Ecriture
du moi et enjeux cinématographiques
Depuis hier mercredi, le nouveau
long métrage de Mohamed Mouftakir est à l’affiche sur les écrans du royaume.
C’est Najib Benkirane qui en assure la distribution ; le célèbre
distributeur casablancais reste ainsi fidèle à sa démarche, celle de contribuer
à l’essor du cinéma marocain en lui permettent de rencontrer son premier public,
celui des salles marocaines. Démarche qui remonte au tout début des années 90
et n’hésitant pas à varier les genres proposés au public. Il confirme aujourd’hui en organisant la sortie de L’orchestre des aveugles, film
estampillé d’emblée dans la catégorie « cinéma d’auteur », Mouftakir
en étant à la fois l’auteur principal et le réalisateur.
C’est une sortie attendue certes,
depuis le passage du film à Marrakech (en compétition officielle) et à Tanger
(prix du meilleur réalisateur, sic !) mais c’est aussi une sortie riche en
significations. Mouftakir aime par exemple souligner que cela coïncide avec
l’ouverture du festival de Cannes (ayant lieu le même jour) ; une manière de
participer, à distance, à la grande fête internationale du cinéma. Significative
surtout par rapport au parcours du cinéaste lui-même et par rapport aux
réactions du « marché » local. Celui-ci, comme l’indique les
statistiques du box-office, réagit favorablement à un genre particulier dans
l’offre qui lui est proposé, à savoir la comédie. Le comportement du public et
le type de réception qui sera réservé au film de Mouftakir seront des
indications importantes. Toute chose
étant relative par ailleurs eu égard au rétrécissement de ce marché avec
l’hémorragie sans arrêt que connaît le nombre des salles et du peu de cas fait
par la distribution au cinéma différent, esthétiquement et géographiquement
(prépondérance du cinéma issu des centres dominants).
Du coup une attention
particulière sera portée sur la réception publique du film de Mouftakir. Un film
qui se situe dans une continuité qui caractérise déjà le travail de l’enfant du
Hay Mohammadi ; célébrissime quartier de Casablanca creuset de toutes les
formes de résistance, culturelles et artistiques notamment. La continuité d’un
parcours né d’une riche expérience, forgée auprès des pionniers (Lagtaâ, Derkaoui…)
et illustrée par un corpus de court métrage, cohérent et évolutif qui a forgé
une personnalité. La réussite du premier long métrage, auréolé de prix
prestigieux et d’une sortie commerciale plus qu’honorable était venue prolonger
cette démarche cohérente.
C’est dire que la sortie de son
deuxième long métrage ouvre sur un large horizon d’attente dont les repères
seraient des questionnements du genre : que nous réserve un cinéaste
d’auteur qui n’hésite pas à bousculer les schémas canoniques de la narration
classique ; c’est un cinéaste du « plan » donc du montage (il
coupe beaucoup), à l’instar des certains de ses ainés des années 70 ; un
cinéma qui surfe avec les codes du fantastiques et du merveilleux :
apparition/disparition ; figure du double…
Première constation : L’orchestre
des aveugles ne s’enferme pas dans un programme initial. C’est une
invitation à la découverte d’un univers, celui de l’enfance-adolescence du
cinéaste, et d’un genre, le récit de vie. Le film place, en effet, le curseur
de lisibilité à un autre niveau. S’il est resté fidèle à la problématique de la
filiation et de la construction identitaire du sujet qui traversent
explicitement et/ou en filigrane sa jeune filmographie, Mouftakir a choisi
cette fois de puiser directement dans sa propre biographie pour l’élaboration
d’un drame aux connotations ouvertes sur une lecture plurielle.
L’ensemble des signes repris de
la mémoire contribuent à l’écriture d’un récit. L’orchestre des aveugles
peut se lire d’abord comme le récit d’un passage. Le passage de l’enfance à
l’adolescence. En fait, passage à deux niveaux : ce passage dans
l’évolution biographique du moi renvoie métaphoriquement à un passage
esthétique du cinéaste, du cinéma du plan au cinéma de la scène. Le passage du
thriller psychologique (confusion entre rêve et réalité) à la comédie (à
l’italienne ?) ;comédie sociale (prépondérance du jeu des acteurs,
critique sociale…)
Si Mimo renvoie à Mouftakir
enfant, le film ne se réduit pas cependant à une variante cinématographique
d’un récit autobiographique. « Autobiographie ? Non, c’est un privilège
réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau style »,
nous dit le spécialiste du genre Serge Doubrovsky. Les célèbres, les
personnalités publiques, ont droit à l’autobiographie, l’Histoire, les humbles
versent plutôt dans la fiction.
Doubrovsky forge alors un concept qui me semble seoir au récit que
développe Mouftakir dans L’orchestre des aveugles ; celui
d’autofiction. Cela ne va pas sans grande conséquence sur la réception du
film : ceux qui voudraient ramener le film à une simple autobiographie et
voir le film avec les yeux de l’historien, le stylo rouge à la main, attentifs
aux invraisemblances aux anachronismes seront passés, désolé pour eux, à côté
de l’essentiel. Le film est une fiction cinématographique.
Le film s’ouvre sur la mise en
place d’une double instance énonciative : une image de cahier d’écolier
avec une belle écriture manuscrite renvoie à la mise en garde de l’énonciateur
principal, celui qui prend en charge l’ordre des images qui suivent et une voix
off enfantine qui nous informe que le récit proposé serait pris en charge par
un enfant. Un enfant face à son père. Le point de vue est ainsi instauré,
toutes les images qui suivront seront déclinées, y compris dans des variantes
voyeuristes à partir de cette instance. Le récit de vie est ici en fait un
récit de tranches de vie. L’espace-temps du film est très limité ; il ne
s’étale ni dans la durée ni dans sa géographie. Tranches choisies, ou
réhabilitées car essentielles dans le processus de formation du moi. Celui du
« personnage ». Dans le film, il n’y a pas de vrai
« héros » à l’américaine ; il y a plutôt un processus de
formation du personnage ; Mimo est une figure en devenir. Et dans ce
processus, appelons-le, initiatique, tout passera par une série de rencontres
et de ruptures. Rencontres fondatrices et ruptures initiatrices. Mimo bouge
beaucoup et chaque déplacement dans l’espace donne lieu à une rencontre qui
s’inscrira dans une logique d’ensemble.
Dans une belle scène d’ouverture,
très cinématographique avec de mouvements d’entrées et de sorties dans le
champ, le film nous propos le système des personnages qui constitueront la
constellation au sein de laquelle va évoluer/se former le jeune Mimo. La maison
d’ailleurs fonctionne comme actant contribuant à ce processus initiatique
offrant à ce héros en devenir le lieu de rencontres y compris la rencontre
ultime avec l’être opérant la transfiguration du sujet : la rencontre avec
Chama (le titre du film allait d’ailleurs porter son nom). Cette première
expérience de l’altérité assurera à l’enfant le passage d’une étape à une
autre, et surtout lui fournir les éléments d’une vision du monde. Au-delà de
cette dimension, les scènes avec Chama offrent au récit des pauses, des
ouvertures poétiques. Les images de la robe, image réminiscence, prenant des
allures proustiennes.
Le récit de vie de Mimo est
ponctué d’épreuves, avec deux phases articulées autour de la séquence
« révélatrice », au double sens du mot, celle où le subterfuge de
l’orchestre des aveugles va être dévoilé. Le récit va alors évoluer dans une
logique du vide et de solitude. Mimo va voir tout un monde s’effondrer devant
lui : départ de Chama. Rupture du groupe musical avec le départ de Fatéma
et de Mostafa. Arrestation de son oncle.
Et la séparation tragique avec la mort du père. L’initiation à la vie se fait dans
le deuil et la solitude. Reste alors le jeu de lumière et des ombres qu’offre
le cinéma. Le sourire du père sur son lit de mort est un hommage au film qui
vient. Celui de l’enfant redevenu cinéaste.
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