mardi 6 février 2024

Fès, été 55 de Abdelhaï Laraki

 Une chronique intime des années de résistance


« Un film a la capacité de tout exprimer sans rien dire »

Marc Ferro



Fès, été 1955. La capitale spirituelle du royaume baigne sous un ciel serein. Mais c’est une illusion. Le Maroc en effet est en ébullition. Les autorités du protectorat qui n’ont jamais eu de répit face à la réaction du peuple marocain, viennent de commettre, en aout 1953, l’irréparable. Elles ont franchi la ligne rouge en déportant le symbole de la souveraineté de l’empire chérifien, le sultan Mohammed V condamné, avec sa famille, à l’exil. La résistance prend une autre dimension et s’élargit dans l’espace (le territoire de la résistance épouse celui du pays) et dans l’échelle sociale (l’ensembles des couches sociales en dehors de celles qui étaient en connivence avec les colons).

Une maison de la Médina ; une belle jeune femme fait le ménage. Elle nettoie le sol, au carrelage significatif, en y mettant de l’ardeur. Le programme est ainsi tracé. Ce geste du quotidien d ‘une femme du peuple instaure un horizon métaphorique pour le récit qui vient : le pays a besoin d’être « nettoyé ». Renvoyer l’occupant chez lui et débarrasser le pays de la chienlit, celle des collabos et des traitres. Que ce geste inaugural soit porté par une femme est éloquent. « La femme est l’avenir de l’homme » disait le poète ; elle est indéniablement l’avenir du pays nous dit le film. Image renforcée par l’arrivée du jeune enfant dont le regard et le mouvement vont ordonner l’évolution du récit ; arrivée qui va dans le sens de cette promesse. L’indépendance qui vient, c’est le pays qui retrouve l’innocence de l’enfance ; l’enfance qui est un nouveau départ. La présence de l’enfant est plus qu’un relais narratif (il renvoie certainement aux souvenirs d’enfance de l’auteur), elle contribue fondamentalement à la construction du sens par le biais d’un regard.

Des petits gestes, des gens du peuple d’en bas : le film aborde la grande histoire en instaurant un mode de production du film et du récit à l’image de la mobilisation qui anime le pays : populaire avec l’irruption des couches sociales des plus démunis dans l’action politique. Dans ses moyens de production comme dans son récit le film ne vise pas à refaire l’histoire dans une vision épique. Il ne convoque pas de grandes stars dans le casting comme il n’y a pas de super héros dans le récit. Le film ne met pas en scène une icône incarnant la résistance ; il ne met pas en avant des figures tutélaires.  Le héros c’est le peuple, dans sa grande diversité sociale, ethnique, confessionnelle (des femmes, des enfants, des jeunes...).   Ce n’est pas une réécriture du récit national dans la tradition des films qui ont accompagné des mouvements de libération nationale. Le film n’est pas porté par une logique de représentation des phases de l’histoire dans un processus de légitimation politique (voir le cinéma algérien des années 1960 et 1970). Libéré de ce surmoi idéologique, Abdelhaï Laraki choisit d’aborder la grande histoire par le biais de l’histoire d’une famille qui se voit engagée doublement sur la voie de la libération d’un pays qui est aussi la voie de l’émancipation de la parole, du corps. Le corps physique (la femme, l’enfant) et le corps social.  Abdelhaï Laraki est un cinéaste cinéphile ; il connaît le cinéma international. Il sait dans ce sens qu’on peut accéder à un grand thème, la révolution, la guerre, la résistance en l’occurrence par le biais de plusieurs entrées. Celles qui passent par une superproduction ou celles qui empruntent la voie de l’intime. Du David Lean ou du John Boorman. Je défends l’hypothèse que Fez summer’55 s’inscrit dans la seconde voie ; celle de John Boorman notamment dans l’excellent Hope and glory (1987) où la fameuse bataille d’Angleterre est racontée vue par un enfant. Dans le film de Laraki c’est un pan de la résistance à Fès vue à partir des terrasses de la médina, territoire de prédilection d’un enfant, Kamal ; avec la complicité et l’engagement de deux femmes qui s’éveillent à la conscience nationale et de genre, Zahra, sa mère fille du peuple et Aicha, leur voisine rebelle issue d’une famille aristocratique et traditionnelle.

Face à l’histoire, un film peut s’inscrire dans au moins quatre perspectives : 1) la reconstitution historique ; 2) l’histoire comme cadre de référence (décor) ; 3) comme métaphore ou 4) comme relecture relativiste (critique). Fès, été 55 n’a nullement la prétention de proposer une reconstitution historique. Il a choisi une ligne médiane entre l’histoire comme référent temporel (2) et métaphorique (3) pour tenter un juste équilibre entre la crédibilité historique et la dimension dramatique dictée par le scénario.

Ce faisant, il apporte une contribution, sous la forme d’une proposition cinématographique, au débat récurrent dans l’espace public sur le rapport du cinéma marocain à l’histoire du pays. Débat entamé souvent sous l’angle d’une critique émanant d’une partie de la classe politique reprochant au cinéma d’ignorer les « grandes causes nationales ». Le film de Laraki replace ce débat au sein du cinéma lui-même. A la fois au niveau du scénario et des moyens de sa concrétisation. Grâce au soutien de sa productrice, Caroline Locardi animée aussi par le même souci cinéphile, il réussit à mettre au diapason les moyens de production et ses ambitions artistiques. Il est fidèle ainsi au credo énoncé dans une réplique célèbre de son premier long métrage, Mouna Saber (2002) : « l’essentiel n’est pas de trouver mais de chercher ». Film abordant lui-même un aspect de l’histoire récente du pays et où il était question d’une quête autour de la vérité des disparitions qui ont marqué les années de plomb. Film également où la femme occupait déjà une place centrale.

Dans le nouvel opus, Zahra (Mounia Lamkimel) n’ouvre pas seulement le récit, elle en constitue la quintessence. Un raffinement qui se décline dans la plasticité des images qui accompagnent ses apparitions. Son regard (très beau vers le hors champ), sa beauté ancrée dans le naturel des décors magnifiques qui l’entourent dessinent l’horizon esthétique du film. Elle commence l’histoire la tête basse (femme de foyer, accablée par les tâches). Elle la clôt la tête haute (manifestant le visage découvert). Ma religion est faite : c’est elle, l’actrice / le personnage, qui porte le film.

Par petites touches, la succession des scènes qui ouvrent le film instaure le système des personnages et surtout trace les grandes lignes de l’univers de référence spatial et socio-culturel de leur évolution. Une référence historique avec le renvoi à l’événement cadre à savoir la déposition du sultan et la décision de la résistance de boycotter la célébration de la fête du sacrifice. Le débat sociétal sur l’éducation des filles (au sein de la famille de Kamal). La présence des formes de modernité au sein de la médina avec l’hommage rendu à la salle de cinéma Boujloud avec le crieur public qui sillonne les rues de la médina pour annoncer le programme de la semaine. Deux films sont cités et qui sont des clins d’œil cinéphiles mais fonctionne aussi comme une sorte de mie  en abyme du récit : Fanfan la tulipe de Christian-Jaque (1952) un film de cape et d’épée avec Gérard Philipe et l’incontournable film égyptien avec Ciel d’enfer de Youssef Chahine (1954) avec Faten Hamama et Omar Cherif. Amour, combat entre le bien et le mal, lutte des classes, le programme narratif du film se décline à travers cette allusion cinéphilique.

La mise en scène est dynamique ; elle fait jouer des moments d’intimité, de poésie, de tendresse, souvent en intérieurs avec un décor quasi baroque générant une saturation du plan de signes culturels et des moments de tension et d’action ayant pour cadre la rue. Les premiers l’emportent largement sur les seconds. La caméra s’engage, s’approche, s’éloigne sans voyeurisme ou se replie et reste neutre comme lors de la fameuse scène relevant de la mythologie nationale de l’apparition du sultan dans la lune. La caméra capte avec empathie (très belle lumière des plans sur les terrasses de la Médina accompagné de youyous) la liesse populaire qui a accompagné ce moment fantastique sans rien montrer laissant le commentaire à Aicha, la figure de la modernité : « si tu l’as dans ton cœur, tu le verras aussi dans la lune ».



 Le récit est linéaire ; une certaine horizontalité qui renvoie au déroulé chronologique d’une histoire qui attend d’être secouée. L’apparition de l’enfant va casser cette configuration normative pour introduire une verticalité qui transcende les contingences factuelles pour s’ouvrir sur un vaste champ de promesses. Le haut et le bas s’alternent comme le passage entre un maintenant dur, dramatique, violent (la rue) et un demain prometteur (la terrasse). De la rue à la terrasse c’est le passage de l’enfermement à l’air libre. Et c’est Kamal, l’enfant, qui assure cette alternance qui va finir par constituer le paradigme d’évolution du récit : Aicha s’initie sous la houlette de Kamal à la traversée des terrasses ; l’ensemble des protagonistes sont amenés à un moment ou un autre de regarder vers le « haut » d’où Kamal oriente aussi le regard des spectateurs.  Dans ce sens, le plan final sur le regard caméra de Kamal sonne comme un appel à la vigilance. La résistance hier, la résistance toujours

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