Quand Daech est auteur de scénario
Au terme de deux journées de films au sein des JCC, je peux
déjà formuler une première hypothèse : c’est Daech qui co-écrit le
scénario du nouveau cinéma arabe ou plus exactement le scénario d’un certain
nouveau cinéma arabe. Car ce qui est par exemple du cinéma marocain, il
continue lui à puiser son inspiration dans
le fameux « roman familial » au sens freudien du concept avec
les thématiques récurrentes du père (absent ou introuvable) et de la filiation.
Daech occupe de moins en moins les écrans de
télévision ; ainsi en a décidé le nouvel ordre mondial médiatique. Il ne
fait plus l’actualité « chaude » surtout depuis la mise en place du
nouveau feuilleton turc diffusé à l’échelle planétaire. Daech absent de
l’actualité des JT, il revient avec
force sur les écrans du cinéma ; du réel, il se fictionnalise pour
intégrer désormais le marché de la production symbolique. Le destin tragique
des enfants égarés du terrorisme nourrit en effet l’argument dramatique d’un certain nombre de films arabes et
maghrébins. Les soubresauts des révolutions avortées du fameux « printemps
arabes » ont fait un certain moment illusion avant de céder l’image comme
thème scénaristique à la question du terrorisme dans sa variante
daechienne. Deux grands noms du cinéma
maghrébin, Merzak Allouach (Algérie) et
Mahmoud Ben Mahmoud (Tunisie) ont
présenté en compétition officielle des JCC leur nouveau film où ils abordent
frontalement la question du terrorisme sous l’angle d’une problématique interne
aux sociétés maghrébines : qu’est-ce qui fait que des jeunes maghrébins
basculent ainsi dans le fanatisme religieux et rejoignent les groupes
djihadistes où ils sont quasi majoritaires ?
Vent divin (traduction littérale de Rih Rabbani) de Merzak
Allouach et Fatwa (le concept n’a pas besoin d’être traduit !) de Mahmoud
Ben Mahmoud apportent leur approche différenciée à travers leurs films ;
grosso modo et pour résumer je dirai que Vent divin tente une démarche
psycho-mystique, à un niveau micro, celui de l’individu isolé à travers le
destin tragique de son personnage Amine ; alors que Fatwa de Mahmoud Ben
Mahmoud verse plutôt dans une démarche socio-politique (avec un arrière plan
familial et psychologique) pour tenter de comprendre la disparition tragique de
son personnage principal (même s’il est absent physiquement des images )
Marouane, tout aussi jeune qu’Amine.
Pour ceux qui suivent les deux cinéastes et connaissent leur
parcours cinématographique, ils ne manqueront pas de relever qu’avec ces
nouveaux films, ils réalisent un tournant qui ne manquera pas de surprendre (et
pas dans le bon sens) les cinéphiles. Allouach et Ben Mahmoud sont deux figures
emblématiques du renouveau du cinéma de leur pays. Ils sont auteurs de films
qui sont des références dans la filmographie maghrébine ; je cite en
exemple Omar Getlato (1978) pour Allouach et Traversée (1982) qui ont constitué
à leur époque une véritable rupture esthétique dans un cinéma qui avait
tendance à somnoler. Introduisant de nouvelles thématiques (le quotidien quasi
trivial dans Omar Getlato ou le thème de la frontière dans un monde globalisé
pour Traversées) dans des formes cinématographiques originales (inspirées du
néoréalisme pour Merzak Allouach et très brechtiennes pour Mahmoud Ben
Mahmoud).
Merzak Allouach a déjà abordé les questions du terrorisme et
du fanatisme dans sa riche filmographie. Je pense en particulier à Bab eloued
et Le repenti ; l’un annonce pratiquement la décennie noire avec la guerre
civile larvée qui traverse le célèbre quartier algérois et l’autre, Le repenti,
est post décennie noire avec ses conséquences sur les individus rentrés du
maquis (on a en souvenir la belle séquence d’ouverture dans un paysage
enneigé).
Dans ses films Allouach passe au scanner de sa caméra les
réalités complexes de son pays dans leur dimension sociétales et humaines. Des
récits construits à partir du prisme de l’urbanité ; quelque part l’échec
des politiques menées émane de l’échec des politiques urbaines (chaotiques ou
inexistantes). Il avait ouvert la voie avec Omar Getlato aux « nouveaux
héros » issus de la périphérie géographique et sociale. Des héros aux
antipodes des protagonistes des films épiques du roman national auquel contribuait l’essentiel de la
production algérienne d’une certaine époque.
Avec Vent divin, nous assistons à un double déplacement du
récit. D’abord, au niveau de l’espace physique, loin de la ville et du centre,
puisqu’il place son histoire dans les magnifiques paysages du sud algérien, non
loin de la ville emblématique de Timimoune et dans les environs des raffineries
de pétrole. Un deuxième déplacement concerne l’approche des personnages ramenés
de leur espace social d’origine (réduit au hors champ : seul le téléphone
relie Amine avec son père) à leur espace psychologique. La question dramatique
étant comment des jeunes (beaux et apparemment issus de milieux aisés) sont
amenés à verser dans le fanatisme et passer à l’acte terroriste. Amin nous est
présenté comme un être fragile, animé d’un double désir, amour et mysticisme.
Racontant à son père qu’il est à Barcelone en fait c’est un autre ailleurs
qu’il choisit, celui des grands espaces qui se prêtent à la méditation et au
retour vers soi. Il fait connaissance avec Nour qui va tout faire basculer…vers
la tragédie. Contrairement au signifié de son prénom (lumière) Nour est le
messager de la nuit et de l’obscurantisme. Elle engage Amine sur la voie de la
terreur alors que lui, découvrant les blessures et les traumatismes qu’elle
porte en son intérieur, essaie de la ramener à une version soufie de la
croyance. Peine perdue.
Filmé en noir et blanc, certainement pour neutraliser la
dérive exotique et carte postale des paysages qui offrent leur cadre au récit,
Vent divin, verse dans un autre exotisme et manque de souffle pour réaliser un
juste équilibre entre l’approche psychologique et la dimension factuelle qui va
finir par le transformer en une énième version de la tentation spectaculaire du
traitement du fanatisme (tout le troisième acte peut constituer un bon film
d’action). On est loin de l’approche faite d’ellipses, de poésie, et d’équilibre dans la construction des
points de vue. Le personnage de Nour dérange par la confusion des genres
qu’elle développe, entre le jour et la nuit ; entre la femme qui tente de
répondre au désir du corps et la fanatique toute en caricature. En face d’elle
évolue en contre-champ, un magnifique personnage féminin, Alhajja, la femme
noire traitée en esclave mais qui elle aussi va se révéler inscrite dans un
réseau. Ce double échec, celui d’Amine et la traitrise d’Alhajja dénote ainsi
de l’impasse de toute issue positive et l’impossibilité d’une troisième voie.
Tel est le crédo que rejoint le plan hyper violent qui clôt
Fatwa de Mahmoud Ben Mahmoud. Film mettant en scène un père qui rentre au pays
pour assister à l’enterrement de son fils. La mort accidentelle de Marouane va
très vite fonctionner comme révélateur
de quelque chose de plus complexe : dans sa quête de ce qui s’est
réellement passé, Brahim Nadhour va (re) découvrir ce pays qu’il a quitté, son
fils, et son ex-femme devenue députée et auteure d’un livre Fatwa, ouvrage
polémique sur l’obscurantisme provoquant l’ire des islamistes qu’elle dénonce
et peut-être causant même indirectement la mort de son fils. Le film s’inscrit
dans la vague des films sur « la radicalisation » des jeunes
tunisiens. Bénéficiant de l’ouverture du système politique suite au changement
du 11 janvier 2011, le cinéma tunisien a quitté la dimension métaphorique pour développer
des récits abordant frontalement les questions sociétales qui ont fini par
émerger et s’accaparer le discours public. Mahmoud Ben Mahmoud a versé dans
cette vague sans distance ni recul critique. Les jeunes sont décrits comme une
double victime : du milieu familial (dans beaucoup de films ont met en
scène des couples modernes, urbains, en crise, ou carrément séparés…) et du
lavage de cerveau opéré par les fanatiques. Fatwa, le film, verse dans ce sens
jusqu’à la caricature. Il accentue la fragmentation communautaire de la société
tunisienne, omettant d’analyser que les autres sont aussi des Tunisiens. Le
père qui renvoie à une formule du juste milieu, celui d’un musulman bon vivant,
qui a fait son pèlerinage (et « qui ne dit pas non au whisky et aux
femmes » comme le décrit si bien son-ex femme) a été sauvagement
assassiné, à l’aéroport. Un plan qui signifie l’avortement de toute issue
médiane et qui dit surtout la fin d’un cinéma : ce plan reprend en effet la
logique voyeuristes des clips de propagande diffusés sur le net, eux-mêmes sous
prouits dérivés de Hollywood et d’un certain cinéma de genre. C’est leur ultime
victoire. Ne pas oublier que la riposte est d’abord esthétique comme elle
est politique et culturelle.
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