Les années
60 : l’Etat producteur
Une bouchée de pain, Larbi Bennani, 1960
La situation du paysage
cinématographique marocain, à l’orée des années 60, présente plusieurs atouts.
Nous avons déjà soulevé l’immense héritage constitué par la filmographie dite
coloniale et qui devrait en toute légitimité figurer dans le patrimoine cinématographique
national, héritage auquel nous avons adjoint toute la filmographie réalisée par
des cinéastes français qui ont continué d’exercer plusieurs années après le
départ officiel de l’administration française, avec une figure emblématique qui
mérite d’être réhabilitée, celle de Jean Fléchet.
Outre donc cette dimension positive née
de l’histoire « l’industrie cinématographique » marocaine disposait
de plusieurs autres facteurs favorables à une réelle activité
cinématographique. Je cite notamment :
L’existence d’une infrastructure réelle
et expérimentée à la fois administrative avec un outil d’intervention étatique
efficace qu’est le Centre cinématographie marocain (CCM) en exercice déjà
depuis les années 40, et une infrastructure technique avec les Studios Soussi.
Le Maroc disposait en outre, sur le plan
des ressources humaines, d’abord d’un immense vivier de comédiens, issus de la
fameuse troupe de la jeunesse et des sports. Comédiens pétris de talents qui
ont fait leurs preuves sur les planches ou dans le théâtre radiophonique et qui
ont gouté au cinéma avec les nombreux films-sketches réalisés dans le tournant
des années 54 à 57 par le courant du cinéma que nous avions qualifié de cinéma
post colonial (Je peux citer des films comme Le poulet, Pauvre Assou, Le trésor
caché…). Un cinéma qui a permis au cinéma de se populariser dans le « bled
profond » grâce à la caravane cinématographique et à des films adaptés de
contes populaires et portés par des comédiens bénéficiant déjà d’une popularité
à l’instar de Bachir Laalej, Salim Berrada, Hammadi Ammor, Khadija Jamal…De
véritables vedettes nationales que rejoindront très vite des jeunes loups comme
Larbi Doghmi, Hassan Skali, Tayeb Seddeki…qui mettra la main au métier en
participant également à la mise en scène. Ahmed Tayeb Laalej contribuera
également à l’adaptation de scénarii et à l’écriture des dialogues.
Ressources humaines, ensuite avec
l’arrivée de jeunes marocains formés dans des écoles de cinéma (en particulier
et en premier lieu l’IDHEC à Paris) : c’est le cas de Larbi Bennani
lauréat de l’IDHEC en 1954, Mohamed Afifi lauréat de 1957 ; Latif,
Lahlou ; Mohamed Lotfi ; Abdelaziz Ramdani…Ces premiers
professionnels rejoindront le CCM et constitueront la première vague de cinéastes
marocains et signeront leurs premiers films : Notre amie l’école (1956) de
Larbi Benchekroun, il n’a pas fait l’IDHEC mais il a été formé à Rome et à
paris ; De chair et d’acier (1958) de Mohamed Afifi ; La nuit des
bêtes (1960) de Abdelaziz Ramdani ; Pour une bouchée de pain (1960) de
Larbi Bennani…Ce sont des films, format cour, produits par le CCM, en général
avec la collaboration d’institution étatique : le ministère de la santé,
le ministère de l’éducation nationale ou des établissements publics comme les
offices de mise en valeur agricole ; l’Office de la pêche…Le nouvel Etat
avait besoin d’une image nationale pour promouvoir sa politique (il n’y avait
pas de télévision à l’époque) , mais aussi comme vecteur de promotion des
valeurs d’appartenance nationale et de citoyenneté. Les films étaient donc des
productions de commande, mais les jeunes cinéastes en faisaient également un
moyen d’expression artistique.
Enregistrer, témoigner, découvrir…ce
programme va se décliner à travers la profusion de documentaires produits à cette
époque. D’où ma conclusion principale : cette décennie 1958-1969 sera
perçue a posteriori comme l’âge d’or du documentaire marocain. Sur cette
période, on peut comptabiliser, à partir des documents publiés par le CCM, 69
films. Ce sont en général des courts métrages dont la durée peut atteindre
parfois 45 minutes avec une dominante du genre documentaire. Beaucoup de films
relevaient également de ce que l’on pourrait qualifier de docu-fiction. Dans le
film Pour Une bouchée de pain de Larbi Bennani 1960), produit en
collaboration avec le ministère de la santé et le secrétariat au commerce et à
l’industrie,, la visée était d’encourager les Marocains à consommer du poisson,
notamment les sardines dont le Maroc était un grand exportateur à
l’époque ; on passe alors par le procédé de la fiction sur la base d’une
historiette qui met en scène un pauvre citoyen (Tayeb Seddiki) que sa femme
(Fatéma Regragui) incite, en lui jetant
un panier au visage, à sortir chercher une bouchée de pain. Une fois dehors, il
se retrouve devant une campagne officielle de promotion de ‘’la sardine,
véritable richesse nationale’’ ; la fiction est neutralisée au bénéfice de
la visée didactique (le film nous montre les différentes étapes qui marquent
cette industrie florissante dans certains ports du royaume). On est dans la
posture « le cinéma, école du soir », pour reprendre un concept forgé
dans les années 60 par le cinéaste sénégalais Ousmane Sembene.
C’est une tendance phare de la
production cinématographique des années 60. Les films inscrits dans un
processus institutionnel avaient pour objectif de faire connaître, d’inciter et
de promouvoir. On peut cependant dégager trois grandes tendances dans le documentaire
de cette époque :
Un cinéma de vulgarisation
institutionnelle, relevant de la promotion d’un service et ou d’une action du
jeune Etat.
Un cinéma de tendance ethnographique
visant à réhabiliter l’histoire du pays, son architecture et sa culture.
Un cinéma relevant du documentaire de
création, prenant son appui sur le réel pour interroger l’outil d’expression
lui-même.
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