lundi 1 octobre 2018

le documentaire, une esthétique de réistance


Tigmi n’igran (La maison dans les champs) de Tala Hadid,



Son premier film était passé comme un OVNI dans le ciel serein du festival de Marrakech, son titre en anglais, avec une traduction timide en arabe, The narrow frame of midnight (Itar el-Layl), a certainement rebuté plus d’un. Le premier long métrage de Tala Hadid est pourtant un film de notre temps. Il est le plus inscrit dans l’actualité : n’aborde-t-il pas à sa manière le départ des jeunes pour rejoindre les guerres du moyen orient ? Mais il le fait par les moyens du cinéma, par le biais d’une narration non linéaire ; un récit éclaté, polyphonique. Un film choral qui dit la complexité du monde ; on y retrouve les thématiques et les figures chères à Hadid : la quête, le travelling d’accompagnement, l’image de l’enfance…pour accéder à cet OVNI, il faudra certainement passer par Gilles Deleuze : à l’image mouvement du cinéma dominant, Tala Hadid oppose l’image temps : « des personnages pris dans des situations optiques ou sonores, se trouvent condamnés à l’errance ou à la balade ». Pour ma part je souligne : le film de Tala Hadid est autant à voir qu’à lire. Elle fait œuvre didactique à l’heure du tout-image et de la youtibisation de la réception visuelle ; en amenant le spectateur à sortir de soi, à se poser des questions fondatrices : qu’est-ce que je vois ? Comment ce que je vois m’est-il montré ? Comment ces images se distinguent-elles de celles que je vois sur différents écrans… ? C’est pourquoi son film divise ; dérange.
Rencontrer Tala Hadid est toujours un moment d’échange intense. Cela remonte déjà au temps de son court métrage (tes cheveux noirs Ihssane, 2007) où on avait lancé des pistes de réflexion sur le cinéma aujourd’hui face au flux des images. Je la rencontre de nouveau en 2014 et je l’interroge sur le point de départ de son film. « Le déclic ? Il était déjà là ; le 11 septembre, la guerre en Irak… les personnages de mon film, Zakaria, Aïcha existaient déjà ; ils sortent comme des fantômes ». Cette réflexion me plonge dans un flashback  pour revoir les images du film : Zakaria, le personnage central de son long métrage, n’est-ce pas cette ombre qui hante son premier court métrage ; « ce fantôme » sorti de nulle part, qui est venu partir sur les traces de sa mère ; il n’a même pas de nom, le synopsis parle d’un homme ayant vécu longtemps en Europe. C’est le Zakaria de La nuit entrouverte ; il arrive sans crier gare ; et c’est le départ d’une quête. Les images dialoguent avec des figures cinématographiques récurrentes : travelling d’accompagnement, plan serré, caméra en plongée…là-bas c’est la recherche de la mère ; ici c’est la quête d’un frère disparu. « Non ce n’est pas un film sur l’Irak, ni sur la Syrie…c’est une lecture réductrice ; c’est plutôt une topographie d’un terrain qui change. Mais c’est vrai chaque lecture du film est contextualisée par l’actualité du temps de sa réception. C’est un film ouvert. Un prisme ». La critique idéologique du film s’est focalisée sur certaines images fortes comme celles –atroces- de la morgue ou celles très ambiguës de la fin, mais c’est une manière d’évacuer tout le travail en amont qui invite à une démarche distanciée. Le film très brechtien en refusant de suivre un schéma linéaire. Il fait entrecroiser des récits aux apparences opposées : Aïcha, jeune fille livrée à un trafic, Judith l’amante qui attend, et Zakaria obnubilé par la recherche de son frère. « Nous vivons aujourd’hui la tyrannie du narratif…y compris pour un certain cinéma dit d’auteur de plus en plus enfermé dans la logique a + b= c ; ma démarche est plutôt a + b + c ». Tala Hadid se réclame volontiers de l’image cristal de Deleuze. Un plan ne vient pas expliciter celui qui le précède (le principe de causalité cher au cinéma narratif dominant) ; il le développe dans une autre image, l’image mentale. L’actuel et le virtuel se chevauchent ; le sens n’est jamais assigné quelque part ; il est en fuite, à l’image des personnages. « Je plaide en faveur d’une critique intellectuelle, dit Tala Hadid ; elle qui peut ouvrir sur un carrefour de lectures multiples ; sortir des frontières et aller vers du possible ». D’où le recours à ce titre énigmatique. Je n’hésite pas à lui poser la question. « Oui en anglais, cela renvoie à un moment radical ; disons minuit, le temps s’arrête et tout devient possible ».

Je propose dans cette contribution de travailler sur son deuxième long métrage ; un documentaire montrant comment sur le plan esthétique le cinéma marocain s’enrichit de l’apport de l’ouverture sur un large pan de la culture marocaine, la culture amazighe. Il s’agit de Tigmi N’igran (la maison dans les champs)  ; c’est un documentaire long métrage  de 2017. Ici, la jeune cinéaste a choisi l’immersion au sein d’une culture spécifique longtemps oubliée de l’historiographie officielle et des réseaux de la culture officielle.
Une première précision utile du point de vue de la recherche s’impose,  le film est  réalisé par une cinéaste non amazighophone.  Cela ne manque pas de poser des questions méthodologiques.
Le cinéaste qui va filmer une communauté se retrouve dans la position de l’anthropologue dans son rapport au terrain. Il est appelé à gérer les contraintes et les paramètres de ce que le professeur Hassan Rachik appelle « la situation ethnographique ».
On peut souligner dans ce sens que les problèmes posés par la production d’un film documentaire sont proches de ceux d’un texte anthropologique ; « Il s’agit d’évaluer la fiabilité d’un sens…un sens qui se veut interne au monde social et symbolique abordé ».  Le contexte de réalisation étant déterminé par les conditions pratiques dans lesquelles se fait la rencontre, l’observation de la culture de l’autre. Les paramètres constitutifs de la situation ethnographique sont des facteurs tangibles :
-          Le contenu et la nature de la connaissance dépendent largement de la durée du séjour sur le terrain. Tala Hadid parle de « cinq ans de contact avec des séjours continus de deux à trois mois ».
-          L’étendue du terrain choisi : le film a limité son corpus et a bien délimité le terrain d’action : une famille au sein d’un village du haut Atlas
-          La langue des interlocuteurs : «  Connaître la langue de l’autre n’est pas la panacée ; on peu apprendre la langue de l’autre pour le dominer ou l’administrer » (Hassan Rachik). Tala Hadid a fait intervenir des natifs et des gens du village ;
-          Le degré d’acceptation par les gens étudiés : si les premiers anthropologues de l’ère coloniale ont eu à se déguiser en juifs ou en musulmans comme stratagèmes pour gagner la confiance de l’autre, la cinéaste a eu à déployer d’autres manières aboutissant à des rapports sereins avec les villageois : Tala Hadid a ainsi mobilisé une équipe technique réduite et féminine (c’est elle-même qui filme et prend le son) ; cela n’a pas empêché des fondamentalistes zélés de la convoquer pour « éclaircissement ».

                                    Chronique d’une famille ordinaire
J’utilise « ordinaire » dans le sens que lui donne J.- L. Schefer quand il parle de « l’homme ordinaire  du cinéma ».  Le projet de ce deuxième long métrage de Tala Hadid consiste en effet à proposer une plongée-découverte dans l’univers d’une famille amazighe appartenant à une tribu de la région de Telouet,  sur la route d’Ouarzazate mais entretenant un grand commerce (au sens humain et marchand) avec Marrakech. Tigmi N’igran (La maison dans le champ) est le deuxième long métrage de Tala Hadid. Pour résumer sa démarche de cinéma, je rappelle qu’avec The narrow frame of midnight, elle avait obtenu le grand prix du festival national du film en 2015. Ce titre énigmatique , « The narrow frame of midnight », tantôt traduit par « la nuit entrouverte », tantôt par « le cadre étroit de minuit » et repris en arabe par « itar allail, le cadre de la nuit », est à  l’image de son cinéma ; il n’est pas linéaire ; il se situe en effet aux antipodes du cinéma dominant puisque le récit qu’il nous propose est en même temps une réflexion visuelle sur le cinéma, sur la remise en question de la narration classique. Pour faire vite, c’est un cinéma de la pensée qui produit des concepts intellectuels à partir de concepts visuels…

Avec Tigmi N’igran, elle opte pour le « documentaire » avec une écriture plastique et visuelle qui lui donne une dimension de poème qui transcende les genres. Elle a choisi de capter des tranches de vie d’un village amazigh au fin fond du haut atlas marocain. Après une préparation de plus de cinq ans et des séjours continus de plusieurs mois auprès de cette famille humble du Maroc profond, le film est une symphonie visuelle, un geste d’empathie à l’égard d’une culture. Accompagnant la vie humble au rythme des saisons avec un point d’orgue le mariage de l’une des protagonistes du film. Le documentaire est en fait le récit de vie de deux sœurs Khadija et Fatim. C’est Khadija qui porte le récit puisque elle nous dit comment le mariage de sa sœur qui est son amie et sa confidente va constituer pour elle la fin de l’âge de l’enfance et de l’insouciance. Au final, le documentaire est un chant d’amour dédié à Tamazgha. Ce n’est pas un hasard si cela est l’œuvre de Tala Hadid, qui est elle-même fille du monde de par son parcours ; outillée pour ainsi dire pour capter le local dans l’universel et l’universel dans le local ! Elle est, dans sa biographie et dans sa démarche culturelle et cinéphile, l’incarnation d’un monde globalisé si j’ose dire, puisqu’elle est née à Londres, de mère marocaine et de père irakien, a étudié aux Usa et mène des recherches partout où le cinéma bouge. Aujourd’hui elle a choisi le retour aux sources en s’installant à Marrakech, ayant eu un coup de cœur pour le sud profond, celui du Souss et des montages de l’Atlas.
Cette chronique d’une famille amazighe ordinaire se construit autour d’un double regard, celui de la cinéaste bien sûr mais c’est un regard empathique qui se laisse guider par un autre regard, celui de Khadija. Le film suit ainsi la vie de cette famille (une chronique) sur trois saisons hiver, printemps, été, dans les gestes de chaque jour, une véritable immersion loin de tout voyeurisme. La caméra portée par Tala elle-même capte le temps qui passe, saisit « l'inéluctable destin de son héroïne et s'intéresse surtout au corps des femmes au travail (récolte des amandes, taches ménagères, préparatifs du mariage) sans jamais tomber dans le pittoresque ou la commisération. Un travail délicat mais d'une force tranquille qui ne transforme jamais cette chronique lucide et mélancolique en pesant manifeste démonstratif restant toujours à la hauteur sensible de ses modèles." Der spiegel (quotidien allemand). Les rapports entre les membres de la famille, le rôle central de la mère rejoignant ainsi toute une tradition du cinéma amazigh, avec notamment la mise en avant d’un rapport à la nature qui confine au sublime (voir les déambulations de Khadija dans les champs). Je propose d’aborder deux séquences du film qui donnent un aperçu de la démarche préconisée par la cinéaste.
Le plan fixe: un esthétique de résistance
Les deux séquences sont situées délibérément au début du film : la première, un plan séquence fixe de 2’30 ; elle fait quasiment l’ouverture du film et accompagne son générique ; la deuxième de 4’ peut se lire comme une scène d’exposition mettant en place le temps, l’espace et les protagonistes. Les deux extraits sont en outre éloquemment informatifs sur les valeurs qui président à la gestion du quotidien d’une famille amazighe. Une micro société du Haut Atlas.
La séquence du plan fixe d’ouverture est insérée au sein du générique lui conférant une dimension quasi institutionnelle ; ce plan faisant en quelque sorte partie du discours d’installation du film. Un énoncé qui rejoint le dispositif d’énonciation où nous découvrons la société de production du film avec le recours à la calligraphie amazighe, blanc sur noir, qui lui assure une inscription dans le cinéma y compris dans sa dimension plastique.
Présenté en deux parties scandées par le texte du générique, ce plan séquence est d’abord un plan large sur un personnage jouant d’un instrument de musique (30’’) puis on le reprend dans une deuxième partie en plan rapproché poitrine (2’).
La caméra se rapproche du personnage et garde le même cadrage frontal. L’image donne une impression de  saturation ; le personnage occupe une position centrale, la profondeur de champ est limitée par un horizon d’arbres avec des rayons de lumière qui offrent une sorte d’ouverture ; le personnage est caractérisé culturellement ;  la bande-son  vient préciser davantage cette caractérisation avec les premières notes de musique jouées par le personnage : c’est une musique amazighe.  Du point de vue de l’écriture cinématographique, on est dans le degré zéro de la mise en scène avec cependant des choix qui dénotent des influences, au niveau plastique et du cadrage, de la peinture et de la photo (Tala Hadid est une photographe internationale). Ici, avec ce long plan fixe elle renoue avec le cinéma des premiers temps, celui des frères Lumière. Elle instaure un menu d’accès à une culture en nous invitant à adopter une autre posture car nous allons vers une autre logique culturelle avec des valeurs spécifiques dans le double rapport au temps et à l’espace. Hypothèse confirmée par l’irruption au niveau de la bande de son de l’appel à la prière. La caméra ne bouge toujours pas mais capte le geste spontané et culturel du personnage : il s’arrête de jouer avec son instrument de musique et accompagne religieusement le muezzin ; une posture familière pour celui qui a grandi au sein d’une famille amazighe à la campagne. Cet appel du muezzin élargit le plan par l’effet du hors champ sonore doublé du regard du personnage qui se tourne du côté d’où est censé venir l’appel. En prolongeant le plan fixe et l’écoute, le film nous propose un pacte de communication : voilà le rythme du film. Il faut le négocier d’emblée avant d’entrer dans le film.
Ce plan fixe en ouverture, avec son rythme spécifique, s’inscrit en faux par rapport au régime dominant des images pour lequel le mouvement et la vitesse constituent  la doxa et la « bible ». Le plan fixe de ce paysan amazigh dépollue en quelque sorte notre regard ; avec la vertu de faire apparaître un monde nouveau, un régime de mouvement   insoupçonné et une impression de réalité sous forme d’antidote à la hantise de la vitesse de la société marchande actuelle.  C’est la valeur sociétale fondatrice de la culture amazighe à laquelle le film se réfère dans sa grammaire et son essence. Le  plan fixe de l’origine du cinéma captant ici la culture des origines relève d’un acte de résistance de toute une culture. Tala Hadid rejoint ainsi les cinéastes du plan fixe, au Maroc, Moumen Smihi, Daoud Aoulad Syad… fait un clin d’œil à des maîtres en la matière, Ozu, Rossellini…et qui ont marqué l’histoire du cinéma. Ce faisant, Tala Hadid nous invite à nous attarder  sur un monde où règnent le silence et l’immobilisme ouvrant le sens à l’indicible, au mystère et à la poésie. Tout ce que les images dominantes ne nous montrent pas. La culture amazighe n’est-elle pas le hors champ du régime dominant des images ?
La deuxième séquence (4’) nous introduit dans l’intimité de cette famille avec l’entrée en lice des personnages du documentaire. « J’appelle personnage tout être, toute personne qui intervient  dans un film qu’il soit documentaire ou de fiction ». Il n’y a pas de voix off externe ni de commentaire : les dialogues et les commentaires sont ceux qui émanent des personnages eux-mêmes ; le seul acte énonciatif de l’auteure du film transparaît dans le montage qu’elle propose (montage image/montage son/ et montage son/image). Alternant des images d’intérieur et d’extérieur la séquence met en valeur la présence féminine. Nous sommes dans le registre d’une séquence d’exposition menée du point du vue du personnage principal : elle nomme et classe. On découvre sa mère (Tlaitmass) sa sœur et confidente Fatim. Avec Fatim se met en place l’argument dramatique qui sous-tend la progression du récit : on est dans l’attente de son mariage.  Les hommes de la famille(le père et le frère notamment)  n’auront pas les honneurs d cette première présentation marquée par la figure centrale de la mère. Ils entreront dans le champ et auront leur droit à l’image avec l’évolution du récit. Les premières séquences mettent davantage en lumière la gente féminine à travers la multiplication des gestes de nature fonctionnelle ou intime. Ces corps en mouvements sont filmés en harmonie avec la nature qui malgré les conditions dures de la  saison de l’hiver n’apparaît ni hostile ni comme décor d’arrière fond. Dans la multiplication des gestes simples du quotidien : le four, la recherche de l’eau, la traversée du champ…le film assume le choix de vivre ensemble d’être ce que la vie a fait de soi ; d’être tout simplement ce que l’on est. Vivre dans le concret, le film  capte sans intrusion comment cet exercice est mené avec délicatesse et sagesse (Khadija est d’une grande maturité) et avec discernement face aux appels de la modernité :  la présence de la télé, le téléphone, l’école arabophone (on apprend une langue que l’on en parle pas chez soi, situation aberrante illustrée par l’image du cahier à l’envers), le mariage, les effets de l’émigration vers Marrakech ou vers la France ; ce faisant la famille renoue avec des héritages anciens où la société dans son ensemble conférait à chacun « le sens de soi »  les rapports inter-familiaux ; la scène intime entre le père et la mère bâtie autour de chansons du patrimoine, le travail du tapis….  Pour certains groupes en effet «  il n’y a jamais eu de rupture et la sagesse n’est pas nouvelle ».  Tenter d’être ce qu’ils sont a toujours été pour eux une défense, les protégeant des effets de la domination, puis des agressions déstabilisantes de la modernité (la scène forte des enfants qui dévorent des sucreries industrielles)  : le rêve de Khadija rapporté à sa sœur où elle raconte avoir rencontré sa grand-mère ; le film nous propose ensuite la scène intime justement de la visite à cette grand-mère auprès de laquelle les deux filles se ressourcent avec peu de mots mais dans un échange chargé d’émotion, de silence et de gestes qui parlent… « De génération en génération, ils ont pour cela transmis une culture discrète, à la fois instrument de résistance et art de vivre, savoir « faire avec » ce que l’on a  et ce que l’on est, créer bonheur et chaleur humaine à partir des petits riens ». Le tapis amazigh en est une éloquente métaphore ; il est le prolongement esthétique du travail de réinvention de soi dans la sérénité du quotidien.
Le tapis amazigh puisant dans la mémoire sociale ses lignes, motifs, couleurs…fait partie de ses structures cognitives implicites contribuant à la réinvention de soi ; « une mémoire injonctive »  assurant au sujet partage et transmission.




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