BENBARKA: Une affaire de cinéma
Il ya cinquante ans, disparaissait Mehdi
Benbarka. L’occasion de trouver certyaines pages encore obscures de l’histoire
contemporaine du pays. Des rencontres et des hommages sont au programme. Mais Ben
Barka c’est aussi une affaire de cinéma ! Le cynisme de l’histoire a
fait que la disparition du leader en exil de l’opposition marocaine disparaisse
au moment où il avait rendez-vous avec un cinéaste pour le tournage d’un film.
Ben Barka était-il cinéphile ? Entre les mathématiques et la politique y
avait-il encore une place disponible dans son « disque dur » pour la
culture, les loisirs et autres plaisirs de la vie ? Son destin est porteur d’interrogations sans
réponses, auxquelles nul ne peut répondre catégoriquement ; ce qui est
certain c’est qu’il était conscient du rôle que peut jouer le cinéma dans la panoplie
de moyens qu’il mobilisait dans son combat international contre l’impérialisme.
La preuve s’il en faut, c’est son acceptation de venir à ce rendez-vous
parisien dans le but justement de discuter du projet d’un long métrage consacré au
mouvement de libération dans le tiers monde avec son apport comme figure
emblématique de ce mouvement. Projet
qu’on lui a présenté légitimé par des noms prestigieux du cinéma
français : Marguerite Duras était pressentie pour l’écriture et Georges
Franju pour la réalisation. Franju (1912-1987) auteurs de plusieurs films dans
la lignée de ce que Truffaut avait appelé la qualité française, basés notamment
sur l’adaptation de grands titres de la littérature française comme La tête
contre les murs ou Thérèse Desqueyroux. Ce sinistre vendredi du 29 octobre
1965, il était attablé à la brasserie Lipp du Boulevard St Germain. Il avait
rendez-vous justement avec le leader marocain venu spécialement de Suisse pour
parler du film. On sait ce qu’il en adviendra : Ben Barka ne franchira
jamais le seuil de la brasserie. Interpellé par des gaillard qui se sont
présentés avec des cartes de la police française, confiant il les suivit pour
ne plus jamais réapparaître.
La légende rapporte que Franju a depuis lors
cessé de prendre de l’alcool, Ben Barka a été arrêté presque sous ses
yeux, exprimant ainsi un malaise qui
n’est pas seulement le sien. Mehdi a disparu, enlevé à cause du cinéma.
L’image
manquante
Une dette qui explique certainement que Ben
Barka soit devenu un objet de désir cinématographique et/ou audiovisuel. Cette
page tragique, empreinte d’ambigüités et de complexités a été revisitées par le
cinéma et la télévision…avec des bonheurs divers. L’intérêt n’étant pas
toujours inscrit dans la transparence de la recherche historique et du
témoignage artistique. A une exception près, l’excellent documentaire Ben Barka
une équation marocaine de Simone Bitton, on peut dire que si Mehdi Ben Barka
demeure une énigme politico-policière entre le Maroc et la France, il reste
fondamentalement le titre de l’image manquante de notre imaginaire collectif.
Une lacune à combler dans le sillage du travail politique, social et culturel
de réhabilitation de la mémoire collective, entamé et inachevé avec le début du
nouveau règne.
Si toute une recherche approfondie reste
mener, un bref flashback nous apprend
que le cinéma s’est intéressé très tôt à
ce qui a été convenu d’appeler « l’affaire Ben Barka. Au début des années
70, tout ce que le Maroc comptait comme intelligentsia était animé à son
arrivée à Paris d’une grande curiosité, découvrir un film devenu mythe car il
était interdit de sortie marocaine, L’attentat d’Yve Boisset (1972). On
chuchotait sous le manteau qu’il y avait un film qui traitait de Mehdi Ben
Barka. Le film en fait s’est inspiré de l’événement encore « chaud »
pour élaborer ce que la critique appelait à l’époque « une fiction de
gauche » et dont Yves Boisset était un parfait spécimen : des idées
généreuses de progressisme portées par une forme cinématographique
« hollywoodienne » : récit transparent, stars…Le film faisait
allusion indirectement à « l’affaire » en racontant l’enlèvement à
Paris d’un dirigeant progressiste du sud, Sadiel, interprété par Gian Maria
Volonte ; en fait tout le monde comprenait qu’il s’agissait de Ben Barka.
En face il y avait Michel Piccoli dans le rôle trop proche de l’allusion à
Oufkir. C’est ce que les services de la censure marocaine avaient vite
compris et le film fut interdit…créant
un mythe et excitant la curiosité des cinéphiles et des politiciens. Tout le
monde s’accordait cependant à dire que le film (ou le roman) de Mehdi était
encore à venir.
« J’au vu tuer Ben Barka » (2005)
de Serge Le Perón, ne répond non plus à cette attente mais apporté des indices
significatifs sur la vision du sujet de la part des autorités marocaines.
D’abord c’est une co-production maroco-française, le film bénéficiant même de
l’apport du fonds d’aide relevant du Centre cinématographique marocain. L’Etat
n’hésitant pas à financer un film sur un sujet tabou. Ensuite ce sont des
comédiens marocains que l’on voit interpréter des protagonistes célèbres de
l’affaire, Abdellatif Khamouli dans le rôle de Dlimi par exemple. Le fil centre
son récit sur le point de vue d’un sujet français à savoir Georges Figon qui
est justement censé produire le fameux film sur la décolonisation qui va
finalement s’avérer un piège tendu au leader marocain.
Le
film cherche à cerner l'évolution psychologique et dramatique de ce personnage
énigmatique qui est George Figon ; c’est un récit subjectif : son corps
ouvre le film et sa voix en porte la narration ; un héros tragique qui
finit par rencontrer un autre héros d'une tragédie historique, Ben Barka. Dans
sa dramaturgie, le film emprunte d'ailleurs à la tragédie sa progression avec
un prologue, trois actes et un épilogue. Son esthétique est marquée par une
double référence : au film noir dans sa variante française tendance Jean-Pierre
Melville et au documentaire notamment dans le traitement des archives d'époque.
Le titre du film induit une hypothèse qu'il
ne vérifie pas : on ne voit personne voir tuer Ben Barka. Cela se passe hors
champ. Figon suit effectivement la voiture qui enlève Ben Barka, arrivée à la
villa-prison, il reste au rez–de-chaussée avec les ripoux français qui ont
enlevé Mehdi. On entend du bruit (en quelque sorte les Marocains entre eux),
Figon a même eu un malaise (c'est l'intellectuel qui sommeille en lui qui se
réveille au bruit de l'horreur ? Métaphore de la conscience française devant le
drame qui s'accomplit ?). Figon ne verra rien et nous non plus. Ce choix de
privilégier le hors champ ne sera pas adopté dans l'épilogue où le film
reconstitue la liquidation physique des principaux acteurs de la disparition de
Ben Barka y compris pour montrer l'explosion de la voiture de Dlimi, annoncé
pourtant officiellement comme étant victime d'un accident de circulation.
Le
documentaire sauve l’honneur
La télévision, française notamment, s’est emparée bien sûr du sujet. Le traitement réservé au sujet est révélateur
des mœurs en vogue dans le PAF.
Peut-être que le titre du dernier reportage en date, L’obsession (France 3,
2015) résume bien l’angle d’attaque qui guide les soi-disant enquêtes menées
autour de l’affaire : une obsession les anime, celle de s’en prendre au
régime monarchique marocain au détriment des faits historiques et de la
complexité des imbrications multiples que l’affaire suppose. Un règlement de
compte attisé par les déboires enregistrés par le journalisme d’investigation à
la française suite au scandale Laurent-Graciet. Le « film » de France
3 diffusé le premier octobre, anticipant les célébrations du cinquantenaire de la disparition Mehdi Ben Barka est la preuve
des limites de ce pseudo-journalisme d’investigation animé d’emblée d’un parti
pris flagrant. Le fait même qu’il s’ouvre sur des images volées le
décrédibilise et le situe dans la logique de ceux qu’il est censés dénoncer.
Un film, un vrai, sauve l’honneur du genre (le documentaire) et du média (Arte) qui le produit. Le film,
Ben Barka, l’équation marocaine de Simone Bitton (84 mn ; 2001), avec
Zakya Daoud comme consultant historique et la très belle voix off de Souad
Amidou. Le film est construit autour de l’articulation réussie de témoignes de
personnalités politiques, de la famille de Ben Barka, d’images d’archives, et
du commentaire.
« Je voulais retrouver l’image tragique
et lumineuse d’un homme que ses assassins avaient voulu non seulement éliminer,
mais effacer de l’histoire. Et à travers cette image, je souhaitais apporter ma
contribution à l’œuvre de défrichage historique à laquelle s’attelle
aujourd’hui toute une génération de Marocains» nous dit Simone Bitton. La
sortie du film coïncide en effet avec les premières années du nouveau régime
marquées notamment par un important effort de réhabilitation de la mémoire
collective à travers ses signes les plus marquants. L’ouverture du système
politique a été accompagnée d’initiatives visant la réconciliation nationale
avec l’action menée notamment par l’instance équité et réconciliation. Le film
de Simone Bitton apporte sa contribution à ce mouvement d’une manière
spécifique en mettant en avant principalement un regard et une démarche
artistique. Le film est et reste une œuvre d’auteure. Une marocaine qui tient à
témoigner par l’outil qu’elle maîtrise, le cinéma. On est dans les règles du
genre, le documentaire historique. Mais ce n’est pas une écriture neutre, c’est
un regard et un point de vue, sans a priori sauf celui de l’humanisme, de l’empathie
et de la transparence. Les témoignages sont filmés avec distance et retenue.
Les plans des trois sœurs de Ben Barka Zoubida Zhor et Saïda –toujours filmées
ensemble- sont tout simplement sublimes tant ils nous disent cette marocanité
qui s’exprime sans emphase ni discours formaté ; la spontanéité et
l’humilité. A l’instar des larmes versées par des militants chevronnés, filmés
avec dignité : le dirigeant communiste, Feu le camarade Abdellah Layachi,
ému quand il rapporte les massacres lors de la grève de solidarité avec Ferhat
Hachad…ou encore les larmes de Mohamed Frej,
militant ittihadi et compagnon de Mehdi Ben Barka. Dès les premiers
plans le film revendique son ancrage dans un terroir, dans un environnement qui
est le sien. L’espace de la ville et la musique populaire accompagnent cette
visite dans la mémoire ; une mémoire enfin libérée. Les plans sur les
enfants, récurrents dans le film, sont un hymne à l’avenir.
Simone
Bitton est née à Rabat en 1957 ; après un séjour en Israël avec ses
parents, elle s’installe à Paris. Après des études cinématographiques à
l’IDHEC, elle mène une brillante et riche carrière de cinéaste documentariste. Elle
enseigne le cinéma (Esav Marrakech). Ses films disent son engagement pour la
paix dans la justice en Palestine comme ils expriment des coups de cœur culturels (portraits de
chanteurs arabes, de Mahmoud Darwich…) ou politiques. Mur (2004) et Rachel
(2009) sont de véritables chefs d’œuvre. Ici elle nous parle de Ben Barka,
l’équation marocaine (le film est programmé en projection hommage en présence
de la réalisatrice lors des prochaines JCC).
Comment
tu as été amenée à réaliser un film long métrage sur Mehdi Benbarka et
comment le situes- tu dans ta démarche de documentariste ?
J’ai porté
ce film en moi pendant de nombreuses années avant de pouvoir le faire. Il me
tenait énormément à cœur car je voulais me pencher sérieusement sur l’histoire
contemporaine du Maroc avec les outils
qui sont les miens dans une grande partie de mon travail documentaire : le
témoignage, l’archive, le texte et le montage. Avec Patrice Barrat, qui en est
le producteur et dont les liens familiaux avec le Maroc sont très forts ( il
est le fils de Robert Barrat, l’auteur de « Justice pour le Maroc) nous
avons proposé le projet plusieurs fois aux chaînes de télévision et nous sommes
heurtés à des refus répétés mais nous avons persévéré pendant une dizaine
d’années, jusqu’à ce que la direction des documentaires d’Arte finisse par
accepter de le financer dans le cadre de l’émission « les mercredis de l’histoire »
. La RTBF et Canal Horizons ont suivi, et j’ai pu travailler dans des conditions
qui étaient à hauteur de nos ambitions. En particulier, j’ai pu faire une
longue recherches d’archives sur place, car l’image de Ben Barka avait été
comme effacée par sa disparition, en même temps que son corps : les
agences d’images n’avaient rien, ou presque rien. Il a fallu fouiller jusque
sous les lits des gens pour trouver de vieilles bobines , des photos et des
documents dont la force constitue je crois l’un des atouts du film. Avec le recul, je me dis que ce film a été pour moi le moyen de contribuer – en
tant que marocaine- au formidable mouvement de réappropriation de la mémoire et
de la parole qui s’est déclenchée au
Maroc à la fin du règne de Hassan II. Cet élan a été très fort pendant
plusieurs années, et j’ai aujourd’hui le sentiment pénible qu’il s’est enrayé.
A l’époque, nous en avons bénéficié tout
en y participant.
Tu as privilégié une approche historiciste
mettant en avant la valeur et la dimension politique de l’homme dans un
contexte national et international ; on peut dire que c’est un film sur
Mehdi Benbarka plus que sur l’affaire
Benbarka ?
Bien sûr, ce n’est absolument pas un film sur
l’affaire Ben Barka. Pour parler clairement, ce n’est pas un film sur sa mort,
mais sur sa vie, et en ce sens, c’est une démarche de lutte symbolique contre
les assassins. Car le crime politique n’est réussi que lorsque l’histoire et
les idées que la victime représente disparaissent en même temps que lui. La biographie de Ben Barka est porteuse d’énormément
de choses que sa mort a malheureusement fortement contribué à engloutir, et en
premier lieu c’est un condensé extraordinaire d’un demi-siècle d’histoire
politique marocaine. A travers l’histoire de sa courte vie, j’ai pu relater les
grandes lignes de la fin du protectorat et des débuts de l’indépendance , les rôles respectifs de la monarchie et du
mouvement national dans la décolonisation , la formation de la gauche
marocaine, etc … L’enjeu principal étant bien sûr de poser les bases de la
compréhension de la fameuse « équation » qui est toujours à mon sens
la meilleure grille de lecture de la politique marocaine : c’est l’équilibre,
ou le déséquilibre des pouvoirs entre les politiques et le palais . Le destin
tragique de Ben Barka a fait de lui le
héros et le martyr d’une certaine idée de cet équilibre, qui se cherche toujours.
Le film ne manque pas de grands moments d’émotion
(les témoignages de la famille Benbarka, du militant communiste Abdellah
Layachi…) ; le documentaire transcende alors le témoignage historique pour
capter des moments d’humanité
Sans émotion, il n’y a pas de cinéma. Je ne peux pas concevoir de faire un film
historique qui ne serait basé que sur des entretiens avec des spécialistes par exemple.
Ca, c’est le travail des historiens, des
journalistes, pas celui des cinéastes documentaristes. Même lorsque j’interroge
des hommes politiques, je les mets en situation de témoins et non d’analystes
ou de commentateurs. Je m’intéresse à leurs gestes, à leurs silences, a leurs regards,
à leurs rires et à leurs larmes, pas seulement à leurs mots. Le témoignage de Layachi,
mais aussi celui de Kadiri et d’autres sont
très forts parce qu’ils me racontent leur jeunesse, et que la confiance et la
durée de l’entretien les replongent dans la pureté de leurs idéaux et de leurs
luttes passées. C’est ça pour moi le
témoignage historique. Il est parfois légèrement imprécis, car la mémoire a
travaillé – mais le commentaire est là pour éventuellement encadrer les choses,
les mettre en perspective. Quant aux merveilleuses sœurs de Ben Barka, le film
leur doit énormément : elles sont la chair de sa chair, et elles sont le peuple.
Interviewée par Mohammed Bakrim
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