Le cinéaste venu du pays du Raï
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La fédération nationale des
ciné-clubs rend un hommage ce week end, à l’occasion de la nouvelle
édition de son université d’été, au cinéaste Kamal Kamal. Un hommage marqué
notamment par la projection de son film Sotto voce et par un débat animé par le
critique Youssef Ait hammou.
Kamal Kamal présente en effet une expérience qui interpelle
les critiques et offre un cas d’école, au sein du paysage cinématographique
marocain, original qui pourrait intéresser/inspirer les cinéphiles. C’est en
effet un parcours spécifique : Kamal Kamal est un autodidacte venu au
cinéma par la cinéphilie et par…la musique. Originaire de l’oriental, région de
l’entre-deux, de la frontière et qui a vu son histoire influencée par le
croisement des cultures forgeant un socle diversifié, enrichi de la diversité
des sons, des images et des signes venus notamment de l’orient (l’influence
ottomane) et du nord (l’héritage des exilés andalous). Kamal Kamal a vu sa
jeunesse marquée par l’explosion du
phénomène Raï, parfaite symbiose de cette diversité culturelle caractéristique
de ce que l’on pourrait qualifier « le
grand Oranais » qui va, au-delà des frontières factices, de Fès à Tlemcen.
Ce background culturel est essentiel et non exclusif pour comprendre le cinéma de Kamal Kamal.
Cependant, et contrairement à une tendance dominante dans les écrits qui ont
abordé ses films, ce cinéma ne se réduit pas à la seule dimension musicale.
Certes, celle-ci est omniprésente mais en faire la seule entrée pour lire ses
films est une dérive provoquée par les éléments autobiographiques. Je constate
pour ma part qu’il propose un travail autour de la musique qui dépasse le
traditionnel élément composant la bande
son. La musique chez Kamal Kamal ne se réduit pas à un appoint du récit mais
elle est constitutive de la dramaturgie. Sa filmographie est relativement
réduite, trois longs métrages, mais imposante car chaque film ouvre une
nouvelle piste de travail, une nouvelle approche esthétique et thématique avec
cependant des éléments récurrents qui donnent à cette trilogie une forme de
cohérence et qui autorisent à parler d’un auteur (il écrit lui-même ses
scénarii), porteur d’une certaine idée du cinéma.
Dans ce sens, on peut relever quelques caractéristiques sur
cette voie. C’est un cinéma qui s’inscrit dans une cartographie fictionnelle
atypique. En quelque sorte il dessine une géographie cinématographique
renouvelée et emprunte des chemins loin
des sentiers battus par le cinéma narratif marocain dominant ; un cinéma autocentré
à Casablanca et quelques lieux devenus des stéréotypes. Ici, l’imaginaire
s’ouvre sur d’autres figures topographiques qui entrent dans un échange
métonymique avec les histoires qu’elles racontent. Les lieux revisités dans les
films de Kamal Kamal sont d’abord inspirés par la diégèse, par la fiction loin
de tout ancrage référentiel direct. Le tribunal, l’hôpital, la prison de Taïf
Nizar (son premier long métrage 2001) sont traités comme un huis clos
métaphysique malgré quelques références rapides à Casablanca. Impression
d’extraterritorialité renforcée par le recours à l’arabe classique dans les
dialogues du film. Le récit de La
symphonie marocaine (2005) se déroule à la marge sans références précises.
Même Sotto Voce (2013) qui choisit de préciser d’emblée qu’il s’agit
d’un lieu et d’un moments historiques, autour de la fameuse ligne Maurice insaturée
par la France à la frontière de l’est marocain, vire rapidement, par des choix
esthétiques au niveau des couleurs, du cadrage à une abstraction spatiale pour
recentrer le drame loin de tout déterminisme historique.
L’autre caractéristique de ce cinéma, conséquence de ce
premier choix, est que les personnages de Kamal kamal sont d’abord des types et
non des archétypes ; ils sont là non comme modèle sociologique (dominant
chez les cinéastes que j’appelle le groupe de Casablanca) mais comme profil psychologique. Un système
de personnages qui se situe donc aux antipodes du réalisme et du mélodrame
ambiants. Des personnages romantiques, dotés d’une riche vie intérieure :
le juge de Taïf Nizar tourmenté et harcelé par le doute; le
militant de La symphonie marocaine,
revenu de batailles porteur de cicatrices morales, le personnage narrateur de Sotto
voce habité de fantômes du passé.
Si la musique donne à ses films leur consistance, formatant
carrément leur structure (frontalement pour La symphonie et Sotto voce ;
au niveau de la bande son pour Taif Nizar) mon hypothèse est qu’ils finissent
cependant par développer un discours constitutif de thématiques fortes invitant
à une lecture politique. C’est ainsi que Taïf Nizar fait confronter ses
personnages à la question de la vérité avec en toile de fond un débat sur la
peine capitale ; La symphonie marocaine est le récit de la
recomposition d’une communauté soudée par un projet et animée par un leader
charismatique ; et Sotto voce aborde la question du rapport de la
mémoire et de l’histoire.
L’ombre d’un doute
Si ses deux derniers films ont eu un large écho public et
critique, Sotto voce sacré meilleur film marocain à Tanger et meilleur
film africain à Khouribga… Son premier, Taïf Nizar, mérite d’être
réhabilité sinon une seconde chance sur la base notamment d’une réécriture de
ses dialogues en parler marocain. C’est d’autant plus pertinent que la
thématique de la peine de mort, centrale dans le film, revient dans le débat
public. Le film a été sélectionné par le Conseil national des droits humains
pour figurer dans le coffret consacré aux films des années de plomb. Taïf
Nizar aborde en effet cette dimension de notre histoire contemporaine à
partir d’un angle particulier ; contrairement à la majorité des films de
cette tendance qui abordent le sujet du point de vue des victimes, Taïf Nizar,
lui, choisit de mettre au centre de son
récit deux personnages appartenant aux équipes de geôliers ; changés de
faire « chanter » les prisonniers politiques, de leur arracher des
aveux. Ahmed Sebbar, protagoniste principal du récit est présenté comme victime
d’un système. Tortionnaire indirect (il était secrétaire chargé de noter les
aveux), il sera accusé, condamné et exécuté pour un crime sur lequel plane des
doutes (sa famille massacrée atrocement). C’est donc un retour sur les années
de plomb à partir d’un point de vue insolite qui vient élargir la panoplie du
scénario de cette triste époque. Mais pour le film de Kamal Kamal, l’affaire
Ahmed Sebbar n’est qu’un prétexte pour poser des questions fondamentales,
relatives à la question de la vérité, de la justice. Le film sorti en 2002 est
quasiment prémonitoire en précédant, par les questions qu’il pose, la création
de l’Instance Equité et réconciliation en 2004. Si le titre du film en français
Le spectre de Nizar renforce la dimension d’ambigüité (le seul Nizar
cité dans le film est le poète Nizar Kebbani) voire de fantastique, il me
semble que L’ombre d’un doute conviendrait également ; outre le
clin d’œil cinéphile, il permet d’expliciter et d’exprimer la structure
dramatique. Il y a en effet des doutes qui planent sur les faits qui articulent
la progression du récit et qui contribuent à créer une ambiance hitchcockienne.
La présence d’un coffre où se cache peut-être un corps me fait penser par
exemple au film La corde du maître du suspense…
Une scène me semble
emblématique de cette démarche. C’est la scène du dîner quand le juge Walid chargé
du dossier d’Ahmed Sebbar, alors que les
faits concordent pour enfoncer l’accusé, invite son ministre de tutelle. Sont
présents également les épouses respectives du ministre et du juge, le jeune
conseiller Samir et deux employés de la maison. La scène arrive à la 16ème
minutes et durent près de cinq minutes. L’importance de la scène est annoncée
au préalable par le maître d’hôtel Mahmoud et serviteur fidèle du juge annonce
à son assistante : « c’est un dîner crucial dont dépend peut-être la
vie d’un homme, alors préparons les meilleures conditions possibles pour que
ces gens prennent la bonne décision ». la scène est parfaitement menée,
saluons au passage le travail de Krimou Derkaoui à l’image et de feu Meziane au
montage. La disposition des invités respectent la hiérarchie : le ministre
au centre, les deux épouses de part et d’autre puis le juge te son jeune
collaborateur qui lui fait face. Mais en fait cette architecture au-delà de sa
dimension protocolaire va fonctionner comme un dispositif scénique permettant
le jeu des regards. La scène au sens
propre puisque elle respecte le principe des trois unités : unité du lieu,
unité du temps, unité de l’action, va
connaître trois formes de discours. Le premier discours verbal, explicite, qui
est le prétexte du dîner consiste en un échange presque banal sur le justice,
la peine de mort… un deuxième discours en filigrane, un jeu de regard subtil
que la caméra capte grâce à un montage de plans éloquents : gros plans
successifs sur Amina (l’épouse du juge), suivi de celui de Samir
(l’amant ???) et puis deux regards celui du juge et enfin celui en contre
plongée de Mahmoud le maître de cérémonie à qui rien n’échappe. Un autre doute
vient s’ajouter à celui initial sur l’innocence d’Ahmed Sebbar. Mais la scène
est porteuse d’un troisième discours celui qui passe par ce que le théoricien
américain Edward t. Hall appelle « le langage silencieux ». Et c’est
le corps féminin qui va entrer en scène exprimant des sentiments de frustration
et de refoulement. Au moment où la discussion s’enlise avec des opinions
divergentes sur la justice et la peine de mort, la caméra capte les réactions
d’Amina qui finit par casser ce cérémonial figé. Elle va donner libre cours à
l’expression de son corps qui devient du
coup agent narratif donnant au film une dimension esthétique indéniable. Comme
Amina ne parle pas beaucoup, son corps devient une sorte de voix off qui donne
au film sa chair.
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