Surcharge thématique et clivage esthétique
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« Un
film nul, je ne vois pas où est le problème »
Gilles Deleuze
Le
festival national du film a-t-il eu lieu ? Les filiations mythologiques
(Hercule…) de la ville(Tanger), qui l’abrite
autorisent de s’interroger, à l’instar de la guerre de Troie, d’une manière
rhétorique s’entend, à son égard. Non pas sur la dimension factuelle de
l’événement, le festival a bien eu lieu et a tenu l’ensemble de ses engagements,
notamment sur le plan organisationnel, mais sur sa dimension médiatique et
symbolique. Contrairement à une tradition qui lui est concomitante depuis sa
création, cette édition du festival n’a suscité que peu de débat et nulle
polémique n’a suivi, par exemple, la proclamation de son palmarès. Palmarès qui
a plus qu’étonné lors de la soirée de clôture. Lieu de circulation de discours,
celui des films, le festival est aussi,
en principe, lieu de production de discours sur le discours.
Rendez-vous
essentiel du cinéma marocain, il est l’occasion de tirer un premier bilan, professionnel,
chiffré. Celui-ci est désormais pris en charge par le centre du cinéma. Le
festival offre également l’opportunité d’un
autre bilan, cette fois en termes de réception publique et critique. Quel bilan
esthétique et artistique de l’édition 2019 ? Telle est LA question.
Car
un cinéma n’existe pas uniquement par ses statistiques, il existe
fondamentalement par le discours d’escorte qui l’accompagne. La critique pensée
et construite. Je cite Jean-Louis Comolli : la fonction critique est ce
qui confère à l’œuvre son statut, sa place sociale. Si la critique manque (peu
importe d’ailleurs, qu’elle soit positive ou négative), l’œuvre manque à sa
place. Dans ce sens, je peux dire que le FNF donne lieu à la possibilité d’une
radiographie de l’état de la critique ; force est de relever que le
constat n’est guère réjouissant ; on assiste à une baisse de régime de la
fonction critique, à une prolifération galopante des formes de médisance. Un
état de choses qui ne me surprend pas ; il est une facette du repli global
de la pensée, du plan d’abrutissement généralisé amplifié par les réseaux
sociaux.
Cependant,
le paysage n’est pas complètement désertique. C’est ainsi que des observations
qui n’ont pas manqué de pertinence ont
choisi d’interroger la formule même du festival qui semble donner des signes d’essoufflement.
Ces observateurs n’hésitant pas à défendre le modèle d’une Nuit du cinéma marocain,
comme cela se fait avec les Césars et autres Oscars… avec des nominations au
préalable et un vote d’un collège électoral puisé dans les différents métiers
de la profession. Une piste à creuser. Je précise pour ma part que la formule
du festival national est en effet originale ; inédite et rarissime à
travers le monde ; certains pays s’y mettent graduellement (La Tunisie, le
Sénégal…). Si la formule peut-être revue, revisitée, il n’en demeure pas moins
qu’il s’agit d’un contenant dont le contenu dépend principalement de ce que la
profession veut y mettre. De son engagement, de son enthousiasme pour maintenir
l’esprit et la lettre du festival, à savoir la fête annuelle du cinéma
marocain.
L’un
des premiers changements qui ont marqué la structure du festival est
l’instauration du principe de la sélection préalable. Choix imposé par l’augmentation croissante de la
production ce qui a pesé sur l’agenda du festival et de sa durée qui ne sont
pas extensibles à l’infini. La formule adoptée consiste à sélectionner 15 longs
métrages et autant de courts.
La
liste des films de longs métrages de cette édition 2019 fournit d’emblée un
ensemble d’indications sur l’évolution du cinéma marocain. D’abord en termes
générationnels. Nous avons la confirmation d’une tendance qui remonte à
quelques années déjà, désormais le rapport de forces générationnel bascule au
bénéfice des nouvelles générations. Sur les 15 cinéastes en compétition cinq
appartiennent à la génération des pionniers (Ferhati, Chraïbi, Zoughi, Majid
Lahcen, Kamal Kamal). Les dix autres
appartiennent à la génération post 2010. Je rappelle à ce propos que le dernier
cinéaste de la génération des pionniers à avoir remporté le Grand prix remonte
à 2007 !
La
liste nous apprend également qu’il y a trois cinéastes femmes en compétition
(Meryem Benbarek Selma Bergach, Hind Bensari).
Deux « documentaires » étaient également en lice : Lancer
de poids de Hind Bensari (une production de la télévision) et La vie côtoyant
la mort de Majid Lahcen produit dans le cadre du programme de la promotion de
la culture hassanie.
Si
l’on change d’angle de classification, on peut avancer une hypothèse sur les
genres dominants (au sein du cinéma, il n’y a pas de genre pur) ce qui nous permet de faire une série de
propositions. Des films ont abordé une thématique inscrite dans
l’histoire : Les 3M de Saad Chraïbi ; Coups de destin de Mohamed
Lyounssi ; Nadira de Kamal Kamal ; Une vie côtoyant la mort de Majid
Lahcen. Le drame social avec Sofia de Meryem Benbarek ; Urgence ordinaire
de Mohcine Besri ; Les saisons de la soif de Hamid Zoughi ; Indigo de
Selma Bergach. Le drame intime, Ultime
révolte de Jilali Ferhati. La comédie sociale avec Hala Madrid, Visca Barça de
Abdelilah Jaouhari ; Une année chez les Français de Fettah Arom. Road movie
avec Jamal Afina de Yassine Marco Morocco. Fantastique- horreur avec Achoura de
Tala Sellami.
Croisés avec les courts métrages ( la grande déception de
cette édition), que nous donne tout cela en termes de cinéma, d’inventivité et
de création artistique ? A quelques rares exceptions, l’ensemble des films
présentés se réduisent à des prouesses techniques (des effets spéciaux
d’Achooura aux images esthtétisantes
d’Indigo). Nous avons vu à Tanger des produits parfois bien finis
alors que nous nous attendions à des œuvres, mêmes avec des
maladresses mais sincères et profondes. Nous sommes entrés sans crier gare dans
l’ère des films fabriqués selon des protocoles d’écriture formatée d’avance (un
directeur de photo ; un amplificateur de son et inscrit dans un réseau
institutionnel de financement).
Quelques observations qui s’inscrivent dans la continuité de
cette réflexion générale pour relever ce qui constitue de mon point de vue
quelques lacunes. Un certain nombre de films ( : Sofia ; Les
3M ; Lancer du poids ; Ultime révolte…) restent prisonniers de leur scénario. Tout leur
enjeu revient à l’illustration d’une idée. Le scénario finit par peser comme
une chape de plomb sur la dramaturgie et empêche la mise en scène de voler de
ses propres ailes pour offrir un univers filmique au-delà de l’idée. Le rapport
entre le film et le scénario serait de l’ordre de la célèbre définition de la
culture : « c’est ce qui reste quand on a tout oublié » (citation
d’Edourd Herriot). Le cinéma c’est ce qui reste (ce qui devrait rester) quand
le scénario est oublié.
D’autres films ont tendance à forcer le trait notamment ceux
ayant abordé des thématiques sociales fortes ( ce que j’ai appelé le cinéma de
l’exotisme social, néorientaliste : Urgence ordinaire ; Sofia…). Ils
sont portés par le souci non pas d’un
mouvement qui se tisse dans un va et vient avec le réel mais le souci de tisser
les ficelles d’une histoire bien carrée. Le spectateur est assigné à
résidence ; la singularité de chaque regard est neutralisée au service
d’un pathos collectif. Or la grande émotion émane souvent d’une représentation
sobre (Bresson), purgée de tout sentimentalisme (Rossellini). Ce n’est pas
l’action qui nous émeut, encore moins l’événement en soi mais le sens que nous
sommes amenés d’en dégager. La mise en scène reflète le monde en même temps
elle exprime ce que le cinéaste veut en dire. Ce rapport au monde, au réel est
marqué par un certain désenchantement ; la créativité donne des signes
d’épuisement. Un constat relevé par le philosophe Cornelius Castoriadis que je
cite : « la création contemporaine s’effectue dans un rapport
négatif à la société, elle n’est plus au clair sur son identité, sur ce qu’elle
est et sur ce qu’ele veut être ». Cela me semble pertinent pour une lecture de notre production
symbolique récente.
Comment le jury s’en est tiré ? Un palmarès n’est pas
une vérité scientifique. Il est la résultante de plusieurs facteurs y compris
les paramètres environnementaux . Il est le fruit d’un échange qui est lui-même
marqué par un rapport de forces au sein du jury. Le palmarès 2019 n’échappe pas
à la tradition. On le commente dans le respect des membres qui le composent. A
première vue, il reflète certainement un
compromis délicat. Un compromis qui a bénéficié au « documentaire », Lancer du poids,
en fait un long reportage qui s’est vu ainsi propulser Grand prix. Contre toute
attente. A côté un film obtient en même
temps le prix du jury, le prix de la
réalisation et les deux prix interprétation ; en toute logique la somme de ces prix équivaut au Grand prix.
C’est là certainement où est entré en
jeu le compromis ; des concessions o,nt été faites entre les uns et les
autres au détriment de certains autres films ignorés du palmarès (Urgence
ordinaire, Les coups du destin…). La présidente, la scénariste et réalisatrice
Farida Benlyazid n’a pas cherché, apparemment à imposer « sa touche » ;
et pourtant, il y avait des films, en
principe, proches de son univers : la féminité assumée de Indigo de Selma
Bergach ; femmes entre elles dans Les saisons de la soif de Hamid Zoughi
ou encore le rapport à l’autre dans un contexte tragique, en l’occurrence l’Espagne avec le destin de
deux femmes Maria et Touda dans Les coups du destin de Mohamed Lyounssi
La riche récolte obtenue par La guérisseuse de Zindaine n’a
pas manqué d’interpeller. Qu’est-ce qui
a séduit le jury pour lui attribuer autant de récompenses ? Yousri
Nasrallah, le cinéaste issu de l’école de Youssef Chahine a été certainement
enthousiasmé par une certaine atmosphère « à l’égyptienne »
(personnages, lieux, places, décors…) qui rappellent un certain cinéma égyptien
des années du noir et blanc ; celui
des adaptations de Barakat et de Salah Abou Seif. Alors même que le film
s’ouvre sous le signe de la cinéphilie contemporaine : il y a du Wim
Wenders dans les plans incipit. Le film s’ouvre sur des lignes verticales et horizontales
qui marquent la fracture d’un territoire (d’autres lignes de récit/ de vie
s’entrelacent dans le film). L’horizontalité renvoyant à la modernité illustrée
par le train et les voies ferrées. Cette prédominance de la ligne droite est
remise en question par un raccord sur un minaret introduisant la verticalité.
La mosquée apparaît comme un motif récurrent et structurant du drame. Cela
renvoie moins à la dimension religieuse, signifiée par ailleurs (le groupe des
croyants croisés par le jeune garçon par exemple) mais plutôt à la permanence
d’une culture ; la culture traditionnelle qui va constituer l’ultime
recours des gens face à la violence/agression de la modernité. Les premières
images de La Guérisseuse signifient une société fracturée qui puise dans son patrimoine
génétique culturel les ressources pour se prémunir : c’est une guérisseuse
qui prend en charge de soigner la jambe fracturée par le train. Cette critique
de la modernité est doublée d’une mise à nu des paradoxes des modernistes. La
guérisseuse descend d’une voiture ultra chic qui signifie que l’usage des
pratiques traditionnelles traversent l’ensemble du champ social (encore une
fois horizontalité et verticalité : l’arrivée de ce luxe est une autre
agression à l’égard du quartier pauvre). Un clivage anthropologique qui peut aider à
comprendre les clivages esthétiques qui traversent le champ de la production
cinématographique.
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