Le film débarqua sur les écrans
du pays en 1978, des écrans saturés de mélodrame et de série B, comme un
OFNI : un objet filmique non identifié. Alors que le cinéma marocain était
à la recherche de sa voie, tiraillé entre la tentation commerciale (Abdellah
Mesbahi) et les velléités prometteuses d’un cinéma d’auteur (voir Wechma de
Hamid Bennani), Alyam ! Alyam ! d’Ahmed Maanouni inaugure une
nouvelle approche au sein de la diversité de ce cinéma d’auteur. D’emblée il a
été taxé de documentaire rural. Le film en effet suit quasiment en temps réel
la vie quotidienne d’un jeune paysan dans la région de Casablanca. Abdelouahed,
petit propriétaire agricole qui pour subvenir aux besoins de sa famille (son
père est décédé) travaille aussi comme ouvrier agricole. Entre son labeur dans
les champs, la vie de sa famille, les courses dans le souk, les rencontres avec
ses camarades de travail, la vie de Abdelouahed est portée cependant par un
seul désir celui de partir : rejoindre la France, la Belgique ou la
Hollande. Nous sommes encore sous le régime de l’immigration
contractuelle : le temps des haragas n’est pas encore arrivé, et le film
de Maanouni est l’un des premiers à aborder cette dimension de rupture avec
l’espace originel du héros : le cinéma marocain était encore marqué par
une dramaturgie de l’exode intérieur autour de la dichotomie ville /
campagne. Tout un scénario marocaine été construit autour de départ du héros
vers la ville. Avec Alyam ! Alyam commence la vague des films sur le
désir d’un ailleurs autre, l’immigration. Mais la force du film de Maanouni
réside dans la captation des signes du réel qui forme l’environnement du héros
et l’amène à faire du choix de l’immigration pratiquement une litanie qui
scande le récit. Pour ce faire, le film s’inscrit dans une esthétique de la
représentation qui neutralise les ingérences du dispositif cinématographique
dans l’énoncé filmé. La récurrence du plan fixe, du plan séquence avec une
caméra réduisant son autonomie au strict minimum en sont les principales
expressions. On est en effet dans la logique du plan construit avec un cadre
statique couvrant un champ dynamique : car si la caméra ne bouge pas, les
sujets qu’elle suit bougent et surtout parlent beaucoup. L’approche du cinéaste
dans Alyam ! Alyam ! est d’inspiration ethnographique. Le
cinéaste étant, grâce à un dispositif allégé, immergé dans l’environnement de
son sujet. A l’écoute. A l’instar de la situation ethnographique décrite par
les anthropologues. Ahmed Maanouni rapporte dans une interview à la revue
CinémAction que le sujet s’est imposé à lui au fur et à mesure qu’il accumulait
les éléments de son enquête. « Je suis resté, précise-t-il, sur place
trois mois et j’ai écrit une première structure que je suis retourné confronter
à la réalité ». Le film dans sa structure finale est né de ce va et vient
entre le réel et sa scénarisation en quelque sorte par le cinéaste. La séquence
initiale ouvre une brèche dans la dimension documentaire dans laquelle on a
enfermé le film. Sur un fond sonore qui relève de la transe défilent des images
issues du patrimoine visuel populaire : on est dans une filiation mythologique ;
les plans vides, à l’aube, des différents lieux qui forment un souk populaire
de la campagne marocaine, avec images portées par le chant nostalgique de Nass
Elghiwan, instaurent une dimension qui transcende le réel pour interroger
en fait les mutations qui bouleversent tout un système ancestral. Les scènes du
souk, devenus animé, sont une confirmation de cette approche :
multiplication de signes authentifiant (la halqa, les jeux forains, le thé sous
la tente, le bureau de poste...).
Maanouni filme un monde qui s’en va. Le récit d’Abdelouahed se lit alors
comme une figure métonymique qui autorise à penser que le film peut se lire
comme une « fiction réelle » : d’une part sa dimension
fictionnelle est illustrée par les ruptures non pas avec le réel mais avec la
réalité : j’en donne pour preuve le voyage de Abdelouahed à Casablanca et
l’apparition d’une star de la comédie populaire feu Benbrahim) qui accentue
cette dimension fictive nouvelle ; voir également la simulation des films
d’art martiaux par une jeunesse désœuvrée ; alors que la structure
réaliste qui anime l’ensemble de la démarche résorbe :bloque sans cesse
cette tentation fictionnelle. Une syntaxe narrative qui n’enferme pas le film
dans une lecture unilatérale.
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