« Le
vent nous emportera »
« Quand on ne
dit rien c’est comme si on disait une multitude de choses »
A.
Kiarostami
Abbas Kiarostami est décédé,
lundi dernier (4 juillet), à l’âge de 76
ans. C’est dans une clinique parisienne, où il était venu pour des soins,
que sa mort a été déclarée. Il rendit l’âme ainsi dans le pays, la France, qui
l’avait reconnu très tôt et avait aidé à faire connaître son cinéma. Mais c’est
l’agence officielle iranienne qui avait diffusé la triste nouvelle. Deux faits
qui disent la grande sagesse de Abbas Kiarostami qui malgré la censure subtile
à laquelle il était soumis par le régime des Mollahs à Téhéran a toujours
refusé de dénigrer son pays, ou de choisir l’exil doré. Ce qu’il avait à dire,
il l’exprimait via ses films. Il fut l’incarnation même du projet de tout
artiste authentique conscient que l’universel est atteint à travers le
local. Il est mort reconnu unanimement
comme un des maîtres incontesté du cinéma iranien et comme auteur mondialement
respecté. Il fut récompensé dans les plus grands festivals : Palme d’or à
Cannes pour le Goût de la cerise ; Prix spécial du jury à Venise pour Le vent
nous emportera...
Abbas Kiarostami aimait
beaucoup le Maroc et était un grand ami du festival de Marrakech. Le festival international
du film de la ville ocre lui avait rendu hommage en 2005, animant par la même
occasion un atelier à l’intention des jeunes cinéastes marocains. En
2009, il préside le jury de la neuvième édition. En décembre 2015, il revient à
Marrakech pour parler lors d’un brillant master class, de sa conception du
cinéma déclinée à travers une œuvre devenue universelle par son écriture qui
mêle subtilement poésie, force et fragilité. Ce qu’il faut rappeler en effet
c’est que Abbas Kiarostami est un artiste au sens plein du mot : poète,
peintre, photographe. Beaucoup de ses films sont des adaptations littéraires de
poèmes notamment. Avant de faire des films, il voulait être graphiste…. Après un
passage par la publicité, il a fait des
dessins animés pour les enfants. L’enfance qui va constituer la thématique
fondatrice de sone esthétique.
Au terme d’une riche carrière
de plus de quarante films (courts, longs…) Abbas Kiarostami a forgé une identité
esthétique empreinte de sa profonde culture, de son ancrage dans un riche
héritage persan et de son ouverture sur le cinéma mondial. On le compare à
juste raison avec Rossellini dont il est le digne successeur. Avec le père du
néoréalisme, il partage en effet, cette passion de transformer un langage en
art qui sonde la complexité humaine à travers un style dépouillé, mais où
« chaque scène est débordante de beauté » comme le dit si bien Martin
Scorsese. Un cinéma mettant en avant le regard, la captation des relations
humaines dans leur quotidien simple mais profond. Un cinéma sans pratiquement
de scénario (sauf celui de la vie), sans acteurs professionnels, sans stars et
sans budgets exorbitants. La plasticité des images vient inciter la réflexion
du spectateur ; se substituer au psychologisme mélodramatique. Il croit en
effet à la collaboration du spectateur pour l’élaboration du sens. On trouve
alors au centre de sa grammaire narrative, la question du temps : le temps
à l’intérieur de l’œuvre et le temps pour le spectateur de se forger sa propre
idée. L’une des figures marquantes de son style et le chemin en Z : une
figure visuelle qu’il avait instaurée dans son chef d’œuvre Où est la maison
de mon ami ? Pour aller d’un point à un autre, il n’y a pas de ligne droite
mais un chemin en zigzag ; une signature devenue une figure artistique.
Une manière de signifier que la vie est un long cheminement vers le sens, vers
la vérité.
Il était un maître dans l’art
de saisir le visible pour dire le non visible. Dans son film Shirin (2010), il
filme une salle de cinéma en tournant le dos à l’écran captant, dans une série
de gros plans l’impact du film projeté sur les spectatrices que la caméra de
Kiarostami saisit dans leurs différentes émotions. Les spectatrices sont des
femmes voilées, nous sommes bien en Iran, mais ce que nous voyons va bien
au-delà du voile. A partir de la seule bande son, nous suivons les péripéties
d’une tragédie amoureuse, adaptée d’un poème persan, grâce aux gros plans qui
reproduisent les effets du récit que nous ne voyons pas sur le visage des
femmes dans la salle. Une invitation à voyager dans notre imagination.
Interrogé sur la nationalité de
ses films, il répondit « c’est à vous de me le dire ; la langue de
la plupart de mes films est le persan ; la terre de la plupart de mes
films est l’Iran…mais je ne me contente pas de ces deux critères ». Il a raison :
ses films appartiennent à la planète cinéma. Que dis-je ? Au Panthéon de
la cinéphilie !
Kiarosatmi dans le texte (citations)
Kiarosatmi dans le texte (citations)
« Faire
un film où je ne dirai rien »
La puissance des images
« Il m’arrive de penser :
comment faire un film où je ne dirais rien ? Si des images peuvent donner une
telle force à l’autre pour les interpréter, et tirer un sens que je ne
soupçonnais pas, alors il vaut mieux ne rien dire et laisser le spectateur tout
imaginer.
Quand on raconte une histoire,
on ne raconte qu’une histoire et chaque spectateur, avec sa propre capacité
d’imagination, entend une histoire. Mais quand on ne dit rien c’est comme si on
disait une multitude de choses.
Le pouvoir passe au spectateur.
André Gide disait que l’importance est dans le regard, et non dans le sujet. Et
Godard dit que ce qui est sur l’écran est déjà mort. C’est le regard du
spectateur qui lui insuffle la vie ».
La poésie
« Pourquoi la lecture d’un
poème excite notre imagination et nous invite à participer à son achèvement.
Les poèmes sont sans doute créés pour atteindre une unité malgré leur
inachèvement. Quand mon imagination s’y mêle, ce poème devient le mien. Le
poème ne raconte jamais une histoire, il donne une série d’images. Si j’ai une
représentation de ces images dans ma mémoire, si j’en possède les codes, je
peux accéder à son mystère.
L’incompréhension fait partie
de l’essence de la poésie ».
A propos d’un sujet de
dos
« Le visage est invisible,
le regard aussi. Il nous faut donc deviner qui elle est, quelle est son origine
sociale à l’aide d’autres éléments - ses vêtements, sa coiffure, l’épingle
qu’elle porte dans ses cheveux. Ces signes ont un fort pouvoir d’évocation et,
en même temps, ne nous contraignent pas à retenir un visage particulier. Comme
rien n’est défini. Tout est en devenir constant ».
Le cinéma comme art
« Si on considère le
cinéma comme un art, son ambiguïté, son mystère sont indispensables ». Une
photo, une image peut avoir un mystère car elle donne peu, ne se décrit guère.
Vous dites qu’une image ne représente pas, ne se donne pas en représentation
mais annonce sa présence, invite le spectateur à la découvrir ».
Vers un nouveau cinéma
« Je ne supporte pas le
cinéma narratif, je quitte la salle. Le seul moyen d’envisager un nouveau
cinéma c’est de considérer d’avantage le rôle du spectateur. Il faut envisager
un cinéma inachevé et incomplet pour que le spectateur puisse intervenir et
combler les vides, les manques. Au lieu de faire un film avec une structure
solide et impeccable. Il faut affaiblir celle-ci - tout en ayant conscience
qu’on ne doit pas faire fuir le spectateur ! La solution est peut-être
d’inciter justement le spectateur à avoir une présence active et constructive.
Je crois d’avantage à un art qui cherche à créer la différence. La divergence
entre les gens plutôt que la convergence où tout le monde serait d’accord. De
cette manière, il y a une diversité de pensée et de réaction. Chacun construit
son propre film ».
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Le Vent nous emportera
“Toi
toute verdoyante,
Pose
tes mains- ces souvenirs ardents-
Sur mes
mains amoureuses
Et
confie tes lèvres, repues de la chaleur de la vie
Aux
caresses de mes lèvres amoureuses
Le vent
nous emportera !
Le vent
nous emportera !”
Forough
Farrokhzad ( poétesse iranienne)
Il y a une scène-clé dans le
film de Abbas Kiarostami, Le vent nous emportera, celle où le personnage
principal, Behzad va à la recherche du lait. On le conduit dans une maison ; il
rencontre une vieille femme qui le dirige vers une sorte de cour intérieure
puis il descend dans un sous-sol où règne une grande obscurité. Là, une jeune
femme est en train de traire du lait. Dans le découpage séquentiel du film,
c’est la 18ème unité sur un ensemble de 30 que compte le film ; elle arrive
vers le milieu, elle est située en effet à 1h 05 mn 12s pour un film qui fait
1h 52 mn. On peut donc postuler une certaine importance au niveau de la diégèse
et une centralité dans le dispositif
filmique. Cela se confirme également par sa durée ; la séquence que l’on
pourrait intituler L’échange dure 8mn 36 s ; c’est la plus longue du film. La
durée des autres séquences du film varie entre 7mn 52 s, c’est le cas de la
séquence d’ouverture qui nous permet de retrouver une figure récurrente de
l’esthétique kiarostamienne, la route en lacets, une véritable signature qui
marque sa filmographie, et 34 spour la séquence la plus courte, celle du
scarabée. Son découpage est également intéressant, il constitue un véritable
indicateur du rythme du film fondé sur le principe du plan-séquence qui prend
une action en continuité. C’est-à-dire
que notre séquence n’est pas très découpée. Elle se compose de 10 plans, ce qui
est peu par rapport à la norme dominante au sein du cinéma de consommation
courante.
Au niveau dramaturgique, elle
offre un segment narratif autonome avec une situation initiale, un point
d’orgue et un dénouement. Un mini-récit au sein du récit global. Behzad arrive
à la maison, un actant animé par un désir en l’occurrence le pot de lait. Il
est donc constitué comme moteur du récit ; il rencontre des adjuvants : la
villageoise, la femme ; il est confronté à une série d’opposants : la
géographie du lieu, il ne peut pas s’orienter seul, l’obscurité. Après quelques
péripéties, on est introduit dans le moment fort de la séquence : la rencontre
avec la jeune femme qui trait du lait ; on sait maintenant qu’elle s’appelle
Zeynab : on entend la voix de la femme qui l’appelle en off. Le passage à cette
scène importante se fait dans une logique de rupture ; Behzad avance vers la
caméra, inquiet, il marche difficilement dans l’obscurité. Son statut
d’étranger qui arrive au début du film est actualisé par cette errance dans une
véritable grotte. Il est perdu. La quête est synonyme d’errance ; la rencontre
avec Zeynab permet de l’introduire vers un semblant de clarté. “C’est très
sombre ici, dit-il, comment faites-vous pour traire ?” ; elle lui répond : “On
s’y habitue…si vous restez, vous allez vous habituez aussi”. On assiste à la
mise en place des éléments de ce que nous avons proposé d’appeler L’Echange. La
jeune femme prend l’initiative, c’est elle qui guide et c’est elle qui agit ; elle commence d’ailleurs à
traire la vache. Behzad va reprendre l’initiative sur un autre terrain ; il
commence à chanter : “Ô bien – aimée, apporte-moi la lampe/ et une fenêtre à
travers laquelle/ j’observerai la foule de la rue heureuse”. Zeynab, s’étonne,
il l’informe que c’est un poème de Forough. Puis il reprend , il fredonne des
vers. Chaque geste de la jeune femme, quand elle presse sur la pie offre une
sorte d’accompagnement musical, une ponctuation. Une musique de fond et
d’ambiance. La littérature et le cinéma se conjuguent pour dessiner la
configuration métaphorique de rapports entre un homme et une femme sous le
signe du mystère et de la poésie ; sous l’angle érotique, l’échange relève de
la logique de l’acte d’amour, tu me donnes je te donnes, elle lui offre du lait
, il lui donne un poème avec au rendez-vous une sorte d’extase : quand Behzad
entonne le dernier vers du poème, celui qui donne son titre au film “Le vent
nous emportera”, on entend la jeune femme
dire : “Votre pot est plein”. C’est le climax. Le tournant de la scène,
la situation finale est lancée. Behzad est reconduit vers le monde extérieur.
Il redécouvre la lumière.
Mohammed B
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Ten
La vérité du cinéma
10
(ten) est le onzième long métrage d’Abbas Kiarostami, après sa trilogie
composée de Où est la maison de mon ami (1987), Et la vie continue (1992) et Au
travers des oliviers (1994). Il réalisa ensuite Le Goût de la cerise, Palme
d’Or au Festival de Cannes 1997, puis Le Vent nous emportera (1999). 10 (ten),
écrit et réalisé par Abbas Kiarostami, a été présenté en sélection officielle
en compétition au Festival de Cannes 2002. Le film consiste en dix séquences
dialoguées, cinq femmes et un enfant qui viennent prendre place à côté de
Mania, au volant d’une voiture ; dix étapes de la vie des personnages qui
pourraient aussi bien représenter la trajectoire mentale et émotionnelle d’une
seule et unique femme. Extrait du scénario :
« - Dans une
existence si vaste, pourquoi dépendre d’une seule personne ?
- Pourquoi pas ?
Pourquoi ne faudrait-il pas l’être ?
- Je te jure que
ce n’est pas de l’amour, c’est une illusion.
- Pourquoi ce
n’est pas de l’amour ? Si ce n’est pas de l’amour, qu’est-ce que c’est ?
- Tu dois d’abord
t’aimer toi-même. Tu te méprises au point de te faire mal... Il est parti ?
Tant pis ! Il n’est pas le seul homme au monde ? (off) Et après tout ça, tu le
pleures encore !
- Je suis à bout,
je craque.
- Va-t’en, toi
aussi.
- Je ne peux pas.
- Tu as tort de
t’accrocher. C’est une illusion. Ça suffit ! »
Le
film d'Abbas Kiarostami est en effet une leçon de cinéma. C'est un dispositif
inédit qui interroge la pratique du cinéaste, remet en question la
machine-cinéma. Oui, on peut parler d'une révolution, car il s'agit bien d'une
remise en question de la formule de narration et mise en scène classique.
D'ailleurs, peut-on parler de mise en scène dans Ten? Peut-être qu'il s'agit de
la mise en scène de la mort de la mise en scène. Dans le générique, on ne voit
pas apparaître la catégorie de metteur en scène ou de réalisateur. Ce sont des
noms qui défilent, ceux de l'équipe qui a contribué et participé au film. Ce
système de dévoilement et de mise à nu commence avec les chiffres d'embobinage
qui scandent le récit dans un ordre décroissant. Cela nous donne dix séquences
avec un plateau inédit: une voiture. Tout le film se déroule dans une voiture.
Nous suivons l'itinéraire d'une femme iranienne, la très belle Mania Akbari,
dans les rencontres fortuites ou organisées qui jalonnent sa journée ou sa
soirée. On la découvre en premier avec son fils qui vit entre sa mère divorcée,
mariée à un autre homme. La première séquence est à ce propos révélatrice du
rapport des forces: l'enfant visiblement gâté, issu d'un milieu citadin aisé,
harcèle sa maman, l'accule à des positions défensives. Toute l'ingénuité de
l'enfance, tout l'amour maternel est là. Puis les rencontres se succèdent sans
fil directeur apparent sauf celui du trajet.
Sur
le plan dramaturgique, nous sommes dans un registre minimal, puisqu'il n'y a
pas d'enjeu, d'intrigue. Il y a cette femme qui parle et ses interlocuteurs que
parfois on ne voit même pas. Mais en même temps, c'est riche, c'est révélateur.
C'est l'un des plus grands témoignages sur la société iranienne, sur la
condition de la femme en Iran, sur les schèmes culturels qui structurent
l'imaginaire d'une société aujourd'hui. C'est vrai, il n'y a pas de récit, mais il y a de l'émotion aboutissant
même à un climat comme la rencontre avec
cette jeune femme rasée qui s'est coupé les cheveux par dépit amoureux. La
caméra, elle, reste fixe se contentant de capter comme pour le cinéma des
premiers temps. Abbas Kiarostami est un maître.
Mohammed B.
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