Al Guenbri, la
genèse et la mythologie
·
Mohammed Bakrim
« On
ne travaille pas pour vérifier des hypothèses, je déteste cela. »
« Mes films
sont là pour poser des questions plus que pour apporter des réponses ».
Frederick
Wiseman
Depuis quelques
années, on assite à un retour en force du documentaire au Maroc. Est-ce le
regain tant espéré pour un genre longtemps confiné à la périphérie du système ?
L’espoir est permis d’autant plus que ce retour est marqué par l’arrivée de
nouvelles générations et par une présence remarquée et remarquable de femmes
cinéastes. C’est un bon signe révélateur
dans tous les cas : le genre semble être investi par la gent féminine…non
sans bonheur. Voir la dernière Etoile d’or du FIFM qui a consacré le nouveau
film de Asmae EL Moudir. La section documentaire du festival national du film
connaît le même engouement. Simone Bitton, Leila Kilani, Tala Hadid…sont
désormais en compagnie de jeunes talents qui portent cette nouvelle vague du
documentaire marocain. Une variété de thèmes sont abordés. Des questions de la
mémoire collective aux sujets qui traitent de l’intime, les femmes du
documentaire abordent de front une approche cinématographique de la société marocaine
aujourd’hui.
C’est dans le
cadre de cette dynamique que s’inscrit le film de Jamila Annab, Bayt EL Hajba, produit
par Latif Lahlou. C’est une jeune académicienne, elle a soutenu un doctorat sur
la réception publique du film marocain, et enseigne à l’Institut du cinéma à
Rabat. Face à la profusion de thèmes et de sujets abordés par le documentaire
aussi bien pour la télévision que pour le cinéma, Annab a choisi de déplacer sa
caméra du centre vers la périphérie en allant aborder un sujet spécifique à une
ville : Essaouira et Tagnaouite.
Nous posons
comme postulat du départ que le documentaire est d’abord une singularité élue
par le cinéaste et qu’il (elle) propose au monde à travers un regard, le sien.
En élisant ce lieu et ce sujet, Annab se trouve confrontée à un double
défi : d’abord comment filmer Essaouira sans reconduire le cliché
touristique, la ville ayant été beaucoup filmée et photographiée, comment
filmer loin de la carte postale galvaudée. L’autre défi étant comment aborder
un sujet traité quasiment sous tous les angles sans verser dans le déjà vu (des
documentaires intéressants ont été tournés sur le sujet) ou dans la production
d’une image folklorique d’une pratique musicale et culturelle porteuse de
signes multiples. Pratique ancestrale qui appelle une certaine humilité dans
toute approche qui se veut authentique et exprimant un point de vue. Il faut
d’emblée souligner que la jeune cinéaste a réussi à ne pas céder à la facilité
que lui tend le sujet et la ville et a réussi à dépasser les deux écueils pour
aboutir à une proposition. Proposition à prendre ici au sens philosophique à
savoir « un énoncé apte à recevoir une valeur de vérité, c’est-à-dire
d’être vrai ou faux ».
Dès l’ouverture
du film, trois scènes mettent en place les éléments de ce qui pourrait passer
pour le programme d’une dramaturgie future. Des plans de rochers marins avec
des vagues, des mouettes, deux œufs en instance ; plaçant d’emblée des
éléments naturels à l’origine du monde qui vient. Suivent deux autres scènes
qui amènent l’élément humain : un
homme qui accomplit un rite autour d’un instrument de musique emblématique de
la musique gnawie, à savoir le Guenbri (une sorte de luth appelé aussi sentir
ou hajhouj) ; et une femme amazighe, son troupeau et ramassant du bois
pour le feu domestique. Trois scènes fondatrices porteuses de signes à lire en
perspective : l’eau, le feu, les cendres du Guenbri, les tombes…En outre,
les deux personnages constitueront les protagonistes du récit qui vient. Scènes
riches des signes culturels disséminés ici et là dans la composition des plans
et qui constitueront l’univers de référence du récit. Le récit au premier degré
peut être ramené à l’histoire de Seddik, un Mâalam (un maître) de la musique
Gnawie et de son rapport avec son outil de travail. C’est l’histoire de la
fabrication de cet instrument magique. Mais le film n’est pas que cela. Se pose
ici la question que nous avons abordé dans notre postulat : quelle singularité
cette approche va-t-elle nous proposer ? Un reportage sur la fabrication
d’un Guenbri ? La vie quotidienne d’un Mâalam Gnawi ? En revenant à
la scène/ la séquence d’ouverture, on sait que la fabrication d’un Guenbri
n’est pas une simple affaire technique ; n’es pas uniquement un problème
de menuiserie. C’est davantage un rite qui s’inscrit dans une historicité qui
fait appel, au-delà de la matière, au spirituel. Un signe plein. Un symbole
dont dépend la réussite de la fameuse Lîla, la veillée, le point d’orgue du
rite gnawi. Le film suit avec minutie tout le travail fait avec amour par
Seddik pour être au rendez-vous. Le sacré et le profane sont convoqués ;
des forces occultes sont évoquées. L’instrument n’est pas une compilation de
matériaux même si ceux-ci sont choisis avec minutie. Tout ce soin apporté à
l’élaboration n’est pas la garantie de la réussite. Il faut subir l’épreuve du
« bayt EL hajba », la chambre de la réclusion. Une anachorèse. Comme
les mystiques de jadis, sortir du monde. Couvert d’un linceul, porté dans la
chambre, l’instrument est la métaphore du Mâalam qui lui aussi s’isole dans un
monde intérieur. S’isoler pour dialoguer dans l’obscurité avec des forces
cosmiques qui imprègnent l’instrument de quelque chose d’autre et qui en fait la
clé de voûte de la nuit de la transe. Mais le récit n’est pas linéaire.
Cherchant à aborder Tagnaouite à travers cet angle, une forme de singularité,
la jeune cinéaste place en même temps des éléments de sa touche personnelle. La
volonté « d’affirmer un regard » (je fais référence aux travaux de
Yann Kiborne) ; un point de vue. Ne pas faire de la télévision mais tendre
vers le cinéma, la patrie originelle du documentaire. La captation du réel, en
l’occurrence, le quotidien d’un Mâalam Gnawi, cohabite avec le désir de faire
œuvre de création. Pour ce faire, un
dispositif est mis en place par Jamila Annab dont la configuration principale
réside dans le dépassement des frontières factices entre fiction et
documentaire. Le film noue une relation complexe entre les deux procédés avec
l’irruption de séquences de fiction portées par la belle Hanne Zouhdi dans le
rôle de la mère amazighe qui attend un enfant. Ce dispositif convoque la figure
cinématographique du montage parallèle. Le récit principal est rythmé par la
montée en puissance de micro-récits : la préparation du pain, les travaux
domestiques, la grossesse qui arrive à terme ; la fabrication de
l’instrument de musique ; la préparation de la Lîla. Les scènes de la
jeune femme amazighe fonctionnant comme un effet miroir avec le récit principal
traçant comme une mise en abyme le destin de Seddik : la mort, le pot de
lait qui se brise renvoyant à l’image des cendres de la fameuse veillée et puis
l’arrivée de l’enfant Mimoun coïncidant avec la Lîla. L’onomastique n’est pas
fortuite : la mère s’appelle « Touda », la vie en amazigh et le
bébé est appelé Mimoun (la chance) ; nom qui renvoie aussi à la tradition
Gnawie.
Dans son
écriture même, le film adopte le rythme du sujet qu’il aborde ; il prend
son temps. C’est-à-dire qu’il épouse la logique temporelle d’une veillée
gnawie ; celle des adeptes de la Zaouia. Un rythme qui monte crescendo
jusqu’à l’entrée en transe. Une transe qui aurait pu être le climax pour le
film. Mais l’auteure a choisi une autre fin, sacrifiant le documentaire au
bénéfice du scénario.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire