Qui a
peur des images
« Ce
n’est pas du sang, c’est du rouge ! »
J.L.
Godard
Le couperet est tombé, tard dans
l'obscurité du soir. Le film de Ayouch a sucombé finalement à son succès
précoce, il est interdit de sortie au Maroc par décision ministérielle.Une
première. Nous nous préparions à un vrai débat sur le film, c'est l'ojet de
cettecontribution écrite quelques heures avant ce verdict fatal qui appelle un
autre débat. Nous y reviendrons au moment voulu.
Triste à dire mais c’est un
exercice d’écriture révélateur d’un pan de l’esprit du temps : parler d’un
film que nous n’avons pas encore vu ! Dans une culture de la consommation
instantanée où l’image compte plus que son référent, où les faits de
l’actualité se réduisent à leur médiatisation, où les événements reculent
devant l’événementiel…le cinéma devient une affaire de buzz et de fragments
partagés. Dans ce contexte le film ne compte plus, c’est l’événement autour du
film qui compte. Tant pis si on ne l’a pas vu. L’essentiel est d’exister dans
la marée des posts et autres partages. La youtibisation, stade suprême de la
domestication des images, devient l’ersatz de la salle de cinéma. Le
« film » de Ayouch, much loved a déjà accumulé plus 1 500 000
vues. Il s’agit bien sûr du fameux extrait posté par la Quinzaine des
réalisateurs et repris en boucle par une toile emballée. Question : ces
millions de voyeurs iront-ils tous voir le film en entier lors de sa sortie en
salle ?
Les réseaux sociaux sont ainsi
devenus l’ordonnateur de notre agenda social, de notre mode de pensée, de notre
programme civique. Il nous dicte un positionnement permanent et instantané. En
dehors des réseaux tu meurs ! Tous assignés à réagir…Cette effervescence
autour du film de Ayouch dessine en filigrane la nouvelle forme d’aliénation
collective que génère l’addiction à la toile : vite il faut visionner
l’extrait, vite il faut partager un post pour exister dans la nouvelle utopie
communautaire au détriment du sens et de la pensée. Les images mêmes du film,
celles-là même quoi sont décriées sont l’aboutissement logique de la surenchère
qui règne au sein des réseaux sociaux. Quand la toile devient le lieu quotidien
de la mise à nu de la réalité (séquence inaugurée par le sniper de Taourirt)
dans ses aspects les plus sordides, se pose alors pour un certain cinéma la
question de l’identité des images qu’il peut offrir en concurrence de YouTube.
Comment échapper à Dailymotion, comment exister provisoirement avant d’y
revenir ? N’est-ce pas que toutes les images finissent sur la toile, comme
un cimetière des morts vivants. Alors pour exister ce cinéma en crise
identitaire verse dans la surenchère : « on va faire encore plus
fort que ce que vous postez sur YouTube ». La surmédiatisation des faits
sociaux obéit ainsi à une loi du capitalisme, face à la multiplication de
l’offre sur le marché, la bourse des valeurs s’’affolent et les prix
s‘effondrent. L’inflation galopante dans le marché symbolique des images finit
par générer des monstres (monstruosités ?) que nous accueillons dans un
dédoublement du moi : nous dénonçons en même temps que nous nous délectons
de leur existence. Much loved est l’enfant de ce nouvel état du monde.
Que nous dit cette séquence
cannoise du film de Ayouch ? Celle-ci a développé un discours intéressant
à décrypter avant même la critique du film lui-même. Ce discours émane de deux
lieux, de deux instances : le discours des détracteurs du film et le
discours du cinéaste lui-même. Celui-ci étant le plus intéressant dans cette
phase de la polémique.
« Malheur
aux pieux… »
Ceux qui ont attaqué le film,
alors même qu’ils ne l’ont pas vu, ce sont mis délibérément dans une position
de hors-jeu. On ne peut construire un discours pensé, raisonné et porté par une
argumentation, sur une œuvre à partir de quelques citations. C’est la logique
du fameux « malheur aux pieux… » tant décrié dans notre tradition
intellectuelle et culturelle. Si l’on avait appliqué cette démarche, celle
d’asséner des sentences sur un film à partir d’images volées, des précédents de
Nabil Ayouch auraient créé les mêmes réactions négatives sur des films qui
finalement avaient eu un très bon accueil. Je pense en particulier à Ali Zaoua
et Chevaux de Dieu qui tous les deux comportent des moments, des passages, qui,
montés en vrac et isolés de leur contexte auraient frappé les tenants de la
bonne morale. Il fallait donc tenir compte de cette dimension technique, celle
du montage et de la nature fragmentaire de l’extrait qui occulte l’ensemble de
la mise en scène. Mais circonstance aggravante, le public a été formé à voir
les films avec… ses oreilles. Que resterait de ces scènes incriminées si l’on
coupe le son ? Gageons que dans Much loved il n’y a rien à
« voir », que même s’il y a beaucoup à « entendre », ceux
qui s’impatientent de voir de scènes chaudes en sortiraient frustrés. Pour
sortir de ce dilemme, et si le film risque malgré ces précisions de heurter des
oreilles sensibles, il pourrait quand même sortir à la manière du précédent
historique de Exodus…Voir le film en entier mais avec des scènes muettes, comme
au bon vieux temps du cinéma des premiers temps !!!!
Reste alors en contre-champ de ce
cyber-délire, le discours du cinéaste lui-même. Il y a deux grands moments dans
les répliques de Nabil Ayouch. D’abord, et avant la mise en ligne des extraits,
le cinéaste a anticipé le débat critique en affirmant que son film appartient
au genre réaliste voire même au naturalisme. Le naturalisme qui suppose
quasiment un regard de laboratoire et d’observation scientifique de la réalité.
Ayouch va dans ce sens en divulguant ici et là que le scénario de much loved a
demandé près d’une année d’enquête sur le terrain (parfois il précise dans les
milieux de la prostitution ; parfois c’est dans les milieux proches de la
prostitution). Cet aspect théorique mérite débat une fois le film sorti.
Un
seul arbitre, le guichet
La deuxième phase des
interventions de Ayouch est plus défensive ; elle a eu lieu surtout à
Cannes. Et c’étaient pour répondre à ses détracteurs. Il a dit par exemple au
magazine Télérama : « c’est
la réalité de mon pays que je montre ». Cela nous place dans le vif du
sujet. Le cinéma n’est pas la réalité ; c’est un discours construit,
scénarisé, mis en scène sur cette réalité.
Ni le documentaire, ni la fiction ne peuvent prétendre à la réalité.
Nous sommes dans la logique de la représentation qui est le fruit d’un regard,
d’un point de vue sur le monde. Nabil Ayouch qui connaît très bien le
fonctionnement de la publicité sait pertinemment que par exemple pour un spot
de trente secondes, ce sont des semaines de travail, sinon des mois pour
parvenir à un discours atteignant son but, sa cible.
En avançant que much loved
« c’est la réalité », le cinéaste contribue à la confusion qui règne
dans notre contexte socio-culturel à l’égard de la réception des images et de
la représentation du corps, de la vie intime ou même de certains aspects de la
vie sociale. Une confusion qui nourrit la querelle des images qui aboutit
parfois à des césures aux conséquences tragiques, voir les derniers événements
vécus en France et ailleurs. D’où
l’importance de placer le débat à un autre niveau. Non pas celui du
Pourquoi ? Mais du comment ? C’est-à-dire,
situer le débat au sein du cinéma. Le destin du film ne doit pas dépendre de
cette polémique. Aucune instance n’est habilitée à empêcher le film de
rencontrer son public, en mettant celui-ci sous tutelle. Il y a une instance de
régulation qui sera appelée le jour venu à proposer la catégorie spécifique de
public à qui il sera destiné, sans plus. Laisser le film ensuite se livrer à la
loi du marché, affronter la seule instance légitime à le sanctionner, à savoir
le guichet. Beaucoup de films qui n’ont pas bénéficié d’un tel tapage
médiatique ont subi les affres d’une censure insidieuse, par défaut car ils ont
été boudés, ignorés par la distribution. Je pense à de très beaux films
d’auteur présentés au festival national du film, nonobstant leur contenu ou
leur thématique, et qui aurait mérité un destin public plus large.
Empêcher le film de sortir c’est
évacuer le vrai débat de fond sur le rôle du cinéma, la fonction du cinéaste
dans une société en phase de mutations. Poser le débat de fond sur la
représentation du social au cinéma. Le film de Ayouch pose par exemple la
question de la pertinence pour un cinéma qui aspire à dire le réel, de la
division entre fiction et documentaire.
Quel
cinéma social ?
Il n’est pas certain que le
documentaire puisse toucher la réalité plus que la fiction. Le documentaire
donne l’illusion qu’on puisse capter le réel…Il faut faire preuve d’humilité,
c’est une illusion. Car c’est quoi le réel ? J’aime beaucoup cette
définition qu’en donne Serge Daney : « le réel, c’est ce qui ne
revient pas deux fois ». Conscient de cela, Ayouch n’a pas fait un
documentaire, il fait du cinéma documenté. Le réel est fuyant, il nous échappe
sans cesse. Ce que nous montre le cinéma, c’est une image d’une réalité perçue
par un regard. Le titre de l’article que le journal Le monde a consacré au
film est révélateur : « Nabil Ayouch dévoile ses
prostituées sur la Croisette » ; la problématique est ainsi rappelée
en renvoyant à l’auteur, à son film, à son travail d’écriture (en amont et en
aval), de montage, de casting... Encore une fois, il s’agit de rappeler une
évidence : much loved, ce ne sont pas des images justes, ce sont juste des
images.
Des images qu’il faudra
interroger à la lumière des acquis du cinéma, du cinéma social en l’occurrence.
Lire le film de Ayouch à la lumière de sa propre pratique du genre (Ali Zaoua
notamment) ; à la lumière de la filiation cinéphilique qu’il convoque
nécessairement, de Bresson à Ken Loach en passant par Pasolini mais aussi
Mostafa Derkaoui et Lagtaâ. Et en somme, lui poser les questions sur les enjeux
cinématographiques et politiques de ses choix. En se donnant comme projet de
dévoiler des aspects de la société marocaine, il se dévoile lui-même notamment
à travers le regard qu’il porte sur les corps, les gestes, les voix, les
lieux ; à travers la place qu’il assigne à la caméra et donc déterminant
une place pour le spectateur. Qui filmer ?
Comment filmer ? En allant filmer des franges de la société
dépourvues de moyens d’expression autonome (les pauvres, les prostituées, les
exclus…) il opte pour un choix cinématographique qui est éminemment aussi un
choix politique. C’est le débat que nous aurions aimé pour le film, le cinéma
et le pays.
1 commentaire:
À propos de la censure, je voudrais rappeler ici une proposition que j’avais exprimée il y a bien longtemps, ayant été moi-même victime de différentes formes de censure. En effet, mon film « La Porte close » a subi celle, institutionnelle, de la Commission de contrôle, quant à mon autre film, « Les Casablancais », il a fait l’objet, lui, de celle de certains exploitants de salles de cinéma qui, après l’avoir pourtant sorti, ont exigé au milieu de la première semaine la coupure de certains plans sous peine de le débarquer de leurs écrans !
Fort de cette expérience, je voudrais donc exposer cette ancienne proposition qui permet de dépasser la protestation et de permettre d’inaugurer une ère nouvelle dans ce domaine. Elle se décline en trois parties :
1) La première partie concerne la composition de la Commission elle-même. Actuellement, celle-ci est constituée par des représentants du Centre cinématographique marocain et d’un certain nombre de ministères, parmi lesquels l’Intérieur, les Habous et l’Éducation nationale. C’est-à-dire que c’est le pouvoir exécutif qui s’est exclusivement accaparé d’elle pour régir unilatéralement un domaine essentiel de la création et de la culture marocaine. De plus, les délibérations de cette Commission sont confidentielles et ses verdicts sans appel.
2) La seconde partie de la proposition concerne les critères servant à argumenter les verdicts de cette Commission. Pour le moment, personne parmi les cinéastes et le public du cinéma ne sait ce qui est jugé interdit et pourquoi. Ce qui fait que la transparence et la démocratie s’avèrent des notions que cette Commission ignore totalement et ne s’en soucie guère.
Pour mettre fin à cette opacité qui porte préjudice à la crédibilité de cette institution et qui entrave gravement la liberté d’expression et de création des cinéastes, je propose de revoir de fond en comble la composition de cette Commission ainsi que ses critères.
Dans ce but, je propose de remplacer ses membres actuels par des représentants de la société civile ayant les compétences nécessaires pour aborder les films et juger de leur portée. Ainsi, ladite Commission serait dorénavant constituée, à titre d’exemple, par un représentant du Centre cinématographique marocain, un cinéaste, un critique de cinéma, un psychologue, un pédagogue, un pédiatre, une représentante des associations de défense des droits des femmes, un représentant des associations de défense des droits de l’homme…, tout en respectant la parité homme-femme parmi ces membres.
Quant aux critères devant servir de base pour cette nouvelle Commission, ils concerneraient, notamment, la violence excessive, les appels à la haine, à la misogynie, au racisme et à la ségrégation religieuse, sexuelle et ethnique…
3) Quant à la troisième partie, elle remplacerait la censure par un autre concept, celui de la classification des films. Ainsi, par exemple, si la nouvelle Commission estime d’après les nouveaux critères qu’un film comporte des scènes ou des plans inappropriés, elle n’interdirait pas le film concerné mais donnerait le choix aux auteurs de ce film entre la coupure de ces scènes ou plans en question si ses auteurs tiennent à le diffuser à tous les publics, soit elle l’interdirait au public n’ayant pas atteint un certain âge.
Pour donner un exemple concret : si la Commission estime qu’un film comporte une violence excessive pouvant traumatiser les mineurs, elle pourrait proposer de l’interdire aux moins de 12 ans ou 16 ans, si les auteurs du film en question refusent de couper les scènes ou plans incriminés. De cette manière, ce sont les auteurs du film qui auraient en fin de compte la possibilité de décider.
Cette proposition, qui reste évidemment à enrichir et à affiner, constituerait une avancée démocratique pouvant répondre tant aux aspirations légitimes des cinéastes qu’à celles du public, dans l’intérêt bien compris de la création et de la culture nationales. Abdelkader Lagtaâ
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