Mohamed
Khan
Rupture et
continuité dans le cinéma égyptien
Avec Mohamed Khan à Tétouan en 1988
·
Il y a quelques semaines (déjà !), le cinéma égyptien perdait
l’une de ses figures les plus emblématiques, le réalisateur Mohamed Khan.
Emblématique dans le sens où Khan a incarné – avec d’autres de ses
collègues- par ses films et par les
choix esthétiques qui les portaient les mutations profondes qui ont marqué
définitivement le cinéma égyptien dès le début des années 1980. Ce pakistanais
par l’origine de son père et qui n’a finalement obtenu la nationalité
égyptienne que quelques années (2014) à peine avant son décès a su brillamment
transposer cette « égyptianité » qui a constitué la force du cinéma
égyptien de la grande époque, illustré par des titres mythiques et des
cinéastes illustres.
Qu’est-ce qui a caractérisé le cinéma de Khan
et comment il a su exprimer le changement
esthétique et culturel qu’il va enclencher au sein du cinéma
égyptien. Certains critiques égyptiens
ont taxé ce mouvement, amorcé dès la fin des années 1970, de « nouvelle vague » et de
« nouveau réalisme » en se référant aux films de Khairi Bichara,
Daoud Abd Sayed, Atef Tayeb, Ashraf Fahmi, Said Marzouk et bien sûr de Mohamed
Khan, l’un des plus prolifiques de cette génération. Il me semble pour ma part
qu’il s’agit davantage d’un mouvemet porté par des ruptures et beaucoup de
continuité. Au lieu d’une nouvelle vague, il s’agit plutôt d’un renouvellement
du cinéma dominant. En termes de continuité, Khan a su prolonger et fructifier
les principales caractéristiques du grand cinéma égyptien, celui de Chahine,
Abou Seif, Taoufik Salah. A savoir la prépondérance du scénario et le système
des stars. Mohamed Khan ne se récalme pas du cinéma d’auteur au sens européen
du mot ou comme on l’entend au Maroc avec les Ferahati, Bensaïdi… Les films de
Mohamed Khan proviennent d’abord de scripts professionnels écrits par des
maîtres des scénarii égyptiens. Comme par exemple Bachir Dick que l’on retrouve
derrière de nombreux films réalisés par les cinéastes de cette génération. De
grandes stars, un scénario inscrit dans une continuité dramatique et littéraire
cela renvoie à la grande tradition de l’âge d’or du cinéma égyptien. La rupture,
je la situe pour ma part dans le rapport à l’espace. Le cinéma des années 1950
et 1960, celui du réalisme à la Salah Abou Seif et Taoufik Salah reste un
cinéma de studio avec un dispositif quasi hollywoodien, incarné par un lieu
emblématique, la place, Al Hara, là où convergent les ingrédients du drame.
Avec le cinéma de Mohamed Khan, l’espace cinématographique va devenir plus
éclaté et la caméra va investir la rue d’une manière organique. J’ai eu
l’occasion de discuter avec Mohamed Khan à Tétouan en 1988, en lui faisant
cette remarque sur l’omniprésence de la rue, et des extérieurs urbains dans ses
films, il m’avait répondu avec son célèbre humour que les techniciens
l’appellent en Egypte « Mohamed chaouari3, Mohamed street »,
tellement il aimait tourner dans des espaces réels. Dans l’ouverture de son
film culte « Porté disparu » (1984), une note précède le générique et
précise « si les événements et les personnages sont fictifs, les lieux
sont authentiques ». Cela résume toute sa démarche. Une conception du
cinéma qui vient en quelque sorte répondre aux mutations sociologiques de
l’Egypte de Sadat : l’ouverture sur l’économie du marché a complètement
métamorphosé le paysage urbain. Le nouveau cinéma égyptien a ainsi perdu le
repère spatial qui a constitué le
paradigme narratif fondateur de tout un cinéma du réalisme social, à savoir
Alhara. A cela s’ajoute l’émergence de nouvelles couches sociales que le cinéma
de Mohamed Khan a su très bien capter et dramatiser. Dans La femme d’un
homme important (1987), il signe la fin du romantisme et l’entrée dans
l’âge de la cupidité et du capitalisme sauvage. Toujours dans Porté disparu, le
fonctionnaire, incarné par son acteur fétiche, l’excellent Yahya Alfakharani,
traverse quotidiennement un paysage urbain
en ruine. La caméra de Khan s’attarde sur des images de délabrement
généralisé doublées de celles de l’invasion de signes de ruralités avec
notamment la récurrence du plan du troupeau de chèvres…. Le personnage confronté à la crise du logement dans
cette ville monstre, obstacle à son mariage, est acculé à revenir la campagne.
Une métaphore du nouveau scénario égyptien. Les dramaturges doivent désormais
rechercher d’autres sources d’inspiration face à la faillite d’un modèle urbain
porté par la petite bourgeoisie que Naguib Mahfouz à transposer dans ses romans
et ses scénarii.
Je peux ainsi dire que le cinéma de Mohamed
Khan est le cinéma du scénario post-Naguib Mahfouz. Avec ses changements de
décors, il passe de la grande maison trdaitionnelle à l’appartement exigu des nouveaux quartiers
périphériques. Il passe des héros confrontés à l’histoire, à l’anti-héros qui
se débat dans la crise existentielle. En somme, on passe d’un cinéma destiné au
grand écran à celui formaté pour la télévision et la vidéo. Dans ce sens,
Mohamed Kahn fut l’incarnation éloquente de l’esprit (de l’imaginaire) de son
temps.
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