Le
film d’une mémoire retrouvée
Ce n’est pas une énième
variation sur un sujet éculé, ce qu’on a appelé « les films des années de
plomb ». Certes, le nouveau film d’Abdelkader Lagtaâ s’inspire bien d’une
histoire vécue dans la souffrance et la tragédie de cette période mais l’angle
choisi et le traitement proposé donnent A la moitié du ciel une spécificité
inhérente à la démarche d’ensemble du cinéaste. C’est dire que si le film se
laisse aborder à un premier niveau, disons politique, celui du retour effectué
par notre cinéma sur tout un pan de l’histoire récente du pays, il n’en est pas
moins un nouveau jalon sur les thématiques, les situations, les interrogations
pour ne pas dire les hantises qui donnent à la filmographie de Lagtaâ, une
cohérence et une continuité…Malgré les aléas de la production qui empêchent ce
travail de s’inscrire dans la régularité qu’il revendiqué et qu’il mérite : je rappelle que La
moitié du ciel, sixième long métrage du cinéaste est considéré par les observateurs
comme « un retour de Lagtaâ » sur les écrans car son dernier
film, Jasmine et les hommes remonte à 2007. Cinéaste engagé, mettant ses choix
cinématographiques dans une logique intellectuelle qui affiche sa double
appartenance à la modernité, d’un point de vue sociétal et à la gauche d’un
point de vue politique. Cela constitue davantage un horizon de pensée pour ses
films car Lagtaâ préfère traquer la grande histoire à travers la petite
histoire. Attentif à son époque et à sa société, son cinéma témoigne davantage des destins
individuels. Des destins confrontés, broyés, brisés par leur confrontation avec
un milieu très référencié : la cellule familiale brisée dans le chaos
urbain dans Un amour à Casablanca et La porte close ; le surmoi politique
et religieux dans Les casablancais ; les effets de la répression politique
sur le sujet dans Face à face…Et souvent ce sont des figures féminines qui
portent et illustrent les conséquences de ce déphasage entre les aspirations
d’un être et une entité complexe et envahissante.
La moitié du ciel se
distingue par cette première originalité : il aborde la thématique des
années de plomb en suivant, en captant le destin et le devenir de ceux qui sont
restés « dehors ». Si beaucoup de films inscrits dans cette mouvance
(au Maroc et ailleurs) ont choisi de raconter le destin de militants politiques face à la
répression y compris en les « suivant » en prison, Lagtaâ et son
co-scénariste A. Laabi, ont choisi de rester « dehors » pour capter
les signes d’une autre souffrance, celle de ceux à qui on a arraché un fils, un
frère, une sœur, un mari…En l’occurrence ici à travers le regard et le
témoignage de Jocelyne Laâbi, l’épouse d’origine française qui fera
l’expérience quasi épique de « la famille des détenus politiques ».
Elle a publié un texte, La liqueur d’aloès,
qu’elle a humblement intitulé « récit » où elle raconte sa
vie, une autofiction en somme mais où la rencontre avec Abdellatif et son
arrestation apparaissent comme des faits saillants. Lagtaâ raconte qu’il a été
toujours marqué par une quête personnelle, celle d’un retour sur les années de
plomb pour combler une sorte de « trou de mémoire » qui le hante
depuis son retour au Maroc après ses études en Pologne. Il n’avait pas donc
vécu sur place le gros des événements tragiques de la fin des années 60 et du début des années 70 que le Maroc
avait connus. « Le livre de Jocelyne m’a permis de combler une partie
cette lacune ; j’ai pensé tout de suite à son adaptation cinématographique ».
La moitié du ciel se présente donc comme un récit de vie, ou plutôt d’une
séquence fondatrice d’un récit de vie. Il s’agit d’une adaptation
cinématographique, très libre, de faits rapportés initialement par un des
acteurs de l’époque. Eclairage de cette complexité par le cinéaste lui-même qui
me précise lors d’un entretien : « Nous
avons, Abdellatif et moi, adapté le récit de Jocelyne à quatre mains. Ce qui,
dans l’absolu, n’est déjà pas toujours très aisé. En outre, ce qui a rendu
l’approche scénaristique encore plus complexe ici, c’est que l’un des
coscénaristes est en même temps un acteur fondamental des événements racontés.
Ce qui a forcément donné lieu à des discussions passionnées et passionnantes où
tous les aspects de l’histoire ont été traités, sans tabou, y compris la
question du droit de regard. Mais nous avons réussi, à la fin, à dépasser cet
écueil quand nous avons constaté que nous étions sur la même longueur d’ondes
et que le propos ne sera en aucun cas dénaturé ».
Lors de la présentation de
son film, en avant première de sa sortie commerciale, Abdelkader Lagtaâ n’a pas
cessé de répéter au public présent que le film est une fiction et non un
documentaire sur les années de plomb. Révélant quelque part un malaise que
provoque la réception du film chez certains milieux. Cela en dit long sur la réception des images
dans un contexte socio-culturel où le signe se confond avec son référent. Le
film de Lagtaâ soulève ainsi une problématique vaste celle du rapport entre le
récit qui se veut historien et la capacité du cinéma à inventer ce que l’on
pourrait qualifier « d’histoire figurée » ; ce que le cinéaste
lui-même a appelé l’histoire fonctionnalisée. Paul Ricœur : « il
n’est pas de discours réellement fictif qu’il ne rejoigne la réalité, mais à un
autre niveau, plus fondamentalement que celui
qui atteint le discours descriptif, constatif que nus appelons langage
ordinaire »
Les faits historiques sont
l’ossature du drame : l’arrestation
de Laâbi et le combat que mène sa femme dans un contexte particulier. Le schéma
narratif adopté épouse la structure canonique du récit classique (au sens
descriptif) en cinq étapes ; situation initiale : un couple
moderne, lui écrivain, militant de gauche ; elle, d’origine française
enseigne dans un lycée. Le film démarre en fait avec l’élément déclencheur,
l’arrestation de Laâbi ; s’ensuivent des péripéties, un développement
selon les faits présentés dans leur chronolgie. Cette première partie du film
est marquée par des limites qui sont les limites ontologiques du cinéma
notamment quant à l’expression du temps. La narration donne l’impression de
courir derrière le récit ; comment dire le temps qui passe ? Le film
ne retrouve son propre rythme que dans les pauses avec des tensions internes au
plan, ou des moments de répit, des moments d’émotion… la deuxième partie du
film est plus stable, plus réussie. Arrive enfin, le dénouement et la situation
finale avec la libération de Laâbi. La séquence est un moment original du film.
Jocelyne apprend en effet la libération de son mari tout à fait par hasard en
téléphonant à l’ambassade de France alors qu’elle était en déplacement à
Casablanca. La caméra reste sur elle puis l’accompagne avec les enfants dans la
voiture sur la route de Rabat, vers les retrouvailles tant attendues. C’est une
belle séquence fonctionnant sur la rhétorique du hors champ là où il y l’objet
du désir. Le film ne verse pas dans le happy end classique, ce n’est pas une
écriture de mélodrame. Tout le monde est heureux de cette libération, mais le
plan final celui de la voiture sur la route indique qu’il y a encore un long
chemin à faire et que ces retrouvailles ne sont que partielles tant il y a
encore des détenus et des atteintes à la liberté. C’est l’aboutissement d’un parcours
initiatique celui de Jocelyne, et non d’un processus politique. Le récit du
film est en effet celui d’un apprentissage ; Jocelyne le dit sous forme
d’un aveu dès le début du film à Evelyne, la sœur de Serfaty lors de la
première arrestation de Laâbi: « il va falloir alors tout apprendre ».
C’est le film d’une femme-courage à travers les péripéties d’un combat
complexe. Le film se refuse un point de vue politique sur les détails de la
lutte (voir la séquence pénible sur la grève de la faim de 1977 qui a entrainé la mort de feue Saida Elmenbhi). Cette
esthétique de la retenue (de l’ambigüité ! ) est une forme d’éthique par
rapport à l’héritage problématique d’une époque. Une esthétique qui, face au
récit complexe de l’idéologie et de l’action,
de la dynamique de la lutte, a fait le choix de mettre en avant ces
moments « creux », ses pauses de l’attente, du silence, du rapport
intime des femmes entre elles, des moments furtifs où le corps reprend ses
droits (le plan face au miroir)
Ce choix a permis au film
d’éviter un autre écueil caractéristique des films des années de plomb, celui
de montrer la violence de la torture. Le
choix de Lagtaâ est de ramener les images de torture au minimum narratif
nécessaire. On voit une seule scène à ce propos.
Attitude qui s’explique d’abord
par la nature du régime narratif du récit : Jocelyne n’était pas là pour
voir la torture subie par son mari. Ensuite, d’un point de vue éthique le refus
de mettre la torture en scène c’est
refuser de la transformer en spectacle. Refuser de faire de nous des voyeurs.
La plus terrible des tortures subies par cette famille est celle du corps de la
jeune fille Qods qui a « refusé » de grandir sous le choc subi. Le
film va ainsi dans un choix conforme à son appartenance au cinéma. Un film n’et
pas un simple reflet de la réalité extérieure. Il se présente comme une réalité
autre ; un univers générateur d’une pensée. Du récit littéraire de
Jocelyne Laâbi au récit cinématographique de Lagtaâ, le film construit une
autre réalité qui nécessairement excède le projet initial.
Il est porté sur cette
voie, entre autres par la très belle prestation de Sonia Okacha dans le rôle de
Jocelyne. Découverte dans Zéro de Nour Eddine Lakhmari, ici elle confirme et
donne au cinéma marocain l’une de ses plus belles figures féminines. Belle,
émouvante juste ce qu’il faut, sobre, imprégnée de la dimension humaine et
politique de son rôle, Sonia Okacha a été au rendez-vous.
Encadré
Sur
la liberté d‘expression
-
Ton départ en France a été l’occasion de la production
et de la réalisation d’un documentaire sur le cinéma marocain, centré sur la
problématique de la censure et de la liberté d’expression ; une question
revenue d’actualité et que tu abordes d’un point de vue de la fiction
historique avec « La moitié du ciel » ?
Pendant
très longtemps la Commission de censure n’a pas été obligée de sévir car, à
l’exception de quelques rares cas, les cinéastes lui ont épargné son
intervention en s’autocensurant eux-mêmes, lui laissant le loisir de servir
uniquement d’épouvantail. C’est pourquoi, j’ai essayé dans ce documentaire,
intitulé « Entre désir et incertitude », de faire une sorte d’archéologie de
cet état des choses pour chercher à savoir d’où provenait cette pusillanimité,
notre pusillanimité à tous.
Ainsi,
d’une part, j’ai relevé que notre cinéma est né dans le giron de l’État et que
cette naissance, forcément conformiste ou traumatisante, a vraisemblablement
marqué les esprits. D’autre part, j’ai constaté que le guichet unique, que
représente le Fonds d’aide à la production, a paradoxalement conduit les
cinéastes, consciemment ou non, à éviter toute transgression pour ne pas courir
le risque d’en être privés, d’autant plus qu’un projet de film qui n’a pas
bénéficié de l’aide de ce Fonds se retrouve automatiquement enterré.
Fort
heureusement, quelques films ont bravé la peur et ont osé questionner certains
interdits et tabous, à commencer par « Wechma » de Hamid Bénani, en 1970, et «
Les Milles et une main » de Souheil Ben Barka, en 1972, sans parler de « La Guerre
du pétrole n’aura pas lieu » du même Ben Barka, en 1974, qui, lui, a été le
premier film marocain à avoir contraint la Commission de censure de dévoiler
son existence et son rôle répressif au grand jour.
Cet
intérêt pour la liberté d’expression a été davantage renforcé en moi quand je
suis tombé moi-même victime de cette censure. Je l’ai été d’ailleurs de deux
manières différentes : concernant « La Porte Close », cette Commission de
censure n’a pas hésité à l’expurger de plusieurs plans. Concernant « Les
Casablancais », par contre, ce sont des exploitants qui ont exigé des coupures,
alors que le film était déjà distribué, sous peine de le débarquer de leurs
salles !
D’ailleurs,
mon dernier film, « La moitié du ciel », m’a replongé de nouveau dans cette
problématique. En effet, en racontant le calvaire vécu par Abdellatif et
Jocelyne Laâbi pendant les années de plomb, c’est le combat pour la liberté
d’expression qui est rappelé et mis en
valeur.
M.B
Extrait
du livre en préparation : Un cinéaste de la modernité, Abdelkader
Lagtaâ, ou comment exister par le cinéma
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