Des enjeux politiques,
esthétiques et éthiques
A la mémoire de Paul Pascon.
Oui, la phase cruciale
commence. Celle du jour d’après. Le mot d’ordre étant reconstruire ; à
comprendre au sens large du mot. Le Souverain impliqué dès le premier jour a
dessiné le cap. Il faut faire preuve de sérieux, d’esprit d’imagination, de
générosité dans l’effort. Le grand philosophe français, Régis Debray (la France
ne produit pas seulement des « petits » politiques) avait publié un
livre plein d’enseignements et au titre incitant à la réflexion : Du bon
usage des catastrophes. Dans cette perspective, disons alors que la terrible
nuit du 8 septembre aura permis de tirer la sonnette d’alarme et de braquer les
caméras sur une région d’un Maroc authentique mais oublié ; le Maroc du
Haut Atlas. J’avoue que dès les premières images du séisme et dès les premières
informations sur les villages anéantis de la célèbre route qui relie Marrakech
à Taroudannt j’ai pensé à une éminente personnalité intellectuelle qui a
beaucoup donné à cette région et qui lui a consacré ses recherches et ses
travaux. C’est bien sûr Paul Pascon. Pour moi, c’est indéniablement L’enfant
béni du Haouz ! les jeunes et les moins jeunes cadres investis
aujourd’hui dans le vaste chantier de reconstruction des régions dévastées
devraient s’inspirer de sa démarche impliquant une philosophie de
l’action : il a appris l’arabe et le tachelhit ; il privilégiait l’action
sur le terrain n’hésitant pas à parcourir des dizaines de kilomètres à pied. Et
principalement, il ne se contentait pas d’appliquer des schémas
importés/imposés. Son action sur le terrain était animée par le souci de «
saisir son objet », la société marocaine, à travers une dialectique : agir pour
connaître / connaître pour agir. Très tôt il avait pointé du doigt, « La grande
maladie du Maroc, c’est la greffe des modèles et l’absence d’innovations ».
Pour contribuer à ce
chantier national de réflexion sur le projet de reconstruction, je propose un
passage par le cinéma avec deux films marocains ; deux courts métrages des
années 1960 qui apportent un éclairage sur les enjeux qui traversent la
question de la reconstruction. Celle-ci ne se réduit absolument pas à la seule
dimension technique. Avec retour en Agadir de Mohamed Afifi (1967 ; 12 mn)
nous avons une approche poétique des choix architecturaux qui ont été
privilégiés lors de la reconstruction de la ville martyre. Des architectes
généreux, altruistes ont fait des propositions marquées par une certaine
expérimentation ; par beaucoup d’innovation. Le résultat est une prouesse
technique mais la ville avait perdu son âme. L’esthétique a manqué d’éthique.
Un film à voir absolument aujourd’hui.
L’autre film, Sin agafaye
(les deux canaux) de Latif Lahlou (1967 ; 22 mn) est une lettre d’amour au
peuple amazigh. Le documentaire suit avec empathie comment une tribu du Haut
Atlas gère selon ses traditions, son savoir-faire ancestral la question de
l’eau. A voir également pour mieux connaître afin de mieux agir. L’éthique a
porté l’esthétique. D’où notre conclusion : la reconstruction est une
politique (les moyens) où l’esthétique (les matériaux les lignes, les couleurs)
se nourrit d’éthique (la culture, l’histoire, les traditions).
Agadir : une critique esthétique de la
reconstruction
Retour à Agadir de Mohamed Afifi occupe une place de
choix dans la filmographie marocaine du point de vue cinéphile. Il fut, par
exemple, l’un des premiers films marocains à être primé dans un grand festival
international ; en l’occurrence Tanit de bronze à Carthage. Le film est
une œuvre de cinéma qui transcende les genres ; difficilement classable, images
de la ville détruite puisées des archives ; images de la ville reconstruite ;
prédominance d’une bande son en contre-champ des images ; on peut parler d’un
documentaire de création ; le cinéaste lui-même prolonge cette incertitude : «
Retour à Agadir, n’est pas un documentaire, encore moins un film touristique.
Si je devais le raconter, je dirais qu’il s’agit de la brève course d’une
mémoire présentée sous l’apparence d’une statue en plusieurs mouvements. Si
cela paraissait insuffisamment clair, j’ajouterais que les strophes qui
composent « Retour à Agadir » constituent un ouvrage fermé ». Pour accéder au
film, il faut passer par la poésie qui émane du montage des images (entre
elles), des sons (entre eux) et des sons avec les images qui se prolongent se
complètent et invoquent le silence, le bruit, les réminiscences pour une
rhétorique nouvelle. Ici, un très beau texte de la revue Souffles qui dit
éloquemment cette richesse visuelle : « …Le bruitage est là pour nous
permettre d'établir la relation. Nous savons qui ils étaient, et quelles
étaient leurs conditions de vie, leurs préoccupations quotidiennes.
Les longs
travellings de la séquence évocation créent un lourd silence, une quiétude
anachronique. C'est dans cette séquence, où l'ordre des choses est rompu, que
Afifi nous invite à une promenade à travers un décor absurde où les rues ne
mènent nulle part, où les portes s'ouvrent sur l'absence et le chaos. C'est
dans cet Agadir déstructuré qu'il nous invite à chercher le début et la fin,
l'entrée et la sortie, bref une image de nous-mêmes dans un miroir brisé…Et
puis le temps s'est arrêté. Nous arrivons à ce qui fut une mosquée. Une lampe à
filaments de tungstène pend au bout d'un long fil électrique qui descend du
ciel. L'illusion est rétablie. Nous retombons dans le monde des farces et
attrapes. Il n'est plus nécessaire de chercher un raccord, un lien entre le
passé et le présent, point n'est besoin de s'inquiéter pour l'avenir.
Nous
retournons en Agadir par le biais de la nouvelle mosquée en béton et acier
symbolisant la survivance de l'ordre établi, le passé dominant le présent. Rien
n'a changé. Et pourtant, tout a été fait pour créer cette illusion architecture
délibérément avant-gardiste importée à la hâte. L'homme d'Agadir en reste
absent, renié, réduit à l'état d'un simple objet. » (Souffles, 13-14,
1969).
Sin agafaye : l’esprit inventif des paysans amazighs
C’est un des titres emblématiques de l’âge d’or du
court métrage et du documentaire au Maroc, Sin Agafaye (les deux canaux, en
langue amazigh). Sin agafaye aborde une réalité complexe, celle de restituer un
rite ancestral, relatif au partage communautaire de l’eau, en mettant en
relief, par le travail de l’image accompagné d’un beau texte de commentaire
off, l’apport de l’investissement humain dans le dur labeur qu’imposent les
conditions de vie à la campagne. Le film est le résultat d’une collaboration
fructueuse entre le cinéaste et une figure de proue de la sociologie marocaine,
le regretté Paul Pascon (1932-1985). Latif Lahlou rapporte à cet effet :
« au cours d’une discussion, Paul Pascon grand spécialiste du Haouz de
Marrakech me raconta une légende mise au point par les habitants de la région
de Lalla Takerkoust pour établir et sacraliser une entente entre eux pour
éviter les disputes qui survenaient toujours à l’occasion de l’utilisation des
eaux d’irrigation… ».
Le film accompagne en effet l’action des paysans
dans leur projet collectif, loin de toute intervention extérieure pour
organiser un partage équitable de l’eau en s’inspirant à la fois de l’héritage
mythologique (la légende rapportée par les ainés) et du sacré (c’est une prière
collective qui vient consacrer l’accord et bénir le résultat obtenu). Aucun
artifice n’est introduit ; les gens sont filmés dans leur geste
quotidien ; le film donne l‘impression positive que la mise en scène émane
des gens eux-mêmes. Les personnages seuls ou ensemble prennent en charge
l’organisation de leur présence à l’écran. Il ne s’agit plus de guider mais de
« suivre ». La caméra de
Lahlou finit par intégrer la communauté en toute discrétion, suivant et
rapportant les différentes phases de préparation et de réalisation des deux
canaux d’où jaillira équitablement l’eau bienfaitrice vers les deux parties du
village séparées par la vallée. Le film apparaît alors comme un hommage à cette
communauté amazighe, pratiquement recluse du haut atlas, ce que n’a pas manqué
de souligner le réalisateur : « le génie de nos paysans qui ont su, par
cet acte collectif de Sin agafaye (les deux canaux) éviter toute intervention
extérieure coercitive et sauvegarder leur liberté d’action et l’indépendance de
leurs mouvements en garantissant une harmonie sociale entre eux ».
La pierre de partage est pour le cinéaste
l’illustration de « l’esprit inventif » de ces populations ;
elle se laisse lire aujourd’hui au-delà de sa fonction pratique comme le
symbole d’une valeur sociétale amazighe majeure, l’esprit d’indépendance et
l’autonomie d’action.
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