L’espion
et le négociateur
Chaque nouveau film de
Spielberg ouvre une nouvelle page dans sa réception publique ; l’adhésion
des cinéphiles n’est pas acquise d’emblée ; elle est ainsi à reconquérir à
chaque nouvel opus. En somme, un cinéaste qui partage, rarement consensuel.
Avec Le pont des espions, l’intérêt est certain sans que ce soit les passions
déclenchées par certains films devenus cultes pour les adeptes de la science
fiction et des effets spéciaux. Le côté humaniste / innocence de l’enfance est
un minimum garanti de fidélité chez ses fans. L’intérêt cependant réside ici
dans la dimension politique de ce thriller captivant qui a su, à partir de
faits certes connus, construire un récit qui nous parle au-delà de l’intrigue
proprement dit, inscrite dans le contexte de la guerre froide et de la hantise
de l’attaque nucléaire. Il y a une dramaturgie des valeurs qui font que le
cinéma de Spielberg est dans la continuité des récits fondateurs de la fiction
nationale américaine.
Deux séquences en ouverture
mettent en place, successivement, les deux personnages principaux. D’abord,
l’espion soviétique, suivi puis arrêté par le FBI ; ensuite, Donovan,
l’avocat des affaires qui va se trouver engagé comme avocat commis d’office
pour défendre l’agent communiste et qui sera plus tard appelé à la rescousse
pour négocier avec ces mêmes soviétiques l’échange de prisonniers avec d’un
côté l’espion arrêté et un pilote américain abattu avec son avion espion
au-dessus de l’Union soviétique.
Les deux séquences informatives
sont construites d’une manière différente dans leur forme et leur propos mais complémentaire.
On commence par découvrir un personnage en train de peindre. Un mouvement
arrière de la caméra nous le montre à plusieurs niveaux : le personnage,
son reflet dans le miroir et son autoportrait…trois fois la même figure pour
signifier, au-delà de la simplicité de l’ensemble, sa complexité, sa nature et
sa multiplicité au-delà des apparences. Celles d’un citoyen paisible qui
dessine au bord de l’eau, assis sur un banc…En fait, un subterfuge pour passer
ses messages car il s’agit bel et bien d’un espion soviétique que le FBI finit
par arrêter. La séquence est sobre, efficace avec de belles scènes de poursuite
dans la ville qui sont une prouesse de reconstitution historique (nous sommes
en 1957) et surtout peu bavarde, le personnage vit de dissimulation. A ce
niveau la séquence suivante en est le contre-champ, elle met en place le
protagoniste, James Donovan (Tom Hanks). La, ça parle beaucoup ; logique,
le personnage est avocat d’affaires, redoutable négociateur. Le verbe et la
rhétorique sont sa force de frappe. La troisième séquence fait la synthèse des
deux précédentes puisque Donovan est appelé à défendre Rudolf Habel, l’espion
soviétique. C’est l’instauration d’une figure canonique du cinéma américain, le
héros qui par la seule force de ses convictions va se battre pour imposer l’un
des principes fondateurs de la nation américaine : l’égalité de tous
devant les droits constitutionnels. Contre une opinion publique hostile car
galvanisé par un discours de propagande hystérique, Donovan va prendre sa
mission au sérieux et défendre son « client » jusqu’au bout
nonobstant la nature de l’accusation.
C’est un personnage fordien, cela me rappelle en effet le personnage de James
Stewart dans L’homme qui tua Liberty Valance : l’avocat qui impose le
respect de la loi. Mais là, Donovan, face à l’hostilité ambiante et au manichéisme
des uns et des autres, il va recourir à une astuce diplomatique pour sauver la
vie de son client qui risquait la peine de mort. Dans une rencontre privée il
parvient à glisser dans la tête du juge que maintenir Habel en vie pourrait
servir comme monnaie d’échange pour libérer éventuellement un prisonnier
américain du côté soviétique.
Une éventualité qui a fini par
arriver. Dans un formidable montage parallèle qui transcende la référence
temporelle historique, Spielberg nous montre pendant les moments du procès de
l’espion soviétique, dans une ambiance de hantise et de manipulation
idéologique (voir la scène des écoliers), les préparatifs menés secrètement par
la CIA pour envoyer au-dessus de l’Union soviétique des avions espions hyper
sophistiqués.
L’un de ces avions est
justement abattu par la défense anti-aérienne soviétique et le pilote
emprisonné et interrogé (Spielberg oppose le traitement réservé à l’espion
soviétique et celui réservé par les russes au pilote américain). Inquiets, les
responsables américains font appel de nouveau à Donovan pour négocier
–officieusement- un échange de prisonniers. C’est la séquence qui fonctionne
comme l’épreuve glorifiante pour le héros qui revient chez lui faisant la Une
des journaux et attirant dans le train le regard admiratif des citoyens, alors
qu’il était haï par toute l’Amérique (sa famille a même été agressée) lors de
sa défense de l’espion soviétique au nom de l’Etat de droit.
Le train qui le mène chez lui
traversant la ville, a une double fonction narrative en mettant le personnage
face aux regards des autres (le regard évaluatif qui va changer entre les deux
moments forts du récit) mais il a aussi une fonction symbolique renvoyant au train vétuste que
Donovan prenait à Berlin pour passer de l’ouest à l’est et vice versa. Là,
c’est son regard qui capte des signes que le film met en parallèle d’une
manière magistrale : à Berlin le regard de Donovan capte des images
terribles de jeunes abattus car ils tentaient de franchir le mur fraîchement
construit pour passer à l’ouest ; à New-York en regardant hors champ, il
aperçoit de la vitre de son train des jeunes qui tentent de franchir des
grilles pour passer d’un quartier à un autre : les murs changent de nature
mais gardent le même paradigme, celui de la domination. Là (Berlin) un mur
idéologique ; ici (New York) un mur social et racial. Ce sont des plans
brefs et rapides qui disent toute la richesse du cinéma : rendre visible
ce visible qui meuble notre quotidien.
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