jeudi 4 avril 2019

Festival national du film 2019


Surcharge thématique et clivage esthétique
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« Un film nul, je ne vois pas où est le problème »
Gilles Deleuze







Le festival national du film a-t-il eu lieu ? Les filiations mythologiques (Hercule…) de la ville(Tanger),  qui l’abrite autorisent de s’interroger, à l’instar de la guerre de Troie, d’une manière rhétorique s’entend, à son égard. Non pas sur la dimension factuelle de l’événement, le festival a bien eu lieu et a tenu l’ensemble de ses engagements, notamment sur le plan organisationnel, mais sur sa dimension médiatique et symbolique. Contrairement à une tradition qui lui est concomitante depuis sa création, cette édition du festival n’a suscité que peu de débat et nulle polémique n’a suivi, par exemple, la proclamation de son palmarès. Palmarès qui a plus qu’étonné lors de la soirée de clôture. Lieu de circulation de discours, celui des films, le festival est  aussi, en principe, lieu de production de discours sur le discours.
Rendez-vous essentiel du cinéma marocain, il est l’occasion de tirer un premier bilan, professionnel, chiffré. Celui-ci est désormais pris en charge par le centre du cinéma. Le festival  offre également l’opportunité d’un autre bilan, cette fois en termes de réception publique et critique. Quel bilan esthétique et artistique de l’édition 2019 ? Telle est LA question.
Car un cinéma n’existe pas uniquement par ses statistiques, il existe fondamentalement par le discours d’escorte qui l’accompagne. La critique pensée et construite. Je cite Jean-Louis Comolli : la fonction critique est ce qui confère à l’œuvre son statut, sa place sociale. Si la critique manque (peu importe d’ailleurs, qu’elle soit positive ou négative), l’œuvre manque à sa place. Dans ce sens, je peux dire que le FNF donne lieu à la possibilité d’une radiographie de l’état de la critique ; force est de relever que le constat n’est guère réjouissant ; on assiste à une baisse de régime de la fonction critique, à une prolifération galopante des formes de médisance. Un état de choses qui ne me surprend pas ; il est une facette du repli global de la pensée, du plan d’abrutissement généralisé amplifié par les réseaux sociaux.
Cependant, le paysage n’est pas complètement désertique. C’est ainsi que des observations qui n’ont pas manqué de pertinence  ont choisi d’interroger la formule même du festival qui semble donner des signes d’essoufflement. Ces observateurs n’hésitant pas à défendre le modèle d’une Nuit du cinéma marocain, comme cela se fait avec les Césars et autres Oscars… avec des nominations au préalable et un vote d’un collège électoral puisé dans les différents métiers de la profession. Une piste à creuser. Je précise pour ma part que la formule du festival national est en effet originale ; inédite et rarissime à travers le monde ; certains pays s’y mettent graduellement (La Tunisie, le Sénégal…). Si la formule peut-être revue, revisitée, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’un contenant dont le contenu dépend principalement de ce que la profession veut y mettre. De son engagement, de son enthousiasme pour maintenir l’esprit et la lettre du festival, à savoir la fête annuelle du cinéma marocain.
L’un des premiers changements qui ont marqué la structure du festival est l’instauration du principe de la sélection préalable. Choix imposé  par l’augmentation croissante de la production ce qui a pesé sur l’agenda du festival et de sa durée qui ne sont pas extensibles à l’infini. La formule adoptée consiste à sélectionner 15 longs métrages  et autant de courts.
La liste des films de longs métrages de cette édition 2019 fournit d’emblée un ensemble d’indications sur l’évolution du cinéma marocain. D’abord en termes générationnels. Nous avons la confirmation d’une tendance qui remonte à quelques années déjà, désormais le rapport de forces générationnel bascule au bénéfice des nouvelles générations. Sur les 15 cinéastes en compétition cinq appartiennent à la génération des pionniers (Ferhati, Chraïbi, Zoughi, Majid Lahcen,  Kamal Kamal). Les  dix  autres appartiennent à la génération post 2010. Je rappelle à ce propos que le dernier cinéaste de la génération des pionniers à avoir remporté le Grand prix remonte à 2007 !
La liste nous apprend également qu’il y a trois cinéastes femmes en compétition (Meryem Benbarek Selma Bergach, Hind Bensari).  Deux « documentaires » étaient également en lice : Lancer de poids de Hind Bensari (une production de la télévision) et La vie côtoyant la mort de Majid Lahcen produit dans le cadre du programme de la promotion de la culture hassanie.
Si l’on change d’angle de classification, on peut avancer une hypothèse sur les genres dominants (au sein du cinéma, il n’y a pas de genre pur)  ce qui nous permet de faire une série de propositions. Des films ont abordé une thématique inscrite dans l’histoire : Les 3M de Saad Chraïbi ; Coups de destin de Mohamed Lyounssi ; Nadira de Kamal Kamal ; Une vie côtoyant la mort de Majid Lahcen. Le drame social avec Sofia de Meryem Benbarek ; Urgence ordinaire de Mohcine Besri ; Les saisons de la soif de Hamid Zoughi ; Indigo de Selma Bergach.  Le drame intime, Ultime révolte de Jilali Ferhati. La comédie sociale avec Hala Madrid, Visca Barça de Abdelilah Jaouhari ; Une année chez les Français de Fettah Arom. Road movie avec Jamal Afina de Yassine Marco Morocco. Fantastique- horreur avec Achoura de Tala Sellami.
Croisés avec les courts métrages ( la grande déception de cette édition), que nous donne tout cela en termes de cinéma, d’inventivité et de création artistique ? A quelques rares exceptions, l’ensemble des films présentés se réduisent à des prouesses techniques (des effets spéciaux d’Achooura aux  images esthtétisantes d’Indigo). Nous avons vu à Tanger des produits parfois bien finis alors que nous nous attendions à des œuvres, mêmes avec des maladresses mais sincères et profondes. Nous sommes entrés sans crier gare dans l’ère des films fabriqués selon des protocoles d’écriture formatée d’avance (un directeur de photo ; un amplificateur de son et inscrit dans un réseau institutionnel de financement).
Quelques observations qui s’inscrivent dans la continuité de cette réflexion générale pour relever ce qui constitue de mon point de vue quelques lacunes. Un certain nombre de films ( : Sofia ; Les 3M ; Lancer du poids ; Ultime révolte…)  restent prisonniers de leur scénario. Tout leur enjeu revient à l’illustration d’une idée. Le scénario finit par peser comme une chape de plomb sur la dramaturgie et empêche la mise en scène de voler de ses propres ailes pour offrir un univers filmique au-delà de l’idée. Le rapport entre le film et le scénario serait de l’ordre de la célèbre définition de la culture : « c’est ce qui reste quand on a tout oublié » (citation d’Edourd Herriot). Le cinéma c’est ce qui reste (ce qui devrait rester) quand le scénario est oublié.
D’autres films ont tendance à forcer le trait notamment ceux ayant abordé des thématiques sociales fortes ( ce que j’ai appelé le cinéma de l’exotisme social, néorientaliste : Urgence ordinaire ; Sofia…). Ils sont portés par le souci non pas  d’un mouvement qui se tisse dans un va et vient avec le réel mais le souci de tisser les ficelles d’une histoire bien carrée. Le spectateur est assigné à résidence ; la singularité de chaque regard est neutralisée au service d’un pathos collectif. Or la grande émotion émane souvent d’une représentation sobre (Bresson), purgée de tout sentimentalisme (Rossellini). Ce n’est pas l’action qui nous émeut, encore moins l’événement en soi mais le sens que nous sommes amenés d’en dégager. La mise en scène reflète le monde en même temps elle exprime ce que le cinéaste veut en dire. Ce rapport au monde, au réel est marqué par un certain désenchantement ; la créativité donne des signes d’épuisement. Un constat relevé par le philosophe Cornelius Castoriadis que je cite : « la création contemporaine s’effectue dans un rapport négatif à la société, elle n’est plus au clair sur son identité, sur ce qu’elle est et sur ce qu’ele veut être ». Cela me semble pertinent  pour une lecture de notre production symbolique récente.
Comment le jury s’en est tiré ? Un palmarès n’est pas une vérité scientifique. Il est la résultante de plusieurs facteurs y compris les paramètres environnementaux . Il est le fruit d’un échange qui est lui-même marqué par un rapport de forces au sein du jury. Le palmarès 2019 n’échappe pas à la tradition. On le commente dans le respect des membres qui le composent. A première vue, il  reflète certainement un compromis délicat. Un compromis qui a bénéficié au  « documentaire », Lancer du poids, en fait un long reportage qui s’est vu ainsi propulser Grand prix. Contre toute attente. A côté un film obtient  en même temps  le prix du jury, le prix de la réalisation et les deux prix interprétation ; en toute logique  la somme de ces prix équivaut au Grand prix. C’est là certainement où est  entré en jeu le compromis ; des concessions o,nt été faites entre les uns et les autres au détriment de certains autres films ignorés du palmarès (Urgence ordinaire, Les coups du destin…). La présidente, la scénariste et réalisatrice Farida Benlyazid n’a pas cherché, apparemment à imposer « sa touche » ; et pourtant, il y avait des films,  en principe, proches de son univers : la féminité assumée de Indigo de Selma Bergach ; femmes entre elles dans Les saisons de la soif de Hamid Zoughi ou encore le rapport à l’autre dans un contexte tragique,  en l’occurrence l’Espagne avec le destin de deux femmes Maria et Touda dans Les coups du destin de Mohamed Lyounssi
La riche récolte obtenue par La guérisseuse de Zindaine n’a pas manqué  d’interpeller. Qu’est-ce qui a séduit le jury pour lui attribuer autant de récompenses ? Yousri Nasrallah, le cinéaste issu de l’école de Youssef Chahine a été certainement enthousiasmé par une certaine atmosphère « à l’égyptienne » (personnages, lieux, places, décors…) qui rappellent un certain cinéma égyptien des années  du noir et blanc ; celui des adaptations de Barakat et de Salah Abou Seif. Alors même que le film s’ouvre sous le signe de la cinéphilie contemporaine : il y a du Wim Wenders dans les plans incipit. Le film s’ouvre sur des lignes verticales et horizontales qui marquent la fracture d’un territoire (d’autres lignes de récit/ de vie s’entrelacent dans le film).  L’horizontalité renvoyant à la modernité illustrée par le train et les voies ferrées. Cette prédominance de la ligne droite est remise en question par un raccord sur un minaret introduisant la verticalité. La mosquée apparaît comme un motif récurrent et structurant du drame. Cela renvoie moins à la dimension religieuse, signifiée par ailleurs (le groupe des croyants croisés par le jeune garçon par exemple) mais plutôt à la permanence d’une culture ; la culture traditionnelle qui va constituer l’ultime recours des gens face à la violence/agression de la modernité. Les premières images de La Guérisseuse signifient une société fracturée qui puise dans son patrimoine génétique culturel les ressources pour se prémunir : c’est une guérisseuse qui prend en charge de soigner la jambe fracturée par le train. Cette critique de la modernité est doublée d’une mise à nu des paradoxes des modernistes. La guérisseuse descend d’une voiture ultra chic qui signifie que l’usage des pratiques traditionnelles traversent l’ensemble du champ social (encore une fois horizontalité et verticalité : l’arrivée de ce luxe est une autre agression à l’égard du quartier pauvre).  Un clivage anthropologique qui peut aider à comprendre les clivages esthétiques qui traversent le champ de la production cinématographique.


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