L’impossible pardon
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« À cause de l’orientalisme, l’Orient n’a jamais été et n’est pas un sujet de réflexion libre ».
E.W. Said
Pourquoi s’intéresser à ce film
aujourd’hui alors qu’il était déjà passé quasi inaperçu lors de sa sortie
commerciale ? D’abord et certainement parce que sa star principale,
Jessica Chastain, revient au Maroc pour cette fois présider le jury du FIFM.
Ensuite pour l’importance de la présence des comédiens marocains dans le cast
du film. Et enfin, the last but not the least pour interroger l’image que le
film véhicule du Maroc avec la problématique de la représentation de la
culture de l’autre. Car c’est bien un film inscrit dans une image orientaliste,
disons-le d’emblée.
Mais de quoi s’agit-il
d’abord ? En deux mots, c’est l’histoire d’un couple britannique, David
(interprété par le très shakespearien Ralph Finn) et Jo (Jessica Chastain) qui
fait le voyage au Maroc profond pour assister à un mariage très « particulier »
vu le lieu qui l’abrite et le couple concerné. En route, un accident de
voiture, mortel, va changer la donne et marquer définitivement le destin des
uns et des autres. C’est l’adaptation d’un roman éponyme de Lawrence Osborne.
Les échos du roman sont meilleurs que ceux du film. Le film est signé John
Michael McDonagh, réalisateur, scénariste Irlandais-Britannique. Il a à son
actif une dizaine de films dont certains ont eu du succès notamment L’Irlandais
(2011) dans le genre policier et surtout Les Banshees d’Inisherin (2022) dont
j’ai apprécié l’interprétation du comédien Brendan Gleeson et l’atmosphère
étouffante malgré les grands espaces ouverts d’une Ile irlandaise. L’Ile
renvoyant à une sorte d’enfermement et à la difficulté de reconstruire une
amitié soudainement détruite. Sans mobile apparent. D’une Ile nordique à un
désert du sud, McDonagh reconstruit un espace pour traduire des questions
existentielles. The forgiven est porté par cette vaste ambition mais desservie
par une mise en scène en dents de scie, bancale pour tout dire ; traitement
caricatural d’un sujet grave nourri par le catalogue de clichés qui accompagne
ce voyage vers l’autre. Le film, même s’il ne prétend pas à une dimension
cinéphilique se prête cependant à une approche culturaliste dans le sillage des
travaux de l’intellectuel américain d’origine palestinienne Edward W. Said. Son
ouvrage fondateur, L’orientalisme demeure d’une grande pertinence pour nous
offrir les outils d’analyse d’un regard qui demeure impérial dans son rapport à
l’Orient. L’orientalisme
tel que le définit Said est un savoir et un imaginaire issus d’une position de
puissance. Ce savoir et cet imaginaire ont été institutionnalisés et construits
discursivement pendant des siècles par l’Occident. Ils traduisent une vision
dichotomique qui oppose un « nous », référence de toutes les valeurs
et un « eux », appelé Orient, qui se distingue par une altérité
excessive. Le film en est une illustration presque clinique poussant « cet
impérialisme » jusqu’à faire célébrer un mariage homosexuel au sein d’un
paysage, d’un décor et d’un univers humain qui demeurent les signes d’une
culture spécifique. Une sorte d’agression culturelle qui rejoint
métaphoriquement l’agression coloniale. Ce « mariage » dans ce
contexte est « un divorce » entre deux cultures. Une violence douce,
fortement arrosée à l’égard d’un système séculaire. Dans une scène révélatrice,
on voit Jo lire l’immoraliste d’André Gide où il est question aussi
d’homosexualité dans un contexte oriental (africain) ; roman par ailleurs
analysé par Edward Said !!!
Mais c’est un Orient nous dit Said
qui est une création de l’Occident. Tel le Maroc du film de McDonagh qui n’a
rien à voir avec le Maroc « réel » car c’est un pays extrait de
l’imaginaire occidental. Le film nous renseigne moins sur le Maroc que sur
l’imaginaire de ses auteurs. Le film s’ouvre sur une séquence « carte
postale » sur l’arrivée à Tanger vue de la mer. Le premier mot prononcé
est Afrique. Les couleurs vives annoncent le prochain dépaysement ; il
sera psychique plus que culturel. En découvrant le couple à Tanger on ne peut
ne pas penser à une autre arrivée qui ouvre un film. Celle mythique du Thé au
Sahara de Bertolucci. Sauf que chez Bertolucci et l’auteur du roman, Paul
Bowles, les éléments qui forment le paysage renvoient au monde intérieur des
protagonistes. Ici, la rencontre avec cette partie de l’Afrique se fait sous le
signe du cliché avec la réaction de David face au retard de la livraison de la
voiture. Cette voiture qui lui sera fatale plus tard. Sa femme Jo, durant tout
le trajet en fait, tente de rectifier le propos et d’en atténuer le relent
raciste implicite. Le départ vers le sud
donne lieu à une carte imaginaire où les noms des villes et des sites
(Taza-Errachidia…) dessinent une carte qui est une carte de la fiction
prolongeant l’artificialité du propos. L’élément déclencheur arrive avec cet
accident nocturne et un enfant indigène comme victime.
Ce sera le face à face sur la voie
d’une quête qui connaîtra des rebondissements. Notamment au moment de l’arrivée
du père de l’enfant tué qui demande que David l’accompagne pour assister comme
le veut la tradition au cérémonial de l’enterrement. « Il doit
payer » dit-il au personnel marocain qui s’occupe du mariage et font le
lien avec les « indigènes ». Je passe sur les aspects
invraisemblables et à peine crédibles pour camoufler l’accident aux autorités
marocaines et tout le discours réducteur sur l’ambulance, la morgue…pour
s’intéresser à l’échange entre le père et David avec l’intervention d’un
personnage relais entre les deux mondes, Anouar (Said Taghmaoui). Le père
(excellent Smail Kanater qui crève l’écran) développe une attitude ambiguë face
au chauffard qui cherche la rédemption et à se faire pardonner. Mais le film
n’approfondit pas cette dimension et préfère retomber dans le culturalisme. Le
discours ambigu du père est remis en doute par la scène où il remet un pistolet
à son autre enfant avec dans l’air un certain message de complicité. Le
touriste britannique revient chez lui presque rassuré. En fait c’est de la part
du scénario une manière d’enfoncer le clou : « ces gens » là
n’ont pas de parole. Malgré leurs apparences, ils finissent par être violents.
Je renvoie à la scène parodie du western où des promeneurs à cheval dont David
sont attaqués, subitement, par des enfants comme les indiens sous d’autres
cieux. Là encore, le film développe un discours
« orientaliste » : la représentation de l’autre se fonde sur la
« fixité » ; immuable dans ses caractéristiques. Le sujet
« orientaliste » apparaît figé dans le stéréotype, en l’occurrence
ici, la vengeance. L’impossible pardon.
Ceci dit, aujourd’hui, le film
devient subitement intéressant grâce au festival de Marrakech. Le film en effet
nous présente une des multiples facettes de l’immense talent de la présidente
du FIFM 2023. Un talent porté par une valeur constante dans la prestation
variée de Jessica Chastain. Celle d’un jeu sobre et distancié. Un jeu
d’interprétation qui permet de lire les rôles comme incarnés par des
personnages qui « cachent leur jeu ». Que ce soit Maya, agent de la
CIA et sa quête épique de Ben Laden dans Zero dark thirty (Kathryn
Bigelow ; 2012) ou la tueuse d’élite dans Ava (Tate Taylor, 2020) ou
encore l’infirmière Amy confrontée à un tueur en série en blouse blanche dans
Meurtre sans ordonnance de Tobias Lindholm (2022) …Chastain développe un
personnage évoluant dans des milieux hostiles auxquels elle fait face par un
investissement essentiellement intellectuel et mental ; exprimé par un jeu
de regard (une sorte de signature désormais) et des silences qui en disent
long. Elle est rarement bavarde dans ses films. Des personnages qui sont des
personnalités avec une intense vie intérieure. Dans The Forgiven (que l’on peut
traduire par le pardonné) elle incarne une épouse aux apparences dociles qui
expriment plus une sorte de fatalité. Elle suit son mari dans ce voyage vers le
désert marocain, un peu pour échapper à une situation d’échec professionnel en
tant qu’écrivaine pour enfants et certainement parce qu’elle voit dans l’image
du désert, l’horizon, l’aboutissement logique d’un vide métaphysique où se
débat son couple et que son mari tente de combler par un excès de consommation d’alcool.
Cet ailleurs va la marquer définitivement puisque son ultime issue étant de se
retrouver seule dans la nuit face à la mort. Ce rapport compliqué à l’espace d’altérité
la comédienne l’exprime dans une approche personnelle lors de son contact avec
le Maroc pendant le tournage : « Dans certaines régions dans
lesquelles nous filmions, parfois un jour de congé, j’allais sur certains
marchés ou autres, et j’avais vraiment l’impression que les gens me
regardaient », a déclaré Chastain. « Avoir les cheveux roux dans ces
régions peu peuplées du Maroc vous donne l’impression que les gens en sont
élogieux, mais vous avez certainement l’impression de ne pas pouvoir vous
infiltrer. » C’est une réflexion spontanée qui est une autre manière de résumer le
film et l’impossible communication.
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