Contre
le silence, réhabiliter la mémoire
Rentrée sous le signe de
l’émotion et de la mémoire pour l’association des rencontres méditerranéennes
du cinéma et droits de l’homme (ARMCDH)
qui inaugure ses séances du jeudi avec un film emblématique de l’esprit du
temps, « Rif 58-59, briser le silence » du jeune réalisateur Tarik El
Idrissi. Emotion, mémoire, esprit du temps…sont en effet des éléments qui
peuvent orienter une approche du film. C’est un film qui revendique en outre
son inscription dans un genre, celui du documentaire. Le documentaire
historique de surcroît. Ce faisant, il est indissociable d’un constat relevant
de ce que nous avons appelé l’esprit du temps, celui qui amène plusieurs
productions artistiques à opérer un retour sur le passé, à revisiter des pans
de la mémoire collective. Alors que le film historique est constitutif de la
production cinématographique dès ses origines notamment chez les américains, le
film de Tarik El Idrissi relève de ce que nous pourrions qualifier de cinéma
mémoriel. Face à la crise de la modernité, qui s’est formée en partie contre le
passé « du passé faisons table rase » était un mot d’ordre en vogue,
voici venu le temps de la mémoire généralisée. Il est révélateur de constater
que c’est un réalisateur de la toute nouvelle génération des cinéastes
marocains qui abordent frontalement, un sujet de l’histoire récente du pays. De
quoi s’agit-il en effet ? Il s’agit
d’un retour sur les événements dramatiques dont le Rif a été le théâtre au
lendemain de l’accès du pays à l’indépendance. En mots plus clairs de
l’intervention armée du pouvoir central pour mater un soulèvement populaire
dans cette région connue pour ses traditions frondeuses. Le synopsis du film ne
résume que partiellement le sujet. En fait, il ne s’agit pas « d’un
soulèvement contre la création du nouvel Etat marocain ». cet énoncé est
faux du point de vue du contenu du film comme du point de vue de l’histoire. En
1958, date du début de la répression, il n’y avait pas la création d’un nouvel
Etat marocain ; celui-ci est beaucoup plus ancien. Il est erroné de parler
de « création » de l’Etat. Il s’agit plutôt d’un conflit, aux
origines sociales et culturelles indéniables, qui relevait des règlements
politiques entre les forces qui se disputaient le pouvoir. Le film est basé sur
des matériaux historiques, documents d’archives et surtout des témoignages
poignants des survivants du massacre perpétré par les forces de l’ordre. Avec
la présence de cautions savantes, notamment les interventions d’historiens
confirmés. Cependant, si la visée d’un documentaire historique est souvent
portée par une démarche de neutralité, ici Tarik El Idrissi affiche clairement
son parti pris au bénéfice d’une mémoire longtemps refoulée. Dès le titre du
film le programme est annoncé avec « Briser le silence ». Enoncé qui
ne manque pas de violence « briser » pour répondre à la violence
historique subie par les populations rifaines. Une double violence, celle des
événements eux-mêmes (les témoins rapportent des scènes atroces de violence
physique) et celle du silence qui a longtemps pesé sur cette dimension tragique
de notre histoire. Déchirer le voile du silence, pour libérer la parole et
ouvrir devant les images nationales tout un champ d’investigation qu’un fil a
brillamment entamé, celui de Laila Kilani Nos lieux interdits. Le rôle de la caméra est ici de corriger une
omission historique. C’esy une véritable arme contre le silence. La métaphore
vient d’ailleurs dans la bouche d’un témoin dans une réplique d’anthologie qui
mérite de figurer dans le panthéon de notre cinéma. Lors de son récit émouvant
il cite les armes utilisées et parle « de mitrailleuse porté par un
trépied comme celui que vous avez ». En faisant le geste vers le trépied
de la caméra. C’est extraordinaire comme échange symbolique, au-delà des
supports, la violence demeure. Une violence en appelle une autre. La violence physique et militaire ne saurait
légitimer la violence de la récupération et de la manipulation des faits. D’où
l’importance du travail de la mise en scène et de la mis en distance. Chaque
type de mise en scène, chaque mode de montage détermine une place pour le
spectateur. C’est le débat que nous aimerions engager avec le jeune
réalisateur : quelle marge de manœuvre son film déploie au bénéfice d’une
réflexion autonome du spectateur ? Ses choix de mise en scène posent
indéniablement des questions d’ordre éthique ; en filmant ce passé, il
vise à dire quelque chose sur le présent. Toute mise en scène du passé porte en
filigrane des enjeux sur le présent et l’avenir. En choisissant de s’exprimer
par les moyens du cinéma, il ne s’agit plus de raconter au premier degré mais
de poser des questions inhérentes à la représentation.
Ce n’est pas le moindre
mérite de ce film sincère, émouvant, pertinent et qui au-delà du Rif s’adresse
à notre mémoire blessée et bafouée.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire