mardi 6 février 2024

Les meutes de Kamal Lazrak

 

La nuit leur appartient

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« Une œuvre ne peut être politiquement juste qu’à condition qu’elle soit esthétiquement juste »

Brecht

 



 Ouverture au noir. Le noir des ténèbres. Comme pour dire que le récit émane d’une profondeur. Il vient de loin ; de la nuit des temps. Le temps avant que l’humanité devienne humanité. Le temps des meutes, des hordes sauvages. Des tribus/ des gangs. Le temps des chiens. Des chiens entre eux. Des hommes et des chiens. La bande-son donne le ton ; celui de la violence que vient confirmer la bande-image. Les images d’un combat féroce. Violence que vient confirmer la suite des événements. Casablanca, la nuit. La nuit des chiens. La nuit des gangs, des losers, des fantômes et des déchets. Les meutes, c’est le film de la nuit qui leur appartient.

Du même coup, cette ouverture est une autre confirmation. Kamal Lazrak confirme son choix originel : il aime filmer la nuit. Il aime filmer la ville la nuit. Il aime les chiens. Les chiens victimes des hommes. Des hommes victimes d’autres hommes ; victimes de la ville. Une ville qui n’est pas la cité car en deçà de l’urbanité. Le film a aussi une autre ambition ; celle de s’inscrire dans le cinéma à travers la grande tradition du genre. A travers une historicité cinéphile. Il y a du James Gray, du Nabil Ayouch, du Lakhmari dans ce premier long métrage séduisant de Kamal Lazrak. Séduisant car porté par une mise en scène efficace et un casting original.

Cependant question genre, peut-être qu’il est utile de préciser d’emblée que contrairement à ce qui a été écrit ici et là Les meutes n’est pas un polar.  Il n’y a pas la centralité du flic dans son système de personnages, (les seuls flics qu’on aperçoit sont ceux du barrage routier). Il n’y a pas d’enquête ni de crime à élucider. Il y a bien un crime mais par défaut en quelque sorte, par accident. Pas d’enquête mais une quête identitaire née de l’interrogation existentielle que traverse une filiation, celle du père et du fils dans environnement hostile. Le cadavre dont il faut se débarrasser et qui est au centre de l’intrigue pèse sur ce duo comme une métaphore du statut social ou plutôt asocial qui les enserre dans un filet auquel ils tentent de s’échapper.

Ce qui situe le film du côté du thriller avec la prédominance de la dimension psychologique nourrie de paramètres d’une esthétique postmoderne (désenchantent, individualisme, désillusion, recyclages des codes de genres…).

  Les meutes, qui a séduit d’emblée par la galerie des personnages qu’il fait évoluer dans un Casablanca des bas-fonds. Mais séduire n’est pas convaincre. Le film s’est très vite enfermé dans une logique qu’il a installé d’emblée, celle de faire défiler des gueules qui sont des prototypes. Kamal Lazrak entre dans le champ du cinéma en « imagier » ou « imagiste » pour user de concepts de Serge Daney.  Une scène en ouverture du film donne le ton : cela se passe dans un quartier populaire, le jeune Issam qui avec son père Hassan va vont former le duo dramatique du récit arrive dans un café salle billard. Un jeune, portant costume et cravate, entre au café et annonce qu’il n’pas été retenu pour un travail dans un centre d’appel parce que « ne parlant pas bien le français ». Un habitué du coin lui répond qu’il se trompe qu’il ne s’agit pas d’un problème de langue « mais de gueule ; tu n’as pas la gueule pour le poste ».  Énonçant du coup tout le programme esthétique du film. Toute la suite du récit va démontrer que le film prend cette remarque pour lui-même et en a fait son programme : des gueules, des images. Des images qui finissent par tourner à vide.

Le récit est construit autour d’une errance nocturne empruntant un itinéraire physique (il dessine une véritable cartographie des lieux) qui prend très vite des allures symboliques. Les itinéraires suivis, dictés par l’urgence de trouver un lieu ou un moyen pour enterrer le cadavre, émanent initialement du savoir du père (ses connaissances, ses réseaux…) sont réinvestis par le film comme des instruments de mise en suspens et du dynamisme de l’histoire : rebondissements qui relancent le récit suite à un échec de différentes tentatives de trouver une issue ; soit une déception de la part de certaines connaissances ; soit l’hostilités des paysans. L’apparition de ceux-ci dessine une sorte de partage de territoire qui exclut Le père et son fils et les pousse à rebrousser chemin. Ce moment du film a quasiment des allures de fantastique : des ombres sans visages, des torches lumineuses qui sortent de l’horizon comme une menace. Toute cette virée hors la ville instaure les personnages comme des étrangers, comme des perdants qui doivent se reconstituer autrement ; en cherchant une autre issue dans l’espoir de se retrouver comme une nouvelle entité.

Cette quête se révèle au fur et à mesure comme une appréhension de l’espace ; une tentative de territorialisation des personnages. Elle se fait sous la forme d’un road-movie nocturne. Les deux personnages principaux sont en mobilité permanente. A pied, en fourgonnette et même dans une barque en pleine mer. Les moments passés dans la mini camionnette sont édifiants ; ils prolongent l’image de l’enferment et de l’impasse qui obstrue l’horizon des personnages. Le dispositif spatial du véhicule élargit la possibilité d’une lecture plurielle. Notamment à un niveau psychanalytique. Condamnés à voyager ensemble sous une menace dans un lieu fermé, ils sont amenés à se livrer, à se (re) découvrir. Nous assistons à une transaction psychologique entre les deux hommes : le père et le fils se construisent une nouvelle relation faite de mutations de changements de rôles. Un moment freudien par excellence car l’enfant est parfois le père de l’homme !

Et tous les deux sont les enfants d’un espace fortement référentialisé. La référentialité à la ville réelle (Casablanca) est assumée en bonne partie par des indications toponymiques et/ou topographiques (le plan de la grande mosquée de Casablanca par exemple). Pour construire l’image sociale de la ville, le film puise dans un registre d’images personnifiantes ; ce faisant, il dessine une cartographie des stéréotypes spatiaux qui rappelle le cinéma marocain des années 1990 : la prostituée généreuse, le bar du port, le vieil ivrogne, terrains vagues, bidonvilles…on retrouve dans le choix de la spatialité marginale, une volonté de montrer l’échec de la ville comme urbanité ; celle-ci étant perçue comme une forme de sociabilité pacifiée. La ville du film est l‘incarnation du mal ; une machine qui produit la violence et des déchets. Kamal Lazrak rejoint ainsi le cinéma de Hicham Lasri qui capte le dysfonctionnement de la société en filmant sa marge. C’est à la marge que l’on comprend comment fonctionne le corps !

 

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