mardi 5 août 2014

Edgar Morin, le cinéma et le capital immatériel

                                         Mme Edgar Morin, Edgar Morin, Bakrim (Tanger, 2012)

C’est l’expression même de l’investissement pertinent dans le capital immatériel. En effet, les cérémonies marquant la célébration de la fête du trône de cette année ont donné lieu, entre autres, à deux faits majeurs : la teneur du discours royal, innovant dans sa forme et dans son contenu, et mettant en exergue la nécessaire mise en valeur de cette autre richesse du Maroc, son patrimoine immatériel…L’autre fait est arrivé comme en prolongement de cette nouvelle approche voire une des variantes possibles de sa mise en application, le Souverain a décoré un ensemble de personnalités appartenant à différents domaines de la vie publique dont l’intellectuel français, Edgar Morin, grand défenseur de la culture, des produits de l’imagination et des biens immatériels.
Le geste s’inscrit certes dans une tradition fortement ancrée dans le rituel royal, mais cette fois, avec l’appel du Souverain à réhabiliter la dimension immatérielle dans les projets de développement, ce geste prend une autre dimension non seulement eu égard à l’importance d’Edgar Morin sur l’échiquier intellectuel international mais également et par un heureux hasard, par la nature même de ses travaux et la philosophie qui les portent plaidant en faveur d’une approche multidimensionnelle des stratégies de développement ; un développement qu’il a choisi de center autour du concept forgé dans les années 90 que résumé l’énoncé Pour une politique de civilisation. « C’est en 1994 que me vint l’idée de politique de civilisation, qui vise à réagir contre les effets pervers croissant engendrés par la civilisation occidentale, devenue mondialisée et mondialisante » ; c’était le prélude à une entreprise plus ample : chercher la voie susceptible de sauver l’humanité des désastres qui la menacent !
Edgar Morin a très tôt pris conscience, en tant que sociologue d’abord, de la nécessité d’élargir l’angle d’approche des réalités humaines très diversifiées et très complexes. Pour lui être sociologue consiste à s’imprégner des principes d’ouverture et de « tolérance » scientifique pour pouvoir saisir et penser les corrélations, les interactions entre les phénomènes économiques, sociaux, psychologiques, culturels, religieux, mythologiques…Dans son ouvrage fondamental, La voie, il pointe du doigt deux obstacles épistémologiques qui aveuglent la pensée européocentriste ;  c’est ce qu’il appelle les carences cognitives qui sont de deux types : les cécités d’un mode de connaissance qui compartimentant les savoirs, désintègre les problèmes fondamentaux et globaux, lesquels nécessitent une connaissance transdisciplinaire ; l’autre carence étant l’occidentalo-centrisme qui se donne l’illusion de posséder l’universel. En fait, souligne, Edgar Morin, ce n’est pas seulement notre ignorance qui peut amener nos erreurs d’appréciation mais également le type de connaissance que nous possédons. D’où sa démarche fondée sur la connaissance complexe. « La crise du politique est aggravée par l’incapacité à penser  et affronter la nouveauté, l’ampleur et la complexité des problèmes », écrit-il.
Cela s’inscrit chez lui dans une cohérence intellectuelle puisque très tôt, il orientait ses travaux vers les espaces périphériques de la pensée dominante. Il a toujours maintenu présent dans sa démarche analytique, comme les deux faces d’une même pièce, le niveau du réel et de l’imaginaire dans la construction de la personnalité ; très tôt aussi en tant que sociologue, il s’est intéressé aux différentes variantes de la production de l’imaginaire y compris la culture de masse, cette « sub-culture » que les élites refusaient, pendant longtemps,  d’intégrer au cursus universitaire. Il a ainsi contribué à élargir l’horizon culturel de la pensée moderne vers des « régions nouvelles » notamment le cinéma. Celui-ci lui offre l’occasion d’approcher l’importance de la diversité des cultures qui animent notre planète ; diversité qui ouvre la voie à un métissage prometteur. Dans le panorama qu’il brosse, il cite le cinéma marocain : « l’ère planétaire a constitué et développé une réalité transculturelle qui associe les différentes cultures en une culture mondiale à la fois une et diverse. Ainsi le cinéma, qui ne s’est pas seulement diffusé à travers le monde selon un modèle à l’origine hollywoodien mais a permis l’efflorescence de multiples et remarquablement divers cinémas nationaux, d’abord français, allemand et italien, puis japonais, sud-coréen, chinois, iranien, égyptien, marocain, sénégalais, ivoirien, etc., chacun étant à la fois assimilateur, original et créateur » ( in La voie, page 53). Une citation-reconnaissance qui instaure  le cinéma, en toute légitimité, comme image éloquente du capital « immatériel ». Il faut rappeler à ce propos que le cinéma en particulier et la culture en général, notamment le festival de la musique sacrée de Fès ont beaucoup fait pour l’ancrage marocain d’Edgar Morin. C’est un fidèle du festival international du film de Marrakech et il y a deux ans il a présidé le jury du festival national du film.

Le cinéma marocain est pour ainsi dire pionnier dans le vaste chantier de l’enrichissement du capital « image » de notre pays. Les théoriciens du management parlent du « capital immatériel », nous préférons pour notre part, parler du capital symbolique. Avec une composante essentielle depuis au moins une décennie, le cinéma. On peut même dire que c’est la forme artistique majeure du règne de Mohammed VI. Le cinéma est pour le nouveau règne ce qu’a été la chanson pour le précédent régime ! En congruence avec l’esprit du temps. Dans le marché mondial de la circulation des symboles, l’image cinématographique tient lieu d’arme absolue. Le Japon, La Corée du sud, l’Iran ont montré la voie. Le cinéma marocain n’est pas du reste. En Afrique, il est cité comme modèle. Au moment où le Souverain, grand cinéphile par ailleurs, incite les différents décideurs à élargir le concept de richesse à cet immense acquis qu’est la production de l’intelligence et de la création, il est opportun de rappeler l’urgence de soutenir la politique en vigueur en matière de production cinématographique et de lui offrir les moyens et l’opportunité d’appliquer son ambitieux programme notamment en matière de parc cinématographique et de mutation technologique.

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