mercredi 21 février 2024

les feuilles mortes de Aki Kaurismaki


 

Romantique, cinéphile, humaniste

 

·         Mohammed Bakrim

 

Un grand film comme on aime ! Un film où la forme ne cherche pas à illustrer un propos ; à exprimer une idée ; à donner un sens prescrit. Chez Kaurismaki, la forme est, elle-même, sens. Le grand critique de cinéma Michel Ciment, décédé hélas en novembre 2023, avait déclaré dans la célèbre émission radiophonique, Le masque et la plume : « Pour moi, 'Les feuilles mortes' c'était la Palme d'or à Cannes".

C’était notre hypothèse de départ à l’ouverture des Semaines du film européen. Les feuilles mortes, c’est un cinéma du cœur et de l’esprit. Un cinéma aux antipodes de la facilité, du fast thinking et des « films expresso ». Certes, c’est un cinéma qui implique un certain engagement ; une certaine adhésion. Les feuilles mortes confirment une tendance qui est un programme qui se décline à travers toute une filmographie. Oui, on peut être pris par les qualités intrinsèques du film en soi. Mais on l’apprécie mieux encore quand on a déjà une idée sur l’univers construit patiemment, comme un édifice, par le cinéaste finlandais.

On peut dire ainsi que le nouvel opus vient compléter, ce que l’on a qualifié de la trilogie ouvrière de Aki Kaurismaki : Ombre au paradis (1986) ; Ariel (1988) ; La fille aux allumettes (1990). Cela exprime déjà une fidélité à un monde ; un monde entrain de subir une destruction systématique de la part d’un mode d’organisation de l’économie qui écrase la société et brise les liens entre les humains pour privilégier des rapports marchands. Chez Kaurismaki, le mot « ouvrier » n’est pas « un gros mot ». Mot que le consens managérial à éluder, remplacé par un nouveau jargon qui tourne à vide. Le monde social de la classe ouvrière est devenu la figure absente du champ de la production symbolique.

Dans Les feuilles mortes nous retrouvons ainsi Ansa (Alma Pöysti), une employée de supermarché sous contrat sans horaires, est licenciée pour avoir pris un produit alimentaire dont la date de péremption était dépassée. Face à elle, Holappa (Jussi Vatanen), ouvrier métallurgiste lui aussi licencié (victime d’un accident de travail mais avec un taux d’alcoolémie élevé). Deux âmes seules, deux corps écrasés mais qui portent une certaine forme de volonté de vivre qui relève d’une forme de résistance. Le film les fait rencontrer symboliquement lors de la séquence d’ouverture en montant en parallèle les deux scènes d’expositions où nous retrouvons toutes la rhétorique visuelle de Kaurismaki. Des signes iconiques réveillent chez le cinéphile des références majeures : le défilé des produits de consommation (avec le motif de la viande qui revient dans la plupart des films de Kaurismaki) devant la caissière réduite à répéter les mêmes mouvements, renvoie à la scène de l’usine dans Les temps modernes de Chaplin. On retrouve dans une sorte de continuité du système, l’ouvrier minuscule devant l’immensité des lieux, sans visage masqué par la combinaison de travail.  Des figures réduites au silence, à l’anonymat. Les films de Kaurismaki sont un exercice cinéphilique par excellence. Ici, le référentiel cinéphile est omniprésent, implicite et souvent carrément direct avec la récurrence des affiches de film, des citations. Mais moment central, c’est le cinéma qui permet de recréer le lien social brisé par le système dominat. Les deux protagonistes pour sceller leurs retrouvailles vont dans une salle de cinéma. Magnifique séquence qui montre que le cinéaste ne cède jamais au pathos mais laisse au film des ouvertures vers des pauses d’une grande finesse de drôlerie. Le film qui les réunit est un film de zombie, The Dead dont die de Jim Jarmusch. Un film sur les morts qui reviennent se nourrir des vivants ; une bataille pour la survie ; mais surtout une critique de la société de consommation…comme dans le monde « réel » des deux personnages de Kaurismaki. Mais celui-ci n’enferme pas la séquence dans une lecture dogmatique ; il donne la parole à deux spectateurs à la sortie du film, l’un dit que cela lui rappelle Journal d’un curé de campagne ; et l’autre lui rétorque que c’est plutôt Bande à part !

Certains observateurs n’ont pas hésité à parler des films de Kaurismaki comme « d’une cinémathèque idéale » proposant un voyage dans la planète cinéphile. On sait qu’au niveau de son rapport aux comédiens c’est le meilleur disciple de Bresson (l’affiche de l’ultime film de Bresson, L’argent occupe à plusieurs reprises l’arrière fond du plan). Mais pas que ; toute une esthétique minimaliste est à l’œuvre. C’est aussi, à un niveau thématique cette fois, un enfant d’Ozu et de Chaplin. Ceux qui par exemple qui ne saisissent pas l’allusion du plan final (un homme et une femme qui se dirigent vers le fond de l’image, vers un autre destin, une autre vie meilleure peut-être) est une référence directe à une figure chaplinesque par excellence, le cinéaste fait dire au personnage masculin « comment s’appelle ce chien ? » « Chaplin ! » lui répond sa compagne.

Cinémathèque ? C’est le côté cinéphile.  Le cinéma de Kaurismaki est animé de beaucoup de musique ; c’est donc aussi un jukebox ! C’est le voisin de Jim Jarmusch dans le compartiment des cinéastes Rock. Je ne prétends pas avoir une oreille très musicale mais là, c’est l’un des rares cinémas où je me délecte de morceaux de musique et surtout de chansons. Des chansons mélancoliques souvent. Là, c’est la version romantique du film. Comme la référence à Prévert et Montand pour la chanson qui donne son titre au film. La musique chez Kaurismaki varie de registre en effet ; elle est écrite spécialement pour le film ou traduite et reprise du répertoire.

Elle est une composante essentielle de l’expression artistique que développe chaque film. Elle n’est pas envahissante ; elle vient enrichir une dramaturgie construite principalement à partir de personnages mutiques qui ne maitrisent pas le verbe (ils fument beaucoup ; boivent beaucoup) ; une chanson romantique vient parler à leur place. Donner un sens à leur solitude. Elle fonctionne comme un lien (la musique est une invitation à la danse à la communion). Elle fonctionne alors comme contrepoint à la question de la communicabilité qui est au cœur du drame kaurismakien. Alors que la musique, en principe, est faite pour danser, jouer ensemble, elle vient ici traduire, mettre à nu, un monde d’individus isolés ; victimes d’un système qui génère la rupture sociale.

Une rupture à laquelle tente de pallier d’antres moyens de communication comme la radio. Là, encore sans assurance d’aboutir. Une séquence est particulièrement édifiante. Quand la jeune employée rentrée chez elle ; elle écoute la radio mais ce sont des informations sur la guerre en Ukraine. On énumère les victimes d’ailleurs. Aucun mot sur les victimes d’ici, de la « guerre sociale » qui brise des individus. Un autre soir, en écoutant les infos sur un bombardement dans cette guerre lointaine, elle ouvre son courrier et tombe sur la facture d’électricité. Comment payer ? Dans un geste désespéré, elle arrache la prise de courant de la radio, éteint toutes les lumières pour se retrouver dans le noir comme dans un abri. Elle vient de subir elle-même un bombardement.

 C’est éloquent. Sublime !

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