Hommage à Jilali Ferhati
Le cinéma comme
métaphore du monde
« Je rêve de réaliser un film
complètement muet », cette réflexion de Jilali Ferhati résume en fait
toute une conception de cinéma, une manière d’aborder le récit
cinématographique avec le souci d’éluder, d’épurer et d’aller à l’essentiel par
le seul truchement de la rhétorique de l’image ; des images et de leur
combinaison en syntagme expressif. Un
véritable credo auquel Jilali est resté fidèle et qui lui a permis d’occuper
une position spécifique dans le paysage cinématographique marocain, maghrébin
et africain. On peut rappeler dans ce sens que son premier court métrage
Bonjour Madame (1974) est muet et que le personnage principal de son premier
long métrage Brèche dans le mur (1978) est un sourd-muet…
Sa filmographie qui compte quatre courts et six
longs métrages étalés sur une période allant de 1978 à 2004 offre une variation
autour de ce principe de départ : raconter le monde comme une métaphore.
Les titres de ces films sont une première indication : Brèche dans le mur,
Poupées de roseaux, La Plage des enfants perdus, Chevaux de fortune, Tresses,
Mémoire en détention…nous sommes en présence d’un registre qui revendique une
certaine poésie. Si nous les abordons selon les normes du schéma de la
communication, ces titres renvoient moins à une fonction informative ou référentielle
qu’à une fonction poétique et expressive… Le jeu de ses titres refuse un
ancrage référentiel immédiat : Poupées de roseaux, Brèche dans le mur, La plage
des enfants perdus sont une invitation au voyage dans l’imaginaire individuel
et social avant que la vision du film ne
vienne offrir des éléments de stabilisation du sens. Une stabilisation
partielle car nous sommes dans un registre de symboles et non d’indices. Sauf à
un degré moindre pour Chevaux de fortune et Mémoire en détention, les titres des
films de Ferhati n’annoncent aucun programme immédiat et ne donnent aucune
entrée explicite pour le récit qui va suivre ; dans son premier film par
exemple il n’est question ni de mur ni de brèche au du moins au premier degré.
Jilali Ferhati appartient à la vague des
pionniers du cinéma marocain ; si l’on tente une classification à la
chinoise, c’est-à-dire en terme de génération, il ferait partie de la deuxième
génération, celle qui est arrivée au
cinéma au début des années 70, après la première, celle qui a ouvert la voie
dans les années 60. Il est né en 1948 dans une ville amazighe (on ne dit plus
berbère), Khémisset, au nord de Rabat, avant de devenir définitivement
tangérois d’adoption et d’inspiration. Il fit des études de lettres à Paris et
suit des cours d’art. Ferhati a au départ une formation d’acteur. Et en tant
que tel il a joué dans beaucoup de films, les siens mais aussi dans des
productions internationales, sous la direction entre autres de Robert Wise,
Marco Ferreri… ou dans des productions marocaines avec notamment une prestation
époustouflante dans Badis, un film culte
des années 80. Lors de ses études parisiennes, en dehors des planches et de la
fréquentation des salles obscures, Ferhati ne suivit pas de formation
proprement cinématographique. Plus tard il dira que cela fut une
chance : « Je considère cela comme une chance parce que je n’ai
pas de contraintes, je n’ai jamais appris de règles et mon travail est plus
libre ».
En 1978, il réalise son premier long métrage,
Brèche dans le mur. Il en écrit lui-même le scénario. Il installe les premiers
éléments de ce qui va constituer petit à petit le système Ferhati : une
économie de moyens et une recherche d’optimiser les capacités d’expression de
l’image. Système qui émerge aussi à travers le casting, le choix de l’espace et
surtout dans une touche particulière qui met au centre du dispositif
cinématographique l’ambiance plus que l’action. Brèche dans le mur confirme
ainsi la tendance « auteuriste » et cinéphile du cinéma marocain mise
en place avec Benani (voir Wechma, 1970), Derkaoui (voir De quelques événements
sans significations, 1973) et Moumen Smihi (voir Chergui ou le silence violent,
1975). Tendance qui se consolidera pendant cette période avec les apports
d’autres cinéastes, tels Bouanani et Maanouni (Directeur de photo sur le
premier film de Ferhati). Brèche dans le mur a été un premier essai concluant
puisqu’il sera sélectionné pour Cannes
dans la section de la Semaine de la critique.
Cannes sera encore une fois au rendez-vous avec
Poupée de roseaux, 1982, cette fois dans la prestigieuse quinzaine des
réalisateurs : la touche de sensibilité et de poésie que nous avons déjà
relevée comme signature chez Ferhati est appréciée ici notamment dans
l’approche de l’univers des femmes. L’intrigue est minimale, le temps de la
diégèse est historique mais le système des personnages, les caractères et le
drame sont atemporels : c’est la condition féminine. Poupée de roseaux
ouvre la voie à une approche qui trouvera son point d’orgue, dans la
filmographie de Fehati, avec La plage des enfants perdus, 1991, qui met en
scène une des figures féminines les plus marquantes du cinéma marocain. Il
s’agit de Mina (prix d’interprétation féminine pour ce rôle attribuée à Souad
Ferhati lors de la Biennale des Cinémas arabes à Paris). Un rôle profond, à
forte charge symbolique : la femme trahie qui refuse de subir et décide de
faire face à son destin et d’assumer son choix malgré la doxa et le poids des
traditions. Ce film (qui accumule les succès et les récompenses) installe
désormais Ferhati dans le statut du cinéaste auteur qui aborde des sujets
sensibles avec tendresse et finesse. Il en sera de même quand il décide de
mettre en scène la politique (Tresses) ou le devoir de mémoire (Mémoire en
détention).
Entre temps Chevaux de fortune, 1995, propose une
méditation sur le rêve, le départ et le désir d’utopie. Ferhati aborde dans
Tresses la question du politique à travers la catégorie du pouvoir mais reste
fidèle à la trame essentielle de son cinéma, la condition de la femme : ici c’est la femme face au
double pouvoir masculin : pouvoir sociale héritage de la tradition
machiste et pouvoir politique dans une société non démocratique.
Il reste aussi fidèle à son style ;
l’économie du verbe au bénéficie de l’image. Dans Tresses, le silence se donne
à “lire” comme une composante du dispositif d’écriture filmique agissant sur
l’organisation générale du récit et développant une signification particulière.
Ferhati choisit de situer le drame dans un contexte particulier, celui de la campagne électorale. C’est-à-dire celui
d’une surcharge de parole, le moment où l’espace public devient l’enjeu de
discours. Le jeu central entre les protagonistes se réalise sous le contrôle de
Boussif, candidat aux élections mais aussi avocat, c’est-à-dire un
professionnel de la parole. Le déséquilibre est flagrant d’emblée : d’un
côté un homme puissant et de l’autre une jeune femme de ménage et sa soeur. Le
rapport de forces n’est pas équitable. Le film transforme cette donne, disons
sociologique, pour donner, par le biais de la mise en scène et du montage, la
parole au silence. Le silence des opprimés. Le silence vient réguler le flux de
la parole dominante en intervenant dans les interstices du récit. Un seul
moment échappe à cette règle, au moment de la visite à la prison. Là, la parole
retrouve sa primauté mais pour rien, en quelque sorte. Elle devient un
subterfuge pour transcender les conditions de détention. Ce qui donne l’effet
contraire : la parole devient alors bruit. Tout le monde parle en même temps,
la communication n’est plus expressive mais occupe la fonction phatique,
remplir un vide, le vide de la communication.
Mémoire en détention, 2004, rejoint la vague
des films marocains qui ont abordé les années de la répression politique.
Jilali Ferhati a choisi, lui, de faire porter le récit sur cette période par un
protagoniste amnésique. Une belle trouvaille scénaristique qui ouvre la voie au
doute et à l’ambiguïté. Le propre de l’art. Mémoire en détention propose en
effet une autre approche du passé. C’est le parcours de deux ex-détenus
appartenant à deux générations et qui font un bout de chemin ensemble. Ce road
movie explore le temps plutôt que l’espace, celui-ci n’est qu’un prétexte
fournissant des repères à travers des clefs, des entrées. La mémoire ici n’est
pas un espace à restituer ; elle est plutôt résultat d’une quête : l’avancée
dans l’espace est prétexte à une réappropriation de l’espace de la mémoire qui
est livrée par bribes, par réminiscences. Le passé existe par le regard qu’on
porte sur lui. Le titre du film annonce déjà la couleur en quelque sorte
puisque la mémoire se trouve en situation d’enfermement : suffit-il de vouloir
se souvenir pour réhabiliter le passé ? Le cinéma de Ferhati laisse une marge
de manœuvre au doute, à l’interrogation. A un espace hors champ ; une forme de
puzzle ouvert sur des éléments absents ; un dispositif qui interpelle le
récepteur et fait de lui un partenaire du sens à construire.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire