur images, c’est Mohammed Khaïr-Eddine ; quel était son apport à Souffles et quelle image tu gardes de lui à travers cette expérience ?
Mohammed Khaïr-Eddine a fait partie de la préhistoire de Souffles, en lançant avec Mostafa Nissabouri le manifeste Poésie toute en 1964 et la revue Eaux vives. Il a fait partie du groupe initial de Souffles, même s’il est parti s’installer en France avant la publication du premier numéro en mars 1966. Il a ensuite envoyé quelques poèmes, mais il a surtout contribué à faire connaître Souffles dans les milieux littéraires français.

Quelle réflexion t’inspire le fait que ce soient la poésie et la langue française qui ont été les premiers porteurs d’une certaine modernité littéraire marocaine ?
Les historiens de la littérature font remonter cette date à 1954, à la parution du Passé simple de Driss Chraïbi, en pleines luttes pour l’indépendance, ce qui avait fait scandale. Souffles a apporté un renouveau au niveau de la poésie, avec le vers libre et le poème en prose. Mais elle s’est aussi ouverte aux plumes d’auteurs arabophones, comme Mohammed Berrada, Driss El Khoury, Mohammed Zafzaf, etc., qui expérimentaient aussi d’autres formes d’écriture. Je retiens de Souffles (entre autres) que la modernité n’est pas une date, mais un processus…

Très vite Souffles a établi des connexions entre les différentes formes d’expression autres que la poésie ?
Oui, parce qu’elle avait une vision globale de la culture. Si elle a été surtout animée par des poètes et des artistes peintres, elle était sensible aux problèmes du théâtre, du cinéma, des arts populaires… En fait, ses animateurs se connaissaient et étaient à l’écoute de ce que faisaient les uns et les autres. Souffles a donc porté un mouvement culturel transdisciplinaire, qu’on regarde aujourd’hui avec admiration, en raison du cloisonnement qui existe aujourd’hui entre les différentes expressions artistiques.

Le cinéma a été abordé très tôt par la revue Souffles et dès le numéro 2 de l’année de sa création (1966), un important dossier a été consacré au cinéma avec des cahiers de doléances sous forme de mémorandum adressé aux responsables et surtout une table ronde animée par Laâbi lui-même et réunissant de grands cinéastes marocains dont notamment Ahmed Bouanani qui collaborait aussi à la revue avec des textes poétiques ?
Le dossier cinéma est en effet un des premiers dossiers publiés par Souffles, et contribue à la propulser comme une véritable revue culturelle. Le premier numéro ressemblait en effet à une plaquette de poésie, avec quelques (très forts) poèmes, et le prologue-manifeste de Abdellatif Laâbi. Dès le numéro suivant, la revue se structure et présente à la fois des créations (poèmes ou reproduction d’œuvres d’artistes contemporains), et une partie critique, avec des comptes-rendus, des dossiers, des analyses sur différentes problématiques liées à la culture, etc. Le dossier cinéma rassemblait Ahmed Bouanani, Idriss Karim, Mohammed Sekkat, Mohammed Abderrahman Tazi et Abdallah Zerouali, dont aucun n’avait encore eu la possibilité de réaliser un long métrage. Ce débat montre déjà la singularité de chaque démarche, et souligne les problèmes structurels auxquels tous étaient confrontés (manque de moyens, obligations administratives en tant que fonctionnaires du CCM…)

Un ami cinéaste m’a confié que la table ronde s’est déroulée dans la maison de Abraham Serfaty et que Laâbi avait collaboré à un court métrage documentaire, Sin Agafaye de Latif Lahlou en signant le beau texte de la voix off par un pseudo (Abdellatif Yassin) son prénom et celui de son fils ainé je pense ?
Vous me l’apprenez ! Ce qui est passionnant avec l’histoire de Souffles, c’est que mes recherches ne sont jamais finies et qu’il m’est arrivé souvent, depuis la publication de mon livre, de recueillir encore des anecdotes et des témoignages. A l’époque, Abraham Serfaty était directeur de la recherche à l’OCP et disposait d’une villa de fonction où il recevait intellectuels, militants, artistes, étudiants… C’est lors d’une de ces réunions que Abdellatif Laâbi et Abraham Serfaty se sont connus, ce qui a été le point de départ d’une grande amitié et a influé aussi sur le cours de Souffles.

Quelles sont les principales tendances que tu as relevées dans l’apport culturel de la première phase de la vie de la revue ?
Pendant ses trois premières années, Souffles a évoqué de nombreuses questions importantes : la question de la langue nationale, le rôle des intellectuels, la politique culturelle et les structures et circuits culturels au Maroc. Elle a formulé une forte critique du mouvement de la négritude, dans lequel elle voyait une forme de racialisation de la pensée. Cette période est profondément marquée par l’œuvre de Frantz Fanon, notamment Les Damnés de la terre, qui réfléchissait au lien entre les intellectuels et le peuple dans un contexte post-colonial. Souffles s’est aussi penchée sur le rapport à la masse documentaire produite par la « science coloniale », qu’elle invite à réviser, pour conserver la trace d’un patrimoine menacé ou disparu, tout en produisant des analyses moins connotées. Une des thématiques majeures de la revue est enfin l’articulation entre le patrimoine et la création contemporaine. Souffles rêve de construire une culture nationale moderne qui s’ancre dans les traditions et la culture populaire, véritable matrice de modernité, et en réinvente les formes pour se projeter vers l’universel.

A quel moment situes-tu le passage à l’engagement politique de la revue ? Et quels sont les facteurs déterminants sur la voie de cette radicalisation ?
Souffles a été engagée dès le début. Parler de décolonisation de la culture, de revalorisation des héritages amazigh et juif à l’époque où on ne parlait que d’arabité et d’islam, parler de la place de l’arabe comme langue nationale, c’est éminemment politique ! Mais les premiers numéros cherchaient à réformer la société en infusant, par l’art et la réflexion sur la culture, des éléments vecteurs de modernité. Par la suite, il y a eu une politisation plus ouverte. A partir de 1969 et du numéro spécial dédié à la Révolution palestinienne, Souffles estime qu’il est urgent de s’ouvrir à des sujets plus directement politiques et considère la culture comme « une sorte de « luxe » ». Ce qui a amené une bonne partie de l’équipe initiale à s’éloigner pour fonder la revue Intégral. La raison de cette réorientation est la colère de la jeunesse face à une politique dictatoriale et violemment répressive, et face à des partis politiques jugés sclérosés. Dans une partie de ces jeunes militants, le mouvement marxiste-léniniste et l’idée de la révolution se sont imposés comme une solution.

L’apport de la version arabe de la revue, Anfass, a été plus politique que culturel, au sens strict du mot culture je veux dire ?

Anfas a été créée en mai 1971 pour toucher les militants arabophones. Elle était mensuelle et non trimestrielle, coûtait moins cher que Souffles en français et était tirée à 5000 exemplaires (contre mille en français). Elle a réuni une équipe nouvelle, composée essentiellement des militants qui constituaient les organisations A et B, les futures Ilal Amam et 23 Mars qui venaient de faire scission d’avec le PLS et l’UNFP. Il y était questions de sujets économiques, sociétaux et politiques, tandis que Souffles a toujours continué à traiter de sujets culturels et à publier des textes littéraires.


Tu as rencontré pour les besoins de ta recherche les principaux acteurs de cette expérience ; quels sentiments dominent-ils chez eux à l’occasion de  ce retour auquel tu les as conviés : nostalgie ? Regret ? Le sentiment d’avoir participé à une épopée ? Une esquisse de critique du trop politique ?
J’ai en effet eu la chance de recueillir les témoignages d’une trentaine d’écrivains, artistes, cinéastes et militants qui ont contribué, de près comme de loin, à cette aventure, dont je tiens à saluer la générosité. Tous avaient en effet le sentiment d’avoir vécu quelque chose d’important, dont ils parlaient en effet avec passion. C’est en effet l’époque de leur jeunesse et, pour beaucoup, l’époque d’avant la prison et la torture… Leurs appréciations sur la trajectoire de Souffles sont évidemment variées, en fonction des parcours personnels des uns et des autres. Beaucoup restent fidèles aux valeurs progressistes et humanistes portées par la revue, même s’ils ont choisi par la suite de les défendre d’une autre manière, en militant par exemple au sein de la société civile, ou en continuant à créer.

Tu es journaliste, auteure impliquée dans la vie intellectuelle et publique du pays, penses-tu que le temps des revues engagées autour d’un projet est-il révolu ? Et quelle fonction peut – encore - jouer la culture dans un projet porté par des idéaux de justice, de liberté et contre la haine et la violence ?

Ce qui est fascinant, dans les revues culturelles, c’est cette articulation entre les recherches personnelles d’artistes ou d’intellectuels mus par des questionnements profondément individuels et un projet éditorial collectif. La réussite de ces aventures relève d’une alchimie précieuse et, souvent, elles ne durent qu’un temps, pour se recomposer autrement. Non, bien sûr que le temps des revues n’est pas révolu, parce que la question du collectif ne cesse de se poser. Elle l’est aujourd’hui de façon particulièrement aigue. Mais chaque génération invente ses formes, et nous disposons de nouveaux outils, notamment numériques, pour exprimer nos interrogations et partager nos propositions et nos créations… Bref, pour donner sens à notre monde…

samedi 9 avril 2016

La question du scénario


« Damlij Zhirou »
un scénario chanté

D’où vient l’idée du scénario ? S’interroge-t-on dans les manuels d’initiation au scénario. La question fait partie de toute une panoplie d’interrogations récurrentes quand on aborde cet art aussi vieux que l’humanité car il est partie prenante de la vie humaine qui se nourrit de récits et de multiples formes narratives qui supposent une scénarisation consciente ou spontanée.
Dans le contexte spécifique de notre cinéma, la question du scénario a été abordée non sans une certaine inflation verbale, présentée comme la panacée face à l’impasse d’un certain cinéma. On a réduit alors la problématique à sa seule dimension dramatique ; ramenant les enjeux multiples et multidimensionnels de l’écriture à des questions de méthode. C’est ainsi que depuis pratiquement le milieu des années 1990, l’offre de formation au scénario occupe l’essentiel de la programmation de nombreuses manifestations cinématographiques à travers le pays. Partout, des maîtres es-scénario proposent, animent des ateliers de formation au scénario. Le résultat nous met devant un autre paradoxe marocain : jamais ce que l’on appelle la crise de l’écriture pour le cinéma n’a été aussi palpable que depuis cette explosion de la formation au scénario. Au point que même l’institution en charge du cinéma a instauré une résidence de remise à niveau des scripts ayant déjà été sélectionnés pour l’avance sur recettes ; C’est ainsi qu’on a vu des noms prestigieux du cinéma marocain ayant été par le passé récompensés pour la qualité de leur scénario, décider de faire preuve d’humilité et ont confié leur « texte » aux mains de « script doctors » pour des soins intensifs sous le climat tonique de la belle ville d’Ifrane. Pour quel résultat ? La formule est séduisante, mais elle ne garantit pas l’issue du processus. La crise du scénario n’est pas en aval, elle est en amont. La crise du cinéma ne se réduit pas à la qualité du scénario, elle est la conséquence de tout un écosystème. 
Je préfère revenir à l’idée du scénario ; à ce qui nourrit l’inspiration du scénariste. « S’il paraît difficile de légiférer  en matière d’imaginaire, les sources d’inspiration, elles, peuvent être soumises, sinon à une analyse, tout du moins à un recensement » écrit  Dominique Parent-Altier dans son « Approche du scénario ». Les sources d’inspiration sont ancrées dans une série de paramètres universels : elles font partie de l’expérience humaine et s’incarnent dans la tradition…comme la malhoun, ce genre musical populaire né du brassage historique entre les cultures qui font l’héritage culturel marocain. L’autre jour j’écoutais dans ma voiture, une compilation de chansons du malhoun par le maître Toulali. L’une d’entre elles offre un excellent modèle non seulement d’idée pour une intrigue mais elle la propose entièrement scénarisée. Il s’agit de Damlij Zhirou (le bracelet de Zhirou) : c’est un récit oral mais très visuel autour d’un argument dramatique universel celui de la quête que mène un sujet autour d’un objet pour parvenir à une fin. En l’occurrence un schéma narratif canonique avec une situation initiale, celle de deux amants qui échangent autour de leur amour. L’élément déclencheur arrive quand l’amant perd le bijou que sa bien-aimée lui avait offert en gage de sa fidélité ; suit alors la quête qui le mène dans un voyage dans la ville qui frise le fantastique ; arrive l’élément de résolution avec la rencontre avec deux ravissantes femmes qui lui annoncent que le bijou est disponible (le climax) et puis la situation finale avec la récupération du bracelet et les retrouvailles avec la bien-aimée. La modernité du récit n’est pas seulement dans sa dramaturgie qui reprend une  structure similaire à celle par exemple du Voleur de bicyclette dont il se distingue par sa fin en happy end, moderne également  par son univers de référence, les images auxquelles il renvoie, la progression qu’il propose…et puis la confrontation avec le cinéma n’est pas fortuite puisque la rencontre heureuse qui va aboutir à la résolution du drame se fait devant une salle de cinéma, là où le héros rencontre les deux beautés qui lui annoncent la bonne nouvelle.  

D’où vient l’idée ? De la vie pardi !!!!!!!!!!!!!

vendredi 1 avril 2016

Trois questions à Cringuta Pinzaru


L’image des « petits bonheurs »

Elle a signé la très belle image du film petits bonheurs de M.C. Tribek, Cringuta Pinzaru est née à Iasi, Roumanie, diplômée de l’Académie de Théâtre et Film, Bucarest en 2000 et de la Fémis, département Image en 2004. Après avoir travaillé comme directrice de la photographie sur une quarantaine de courts métrages et une trentaine de spots publicitaires, elle passe au long métrage en 2008 avec  "Le temps des camarades" de Mohamed Chrif Tribak. Parmi les réalisateurs marocains avec lesquels elle a collaboré on peut nommer  Abdelillah Zirat, Rachid Ouali, Layla Triqui, Youssef Britel, Mohamed Mouftakir, Mohamed Karrat. Depuis 2007 elle est professeur à l’ESAV Marrakech (département image)



Quel rapport entretient un directeur de la photographie avec le scénario ? Comment  tu as reçu dans ce sens le scénario de Petits bonheurs ?
Le scénario est la base de départ du film, c'est à partir de l'histoire que tout commence. Le film naît avec le scénario. Personnellement, je commence mon travail sur un film dès la première lecture du scénario; je suis déjà en train d'imaginer des ambiances de lumière, des textures d'image, des choix de cadre, des idées de découpage. Evidemment, je partage toutes mes intentions avec le réalisateur, c'est lui mon interlocuteur privilégie. C’est très important qu'on soit sur la même longueur d'onde. J'interviens très peu dans la dramaturgie du scénario, cette chose peut arriver néanmoins, et, quand ça arrive, c'est plus pour comprendre mieux les intentions du réalisateur, éclaircir certains questions personnelles, ou simplement pour proposer une autre résolution d'une certaine séquence.
J'ai lu 7 ou 8 versions des "Petits bonheurs", ça n'arrive  que rarement, car avec Chrif Tribak on a une relation de travail privilégiée, on collabore ensemble depuis 12 ans, donc on est dans un rapport de confiance réciproque, de complicité et de partage, ça facilite vraiment la tâche. On a eu des longs échanges de emails pendant quelques années avec le réalisateur/scénariste ; temps durant lequel ont été écrites les différentes versions du scénario où j'ai donné mon point du vue à Chrif, avec l'intention chaque fois d'avancer, d'être dans la critique constructive, de comprendre ses intentions, car c'est une histoire qui n'est pas du tout facile à saisir, à appréhender.

Comment ce sont déroulées les discussions de préparation avec Chrif Tribak ? D’autant plus que le script pose un double défi au moins : la reconstitution historique (décors, costumes, lumière…) et filmer l’intime…
On a travaillé de la même manière comme d'habitude: discussions sur les questions importantes: qu'est-ce qu'on raconte, comment on le raconte, comment on va s'y prendre techniquement pour arriver à retrouver nos intentions initiales dans le film? Ce sont des questions difficiles, on a le temps de trouver les réponses durant la préparation, le repérage et en travaillant avec le réalisateur avant et pendant le tournage. Dans le cas des "Petits bonheurs" c'était d'autant plus compliqué car il s'agit d'un film d'époque (l'action de passe en 1955 à Tétouan), il y a un travail de documentation qu'on a fait chacun de son côté, et après on a énormément discuté quand il s'agissait de trancher sur le choix d'un décor, des costumes ou d'une certaine ambiance de lumière. On a fait des recherches en amont avec le décorateur, Mustafa Loulanti et la chef costumière Bouchra Cainallah, une fois qu'on s’est mis d'accord chacun a fait son boulot, et je tiens à les féliciter, car tous les deux ont fait un travail remarquable.
La grande maison est un personnage en soi, filmée comme un labyrinthe où toutes ces femmes vivent, l'homme est un intrus là-dedans. Comment on va filmer cette maison? C'était un vrai défi pour moi de trouver une solution fiable, car l'espace est très petit, les chambres très étroites avec une grande hauteur sous le plafond. La réponse est venue grâce au patio, le puits de lumière autour duquel gravite la vie de toutes les maisons arabo-andalouses. On est dans un huit clos, on doit sentir cet enfermement, ces femmes s’échappent aux règles de vie d’une grande maison seulement quand elles montent sur la terrasse ou quand elles traversent les ruelles étroites de la médina pour aller au cinéma. Les ruelles sont un lieu de rencontre, le toit un lieu où on regarde sans être vu, le cinéma c'est le rêve. La vie de ces femmes est rythmée par les tâches ménagères, par les fêtes de mariage, par les arrivées et départs de leurs filles/enfants. Le patio c'est comme une scène de théâtre et les chambres comme les coulisses. Au moment où j'ai compris l'importance du patio dans la géographie du lieu, tout est venu de soi: le choix de la focale, de la lumière, les axes caméra, l'importance du hors-champ. On a créé une ambiance ambrée, douce, qui fait bien ressortir les carnations, les textures des vêtements et des décors, le soleil est toujours indirect.
Comment filmer l'intime, voilà une question bien difficile. On a essayé de le filmer avec pudeur, sans tomber dans le voyeurisme et dans la vulgarité. Aussi, le fait qu'on a tourné quasi tout le film en plans séquence ça nous a aidé à trouver un rythme, un tempo, une certaine chorégraphie entre la caméra et les acteurs. La caméra fait corps avec l'acteur, sans le perturber, dans la douceur. 


      Est-ce que de ton côté tu as mené un travail de préparation spécifique : visite de maisons anciennes, de musée, voir des tableaux et des photos d’époque ?
Je connais assez bien le nord du Maroc, donc j'avais déjà une idée sur les anciennes maisons du style arabo-andalous, typiques du nord du Maroc. C'est pendant les repérages que j'ai vraiment compris les différences architecturales entre ces maisons traditionnelles. On a fait un gros travail de préparation avec le réalisateur, on a vu beaucoup des photos d'époque, des archives filmées, j'ai lu des livres d'histoire sur cette époque avant l’indépendance du Maroc. Ce travail de recherche m'a nourri beaucoup pendant le tournage. On a recherché aussi les livres sur la broderie du nord du Maroc, tout ce qui avait un lien avec le monde des femmes: les écoles de filles, qu'est-ce qu'on mettait dans un trousseau de mariage, jusqu'aux coutumes alimentaires de l'époque.
Les tableaux orientalistes n'étaient pas vraiment ce que je cherchais comme référence visuelle, grâce à Chrif Tribak j'ai découvert il y a longtemps les peintures de Rachid Sebti, un des rares peintres figuratifs marocains, spécialisé dans le nu féminin.  Ce sont quelques-uns de ses tableaux qui nous ont nourri visuellement pendant la préparation des "Petits bonheurs" dans le choix des couleurs, la façon de détacher le personnage de l'arrière-plan grâce à la lumière, et dans le choix des costumes. 
Entretien réalisé par Mohammed Bakrim
(mars 2016)


Albachado de Hassan Aourid

  L’intellectuel et le pouvoir ou la déception permanente ·          Mohammed Bakrim «  Avant d’être une histoire, le roman est une in...