Un conte hyperréaliste des temps de la dé-civilisation
·
Mohammed Bakrim
«
Pourquoi se priver du plaisir de choquer, pourquoi priver le public du plaisir
d'être choqué ?»
P.P Pasolini
Le nouveau
Hicham Lasri est arrivé. Précisons tout de suite qu’il s’agit d’un film ; car
chez lui il y a toujours du nouveau : un roman, une pièce de théâtre, une
bédé, une installation ou un autre film ! je formule d’ailleurs
l’hypothèse que Moroccan Badass girl constitue une pause ludique en attendant
son prochain film ! Voire un roman.
Dans la démarche
de Hicham Lasri, faire des films est partie intégrante d’un acte créatif global
où il s’agit d’interroger puis certainement de transgresser les normes et les
codes de la rhétorique classique au-delà du medium choisi. Programme annoncé
dès l’ouverture de son film phare The end. « Une fin » qui annonce
plutôt le début d’une aventure narrative et esthétique. En installant les
éléments d’un univers auquel il restera fidèle, des lieux (une ville
Casablanca), des comédiens (notamment un certain Salah Bensalah !) et
surtout un style.
D’ailleurs on ne
peut accéder à chacune de ses nouvelles créations si l’on ne tient pas compte
d’un background culturel pluri-codique, multi-référentiel se nourrissant de
l’apport de toutes les variantes de la culture moderne et de son environnement
urbain, casablancais underground. Quand
je parle « d’accéder » cela ne peut se faire que partiellement, on ne
peut la posséder totalement.
Son nouvel opus
apporte une nouvelle touche à cet édifice. Il y développe une esthétique de
l’excès pour aborder la violence qui traverse l’ensemble des rapports sociaux.
Une violence à différentes échelles. Le parcours de Kathy est une traversée de
cercles de violence ; d’abord à un niveau micro, au niveau de la famille,
dans ses rapports avec sa mère. Ou à un niveau macro, (la société), les
différents harcèlements qu’elle subit dans la rue ou dans le travail. Sa
présence dans chaque situation dramatique fonctionne comme un révélateur
chimique qui nous fait dévoiler, sur un registre comique et/ou ironique, certes
l’emprise d’une forme de domination sexiste qui renvoie à une violence globale.
Une radioscopie légère et implacable pour fustiger une certaine modernité dont
la cité blanche est l’emblème. Et dont les contradictions multiples traduisent
bien l’échec de cette modernité dévoyée : le film en offre une caricature
avec le centre de beauté. Le contexte d’émergence de cette critique mi-comique,
mi-tragique est sa ville natale dont il filme les sites d’une certaine
déchéance ; la périphérie où sévissent tous les paramètres d’une
dégénérescence (la parabole de la décharge) des rapports sociaux ou pour user
d’un mot redevenu à la mode, Hicham Lasri filme les lieux de la décivilisation.
Concept forgé par le sociologue et écrivain, Norbert Elias : "un
processus de civilisation n'interdit nullement de penser qu'il y a des moments
de régression et donc de décivilisation, ça ne contredit absolument pas le
modèle, ça montre simplement qu'il est contextuel »
Le film en effet s’offre à une lecture
sociologique de l’urbanité marocaine. La sociologie contemporaine nous rappelle
que le processus de civilisation telle que la charge du contrôle de la violence
va de plus en plus peser sur les individus eux-mêmes et non pas sur des
instances extérieures, il y a cet aspect d'autocontrôle des pulsions. Leur
réussite ou leur échec sert alors d’indicateur de « civilisation » ou
du moins l’existence de rapports sociaux moins hétérogènes et extravagants.
D’une manière expressive, ce sera le programme de la journée particulière que
vivra l’héroïne du film, Khadija, Kathy pour son entourage. La journée de son
trentième anniversaire sera pour elle le jour le plus long ; celle de
toutes les rencontres. Y compris les plus inattendues.
Fidèle à sa
démarche, le cinéaste use d’une stratégie offensive pour bousculer les paresses
intellectuelles et les hypocrisies sociales. L’humour noire, la
dérision…investissent cette démarche subversive, radicale. La fragmentation du
récit n’est que la métaphore d’une société brisée ; des structures
narratives hétéroclites pour parler d’une société composite comme l’a si bien
dit feu Paul Pascon. L’absence de l’uniformité du récit renvoie le spectateur à
sa propre réalité éclatée qu’il regarde désormais autrement après avoir
accompagné Fathy dans ce conte hyper casablancais. Casablancais dans son
jargon, ses situations et ses horizons où gravitent les thèmes de la drogue, de
l’immigration, de la quête d’un mieux vivre. L’accueil chaleureux et
enthousiaste réservé au film lors de sa projection au FIFM en est une
illustration. Comme quoi un film d’auteur qui prend en dérision le cinéma
d’auteur a un destin public loin de la planète exiguë de la Lasrisphère.
Après un moment
d’étonnement face au déluge verbal et iconique qui envahit son horizon
d’attente, le spectateur est vite pris en charge par le personnage narrateur
qui dans la grande tradition des récits interactifs, brise « le quatrième
mur », interpelle le récepteur, n’hésite pas à le malmener et à lui dire
ses quatre vérités. Configuration originale qui nourrit chez lui une charge
d’empathie à l’égard d’un personnage authentique. Naïve, rêveuse mais rebelle
dans l’âme comme une vraie « « marrokia », une vraie
casablancaise. Personnage portée de bout en bout par l’excellente prestation de
Fadwa Taleb.