Une chronique intime des années de résistance
« Un film a la capacité de tout
exprimer sans rien dire »
Marc Ferro
Fès, été 1955. La capitale spirituelle du royaume
baigne sous un ciel serein. Mais c’est une illusion. Le Maroc en effet est en
ébullition. Les autorités du protectorat qui n’ont jamais eu de répit face à la
réaction du peuple marocain, viennent de commettre, en aout 1953, l’irréparable.
Elles ont franchi la ligne rouge en déportant le symbole de la souveraineté de
l’empire chérifien, le sultan Mohammed V condamné, avec sa famille, à l’exil. La
résistance prend une autre dimension et s’élargit dans l’espace (le territoire
de la résistance épouse celui du pays) et dans l’échelle sociale (l’ensembles
des couches sociales en dehors de celles qui étaient en connivence avec les
colons).
Une maison de la Médina ; une belle jeune
femme fait le ménage. Elle nettoie le sol, au carrelage significatif, en y
mettant de l’ardeur. Le programme est ainsi tracé. Ce geste du quotidien d ‘une
femme du peuple instaure un horizon métaphorique pour le récit qui vient :
le pays a besoin d’être « nettoyé ». Renvoyer l’occupant chez lui et
débarrasser le pays de la chienlit, celle des collabos et des traitres. Que ce
geste inaugural soit porté par une femme est éloquent. « La femme est l’avenir
de l’homme » disait le poète ; elle est indéniablement l’avenir du
pays nous dit le film. Image renforcée par l’arrivée du jeune enfant dont le
regard et le mouvement vont ordonner l’évolution du récit ; arrivée qui va
dans le sens de cette promesse. L’indépendance qui vient, c’est le pays qui
retrouve l’innocence de l’enfance ; l’enfance qui est un nouveau départ.
La présence de l’enfant est plus qu’un relais narratif (il renvoie certainement
aux souvenirs d’enfance de l’auteur), elle contribue fondamentalement à la construction
du sens par le biais d’un regard.
Des petits gestes, des gens du peuple d’en bas :
le film aborde la grande histoire en instaurant un mode de production du film
et du récit à l’image de la mobilisation qui anime le pays : populaire
avec l’irruption des couches sociales des plus démunis dans l’action politique.
Dans ses moyens de production comme dans son récit le film ne vise pas à
refaire l’histoire dans une vision épique. Il ne convoque pas de grandes stars
dans le casting comme il n’y a pas de super héros dans le récit. Le film ne met
pas en scène une icône incarnant la résistance ; il ne met pas en avant
des figures tutélaires. Le héros c’est
le peuple, dans sa grande diversité sociale, ethnique, confessionnelle (des
femmes, des enfants, des jeunes...). Ce n’est pas une réécriture du récit national
dans la tradition des films qui ont accompagné des mouvements de libération
nationale. Le film n’est pas porté par une logique de représentation des phases
de l’histoire dans un processus de légitimation politique (voir le cinéma
algérien des années 1960 et 1970). Libéré de ce surmoi idéologique, Abdelhaï
Laraki choisit d’aborder la grande histoire par le biais de l’histoire d’une
famille qui se voit engagée doublement sur la voie de la libération d’un pays qui
est aussi la voie de l’émancipation de la parole, du corps. Le corps physique
(la femme, l’enfant) et le corps social. Abdelhaï Laraki est un cinéaste
cinéphile ; il connaît le cinéma international. Il sait dans ce sens qu’on
peut accéder à un grand thème, la révolution, la guerre, la résistance en
l’occurrence par le biais de plusieurs entrées. Celles qui passent par une
superproduction ou celles qui empruntent la voie de l’intime. Du David Lean ou
du John Boorman. Je défends l’hypothèse que Fez summer’55 s’inscrit dans la
seconde voie ; celle de John Boorman notamment dans l’excellent Hope and
glory (1987) où la fameuse bataille d’Angleterre est racontée vue par un
enfant. Dans le film de Laraki c’est un pan de la résistance à Fès vue à partir
des terrasses de la médina, territoire de prédilection d’un enfant, Kamal ;
avec la complicité et l’engagement de deux femmes qui s’éveillent à la
conscience nationale et de genre, Zahra, sa mère fille du peuple et Aicha, leur
voisine rebelle issue d’une famille aristocratique et traditionnelle.
Face à l’histoire, un film peut s’inscrire dans au
moins quatre perspectives : 1) la reconstitution historique ; 2)
l’histoire comme cadre de référence (décor) ; 3) comme métaphore ou 4)
comme relecture relativiste (critique). Fès, été 55 n’a nullement la prétention
de proposer une reconstitution historique. Il a choisi une ligne médiane entre
l’histoire comme référent temporel (2) et métaphorique (3) pour tenter un juste
équilibre entre la crédibilité historique et la dimension dramatique dictée par
le scénario.
Ce faisant, il apporte une contribution, sous la
forme d’une proposition cinématographique, au débat récurrent dans l’espace
public sur le rapport du cinéma marocain à l’histoire du pays. Débat entamé
souvent sous l’angle d’une critique émanant d’une partie de la classe politique
reprochant au cinéma d’ignorer les « grandes causes nationales ». Le
film de Laraki replace ce débat au sein du cinéma lui-même. A la fois au niveau
du scénario et des moyens de sa concrétisation. Grâce au soutien de sa
productrice, Caroline Locardi animée aussi par le même souci cinéphile, il
réussit à mettre au diapason les moyens de production et ses ambitions
artistiques. Il est fidèle ainsi au credo énoncé dans une réplique célèbre de
son premier long métrage, Mouna Saber (2002) : « l’essentiel
n’est pas de trouver mais de chercher ». Film abordant lui-même un aspect
de l’histoire récente du pays et où il était question d’une quête autour de la
vérité des disparitions qui ont marqué les années de plomb. Film également où
la femme occupait déjà une place centrale.
Dans le nouvel opus, Zahra (Mounia Lamkimel)
n’ouvre pas seulement le récit, elle en constitue la quintessence. Un
raffinement qui se décline dans la plasticité des images qui accompagnent ses apparitions.
Son regard (très beau vers le hors champ), sa beauté ancrée dans le naturel des
décors magnifiques qui l’entourent dessinent l’horizon esthétique du film. Elle
commence l’histoire la tête basse (femme de foyer, accablée par les tâches).
Elle la clôt la tête haute (manifestant le visage découvert). Ma religion est
faite : c’est elle, l’actrice / le personnage, qui porte le film.
Par petites touches, la succession des scènes qui
ouvrent le film instaure le système des personnages et surtout trace les
grandes lignes de l’univers de référence spatial et socio-culturel de leur
évolution. Une référence historique avec le renvoi à l’événement cadre à savoir
la déposition du sultan et la décision de la résistance de boycotter la
célébration de la fête du sacrifice. Le débat sociétal sur l’éducation des
filles (au sein de la famille de Kamal). La présence des formes de modernité au
sein de la médina avec l’hommage rendu à la salle de cinéma Boujloud avec le
crieur public qui sillonne les rues de la médina pour annoncer le programme de
la semaine. Deux films sont cités et qui sont des clins d’œil cinéphiles mais
fonctionne aussi comme une sorte de mie en abyme du récit : Fanfan la tulipe de
Christian-Jaque (1952) un film de cape et d’épée avec Gérard Philipe et
l’incontournable film égyptien avec Ciel d’enfer de Youssef Chahine (1954) avec
Faten Hamama et Omar Cherif. Amour, combat entre le bien et le mal, lutte des
classes, le programme narratif du film se décline à travers cette allusion
cinéphilique.
La mise en scène est dynamique ; elle fait
jouer des moments d’intimité, de poésie, de tendresse, souvent en intérieurs
avec un décor quasi baroque générant une saturation du plan de signes culturels
et des moments de tension et d’action ayant pour cadre la rue. Les premiers
l’emportent largement sur les seconds. La caméra s’engage, s’approche,
s’éloigne sans voyeurisme ou se replie et reste neutre comme lors de la fameuse
scène relevant de la mythologie nationale de l’apparition du sultan dans la
lune. La caméra capte avec empathie (très belle lumière des plans sur les
terrasses de la Médina accompagné de youyous) la liesse populaire qui a
accompagné ce moment fantastique sans rien montrer laissant le commentaire à Aicha,
la figure de la modernité : « si tu l’as dans ton cœur, tu le
verras aussi dans la lune ».
Le récit est linéaire ; une certaine horizontalité qui renvoie au déroulé chronologique d’une histoire qui attend d’être secouée. L’apparition de l’enfant va casser cette configuration normative pour introduire une verticalité qui transcende les contingences factuelles pour s’ouvrir sur un vaste champ de promesses. Le haut et le bas s’alternent comme le passage entre un maintenant dur, dramatique, violent (la rue) et un demain prometteur (la terrasse). De la rue à la terrasse c’est le passage de l’enfermement à l’air libre. Et c’est Kamal, l’enfant, qui assure cette alternance qui va finir par constituer le paradigme d’évolution du récit : Aicha s’initie sous la houlette de Kamal à la traversée des terrasses ; l’ensemble des protagonistes sont amenés à un moment ou un autre de regarder vers le « haut » d’où Kamal oriente aussi le regard des spectateurs. Dans ce sens, le plan final sur le regard caméra de Kamal sonne comme un appel à la vigilance. La résistance hier, la résistance toujours
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