La nuit leur appartient
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« Une œuvre ne peut être politiquement juste qu’à condition qu’elle soit
esthétiquement juste »
Brecht
Ouverture au noir. Le noir des ténèbres. Comme
pour dire que le récit émane d’une profondeur. Il vient de loin ; de la
nuit des temps. Le temps avant que l’humanité devienne humanité. Le temps des
meutes, des hordes sauvages. Des tribus/ des gangs. Le temps des chiens. Des
chiens entre eux. Des hommes et des chiens. La bande-son donne le ton ;
celui de la violence que vient confirmer la bande-image. Les images d’un combat
féroce. Violence que vient confirmer la suite des événements. Casablanca, la
nuit. La nuit des chiens. La nuit des gangs, des losers, des fantômes et des
déchets. Les meutes, c’est le film de la nuit qui leur appartient.
Du même coup,
cette ouverture est une autre confirmation. Kamal Lazrak confirme son choix
originel : il aime filmer la nuit. Il aime filmer la ville la nuit. Il
aime les chiens. Les chiens victimes des hommes. Des hommes victimes d’autres
hommes ; victimes de la ville. Une ville qui n’est pas la cité car en deçà
de l’urbanité. Le film a aussi une autre ambition ; celle de s’inscrire
dans le cinéma à travers la grande tradition du genre. A travers une
historicité cinéphile. Il y a du James Gray, du Nabil Ayouch, du Lakhmari dans
ce premier long métrage séduisant de Kamal Lazrak. Séduisant car porté par une
mise en scène efficace et un casting original.
Cependant question
genre, peut-être qu’il est utile de préciser d’emblée que contrairement à ce
qui a été écrit ici et là Les meutes n’est pas un polar. Il n’y a pas la centralité du flic dans son
système de personnages, (les seuls flics qu’on aperçoit sont ceux du barrage
routier). Il n’y a pas d’enquête ni de crime à élucider. Il y a bien un crime mais
par défaut en quelque sorte, par accident. Pas d’enquête mais une quête
identitaire née de l’interrogation existentielle que traverse une filiation,
celle du père et du fils dans environnement hostile. Le cadavre dont il faut se
débarrasser et qui est au centre de l’intrigue pèse sur ce duo comme une
métaphore du statut social ou plutôt asocial qui les enserre dans un filet
auquel ils tentent de s’échapper.
Ce qui situe le
film du côté du thriller avec la prédominance de la dimension psychologique
nourrie de paramètres d’une esthétique postmoderne (désenchantent, individualisme,
désillusion, recyclages des codes de genres…).
Les meutes, qui a séduit d’emblée par la
galerie des personnages qu’il fait évoluer dans un Casablanca des bas-fonds.
Mais séduire n’est pas convaincre. Le film s’est très vite enfermé dans une
logique qu’il a installé d’emblée, celle de faire défiler des gueules qui sont
des prototypes. Kamal Lazrak entre dans le champ du cinéma en
« imagier » ou « imagiste » pour user de concepts de Serge
Daney. Une scène en ouverture du film
donne le ton : cela se passe dans un quartier populaire, le jeune Issam
qui avec son père Hassan va vont former le duo dramatique du récit arrive dans
un café salle billard. Un jeune, portant costume et cravate, entre au café et
annonce qu’il n’pas été retenu pour un travail dans un centre d’appel parce que
« ne parlant pas bien le français ». Un habitué du coin lui répond
qu’il se trompe qu’il ne s’agit pas d’un problème de langue « mais de
gueule ; tu n’as pas la gueule pour le poste ». Énonçant du coup tout le programme esthétique
du film. Toute la suite du récit va démontrer que le film prend cette remarque
pour lui-même et en a fait son programme : des gueules, des images. Des
images qui finissent par tourner à vide.
Le récit est
construit autour d’une errance nocturne empruntant un itinéraire physique (il
dessine une véritable cartographie des lieux) qui prend très vite des allures
symboliques. Les itinéraires suivis, dictés par l’urgence de trouver un lieu ou
un moyen pour enterrer le cadavre, émanent initialement du savoir du père (ses
connaissances, ses réseaux…) sont réinvestis par le film comme des instruments
de mise en suspens et du dynamisme de l’histoire : rebondissements qui
relancent le récit suite à un échec de différentes tentatives de trouver une
issue ; soit une déception de la part de certaines connaissances ; soit
l’hostilités des paysans. L’apparition de ceux-ci dessine une sorte de partage
de territoire qui exclut Le père et son fils et les pousse à rebrousser chemin.
Ce moment du film a quasiment des allures de fantastique : des ombres sans
visages, des torches lumineuses qui sortent de l’horizon comme une menace.
Toute cette virée hors la ville instaure les personnages comme des étrangers,
comme des perdants qui doivent se reconstituer autrement ; en cherchant
une autre issue dans l’espoir de se retrouver comme une nouvelle entité.
Cette quête se
révèle au fur et à mesure comme une appréhension de l’espace ; une
tentative de territorialisation des personnages. Elle se fait sous la forme
d’un road-movie nocturne. Les deux personnages principaux sont en mobilité
permanente. A pied, en fourgonnette et même dans une barque en pleine mer. Les
moments passés dans la mini camionnette sont édifiants ; ils prolongent
l’image de l’enferment et de l’impasse qui obstrue l’horizon des personnages.
Le dispositif spatial du véhicule élargit la possibilité d’une lecture
plurielle. Notamment à un niveau psychanalytique. Condamnés à voyager ensemble
sous une menace dans un lieu fermé, ils sont amenés à se livrer, à se (re) découvrir.
Nous assistons à une transaction psychologique entre les deux hommes : le
père et le fils se construisent une nouvelle relation faite de mutations de
changements de rôles. Un moment freudien par excellence car l’enfant est
parfois le père de l’homme !
Et tous les deux
sont les enfants d’un espace fortement référentialisé. La référentialité à la
ville réelle (Casablanca) est assumée en bonne partie par des indications
toponymiques et/ou topographiques (le plan de la grande mosquée de Casablanca
par exemple). Pour construire l’image sociale de la ville, le film puise dans
un registre d’images personnifiantes ; ce faisant, il dessine une
cartographie des stéréotypes spatiaux qui rappelle le cinéma marocain des
années 1990 : la prostituée généreuse, le bar du port, le vieil ivrogne,
terrains vagues, bidonvilles…on retrouve dans le choix de la spatialité
marginale, une volonté de montrer l’échec de la ville comme urbanité ;
celle-ci étant perçue comme une forme de sociabilité pacifiée. La ville du film
est l‘incarnation du mal ; une machine qui produit la violence et des
déchets. Kamal Lazrak rejoint ainsi le cinéma de Hicham Lasri qui capte le
dysfonctionnement de la société en filmant sa marge. C’est à la marge que l’on
comprend comment fonctionne le corps !
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