Le
mal parmi nous
Quand on s’appelle un
Reggab, la rencontre avec le cinéma est presque un destin. Et Younes Reggab n’y
a pas échappé : il a été au rendez-vous ; son premier long métrage de
cinéma, Les feuilles mortes, est à l’affiche des écrans du pays depuis mercredi
dernier. Le film a été présenté en avant première à quelques jours près de la
date anniversaire, le 16 octobre, du décès de son père feu Mohamed Reggab,
figure historique du cinéma marocain. Si Mohamed dont toute la vie a été
marquée et dédiée au cinéma nous a quitté en effet en 1990. Un hommage et la
vie continue…
Younes Reggab a pris son
temps pour réaliser son premier film « cinéma ». Après avoir réussi
ses courts métrages dont certains ont très bien circulé et obtenu des
distinctions dans différents festivals, je pense notamment à Destin de
famille…il entame ensuite un travail intéressant à la télévision alternant
mélodrame urbain et reconstitution historique. Les touches de cette expérience
se retrouvent dans son nouveau film : des personnages poursuivis par leur
passé, des parcours parsemés d’embûches et des atmosphères de tension implicites
qui finissent par faire irruption bouleversant des vies…
C’est déjà un condensé
du récit de son long métrage, Les feuilles mortes. Celui-ci cependant ne se
réduit pas à cela ou à rien que cela.
Dès les premiers plans, le film nous situe dans une géographie physique et
humaine originale. L’espace du drame nous éloigne des paysages devenus cliché
dans une certaine filmographie marocaine. Ici, c’est la ville d’Ifrane qui offre
le cadre à un récit inscrit dans la modernité de par le profil des personnages,
une jeunesse marocaine d’aujourd’hui (elle boit, fume, danse…), et l’univers de
référence qui est celui de la danse. Une
ville censée être un lieu de villégiature va fonctionner comme
révélateur : derrière le calme paisible, apparent, gronde la tempête ; les beaux plans de
la ville quasiment filmés dans une
esthétique carte postale sont un leurre. Ce n’est pas un voyage touristique que
va nous proposer le récit ; c’est plutôt une descente aux confins de l’âme
humaine ; là où le mal se terre en attendant de frapper. Les feuilles
mortes qui jonchent le sol de ces rues désertes en automnes renvoient
symboliquement à quelque chose de mort dans les relations humaines. La première
apparition du personnage central, Zohra, se fait au sein de ce décor aux
allures paradisiaques. Elle est professeur de danse et prépare activement le
concert de fin d’année. Aux intrigues secondaires spécifiques à ce milieu clos (jalousie, compétition,
manque de moyens…) va succéder une intrigue majeure, celle du secret que porte
en elle Zohra. Premier indice qui va déranger une ouverture du récit paisible,
les apparitions d’un personnage énigmatique au visage balafré. Il jouera un
rôle moteur dans la suite des événements ; il est une des figures de ce
passé de Zohra qui va finir par entrer par effraction dans son présent. Encore
une fois les apparences sont trompeuses, ce personnage qui avance dans l’ombre
n’est pas ce que les signes extérieurs laissent croire d’emblée. Toute la
tactique de la mise en scène du film consiste à nous mettre sans cesse sur des
fausses pistes. L’une des plus transparentes reste cependant la piste de Mme
Serfaty. Si Zohra est suivie par un homme portant une blessure apparente, Mme Serfaty,
la directrice du projet et du conservatoire, porte, quant à elle, une blessure intérieure,
celle du déchirement de toute une communauté. La communauté juive marocaine.
Mme Serfaty, le personnage positif complet du film, est harcelée par des appels
lui enjoignant de retrouver le reste de sa famille (on comprend qu’il s’agit d’Israël).
Elle refuse ayant fait le choix de rester et de porter en elle le projet d’une
nouvelle communion illustrée par le concert qu’elle prépare avec Zohra et par
la carte de la Palestine unifiée affichée sur le mur de sa maison.
L’objectif qui réunit
les principaux personnages du récit (la troupe de danse) est de monter ce
projet de concert…mais pour y parvenir il y a un préalable. Il y a des zones
d’ombre à éclaircir. C’est un message fort que Reggab envoie à ses spectateurs.
Le scénario qu’il propose offre une image accablante de la société ;
celle-ci n’est pas seulement une société d’énigmes et d’intrigues, elle est
surtout une société de pathologie (les chefs d’orchestre sont des aliénés,
enfermés !). Le plan final renvoyant à la clôture dans un asile
psychiatrique est certes très dur mais il n’en demeure pas moins d’une
éloquence inouïe : il n’y a pas d’issue possible sans passer par un
exercice thérapeutique. Solder d’abord les comptes du passé avant de penser à
donner suite à un concert…La nouvelle génération des cinéastes s’inscrit dans
le scénario d’une société clivée où
l’image cache d’autres images. Où l’émancipation du sujet est tributaire de
boulets légués par un passé traumatisant. Le clin d’œil du titre à la célèbre chanson d’Yves Montand
sur des paroles de Jacques Prévert n’est qu’un leurre de plus même si ces deux
vers conviennent comme refrain au film : « Les feuilles mortes se
ramassent à la pelle…Les souvenirs et les regrets aussi ».
Le film est porté par un
travail d’équipe salué judicieusement par Younes Reggab avec la coordination de
la production assurée par Anissa Reggab qui fait une apparition dans le film.
Les comédiens ont été à la hauteur, Rabi Kati excellent dans sa métamorphose à
la Robert de Niro et Sanaa Bahaj s’en tire avec les honneurs dans un rôle
complexe.les feui
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