De Timhdit à Bagdad…
Le
monde globalisé de Tala Hadid
L’honneur du cinéma. Oui, l’honneur du cinéma marocain a été
réhabilité mardi dernier avec la projection en avant-première du long métrage
La nuit entr’ouverte de Tala Hadid ; programmé à l’affiche des
« salles » du pays dès le lendemain mercredi. La présence de ce film
très particulier sur nos écrans, nonobstant ce que sera sa performance au
niveau du guichet, fait honneur au cinéma marocain. La sortie
« commerciale » d’un film estampillé auteur, est un véritable
challenge signé Najib Benkirane, le distributeur qui était au rendez-vous du
nouveau départ du cinéma marocain vers le début des années 1990. Ici, il a fait
le choix de la qualité et de l’intelligence pour ouvrir une entrée
cinématographique qui s’annonce chargée. En effet une dizaine de films se
bousculent au portillon…Un challenge car le film de Tala Hadid sort des
sentiers battus ; ce n’est pas un film qui a puisé dans les ingrédients du
succès facile. Il n’est pas non plus porté par des stars tête d’affiche ;
il y a certes la participation généreuse de Majdouline dans un rôle symbolique
mais les autres comédiens sont de véritables découvertes pour le large public.
Le film ne surfe pas sur une thématique sensationnelle ou un traitement
démagogique. Il aborde au contraire et d’une manière originale des
interrogations d’un monde complexe et d’un univers qui transcende les
frontières thématiques, géographiques. Sa seule force de frappe réside dans son
inscription dans une logique de cinéma. Un film anti-bazinien en quelque sorte car
ici le film fonctionne dans la logique « pour un cinéma pur » ;
pour contourner le célèbre titre de l’article du critique français André Bazin,
père cinéphilique de la Nouvelle vague, « pour un cinéma impur ».
Encore une fois, cela fait
honneur à notre cinéma, à un paysage cinématographique malmené ces derniers
mois par des polémiques à la fois stériles et stupides. La sortie publique du
film de Tala Hadid contribue à rectifier l’image ; il souligne et conforte
la thèse que nous n’avons cessé de défendre à savoir que le cinéma marocain
c’est cela : Abdellah Ferkous, Hicham Lasri, Mohamed Mouftakir, Saïd
Naciri, Nabil Ayouch, Abdelkader Lagtaâ, Driss Mrini, Younes Reggab, Yassine
Fennane…
Un film de notre temps. Ce
n’est pas du sens qui cherche à épouser une forme comme une eau usée qui
emprunte un sentier battu (un genre fortement codé comme la comédie ou le
mélodrame). C’est une forme qui cherche à exprimer un sens en interpellant le
spectateur ; sa collaboration ; son implication : les yeux, la
tête et le cœur. La présence entière du spectateur. Un corps qui fait corps
avec des corps qui se cherchent, se perdent et se retrouvent différemment.
Il y a des films que l’on
regarde (l’image mouvement) ; on reste dans le niveau physiologique de
l’œil. Le corps est assigné à résidence, il reçoit le message. C’est bon pour un
samedi soir. Il y a des films que l’on
voit, des films qui nous questionnent ; qui passent de l’œil à la tête. Et
il y a des films que l’on contemple qui nous invitent à un voyage, double, intellectuel et imaginaire. Ils ne nous
mettent pas sur un chemin qui mène vers une station terminus, mais nous mettent
sur un cheminement qui continue bien après la montée du générique de fin. Mon
hypothèse est que le film de Tala Hadid fait partie de cette troisième
catégorie.
La nuit entr’ouverte ne joue pas sur la
clôture. C’est un projet qui se construit en face de nous/ avec nous
(idéalement) : un héros fatigué qui arrive de nulle part et qui va nulle
part (Casablanca, Istanbul, Bagdad…), à
la recherche d’un frère dont il ne garde que quelques bribes de souvenir d’une
enfance heureuse ; quelques photos et de maigres indices. Le sens n’est
pas la résultante d’une construction causale (a+b= c) ; il est dans les
interstices d’un récit inachevé ; dans l’accumulation d’images, de
situations optiques et sonores (a/b/c…). Le spectateur est invité à devenir
compagnon de ces corps qui se meuvent devant lui. Invité à un voyage, à une
errance ; à une balade.
Il me semble que Tala
Hadid a fait sienne la note de Robert Bresson : « Sois sûr
d’avoir épuisé tout ce qui se communique par l’immobilité et le silence ».
Le film suppose dans ce sens, une attention, une adhésion à un rythme ;
une empathie à l’égard d’un être esthétique spécifique.
Il y a forcément une
histoire ; mais, comme dirait Godard, présentée pas forcément dans l’ordre
canonique (un début, un milieu, une fin). Deux destins se croisent. Zakaria et
Aïcha. C’est le premier, Zakaria -une arrivée en taxi comme la première image
du film Tes cheveux noirs Ihssane, court métrage de Tala Hadid sauf que le
cadre (au sens cinématographique d’abord)
n’est plus le même - qui ouvre le film et le clôt. Il arrive de nulle
part, portant une blessure intérieure qu’on devine à travers des allusions et
des images réminiscence. Il part à la recherche
d’un frère parti, selon tous les indices en Irak. Le film de Tala Hadid serait
alors le premier film marocain à aborder la question de l’engament des
Djihadistes dans une guerre du moyen orient. Cela se fait subtilement à travers
une démarche qui relève davantage de la quête intérieure. Zakaria et son frère
Youssef ; sur un plan onomastique, on est déjà un peu dans le registre du
sacré, la connotation religieuse des noms
éclaire un destin. En face de
Zakaria, Aïcha. Dès la séquence d’ouverture, le film les fait dialoguer à
travers deux scènes qui s’enchaînent. « Aïcha » renvoie à la vie, à
la nature, on la découvre la première fois dans une forêt, une
sauvageonne ; très belle réussite du casting avec Fadoua Boujouane . C’est
une enfant orpheline qui sera arrachée à son milieu, le village de Timhdit qui
paradoxalement signifie en amazigh, la protégée ( !) pour être victime
d’un trafic d’enfants vers l’Europe. Zakaria/ Aïcha : la culture et la
nature. Lorsque leurs chemins se croisent, ils sauront que leurs solitudes sont
faites pour se rencontrer et leur parcours dira la complexité d’un monde sans
repères. Il va l’aider s’échapper à ses kidnappeurs en la déposant dans une
maison isolée à la campagne, on saura que c’est la maison qu’il partageait avec
son amie européenne. Le schéma des
relations se dessinent pour définir des rapports à la symbolique forte. Judith
retrouve Aïcha et l’adopte. Encore une fois, la culture et la nature.
Le film de Tala Hadid est
une radioscopie de l’altérité dans un monde globalisé. Le kidnapping de Aïcha
renvoie au pillage du sud par les puissances du nord avec la complicité
d’intermédiaires locaux. Zakaria a une histoire d’amour bloquée avec Judith, son
amie européenne. Des images furtives d’une idylle dans un espace romantique
mais enfermé dans une nostalgie (la mère malade, la radio…). Youssef, le frère
disparu, lui a été broyé dans son désir d’adhésion à un idéal d’absolu. Victime
d’une violence qui n’a pas de visage mais qui avance sous le signe du sacré.
Une très belle scène du film, fondatrice
de sa démarche esthétique et intellectuelle dessine en filigrane, comme un
récit en abyme, cette permanence de la violence. C’est la scène où la caméra
dirige notre regard vers le tableau célèbre, Le martyr des saints Cosme et
Damien, tableau (1843, 1844) de Fra Angelico. Nous sommes dans la chambre de Judith,
elle travaille à son bureau, des copies, des documents, des livres. Un livre
justement est ouvert sur un des images de peinture, un mouvement de caméra,
dans un silence d’église qui nous guide vers ce tableau, un classique de la
peinture où on voit des saints les yeux bandés dans une scène de décapitation.
Un clin d’œil à une triste actualité. D’autant plus que les personnages mis en
scène dans le tableau sont des saints nés en…Syrie. Ils ont résisté à la
persécution. Ils sont toujours fêtés dans la tradition chrétienne aussi bien en
Occident qu’au moyen orient. Une sorte de retour de l’histoire que la
réalisatrice refuse d’aborder comme une fatalité. Le récit distille en effet
des contre-champs qui disent la complexité du monde, un monde sans repère. Qui
disent le refus des explications linéaires. « Tu as oublié ta montre »
est pour moi la phrase clé du film instaurant le niveau de lecture de tous les
autres signes véhiculés par le son et l’image ; prononcée tôt un matin par
la jeune femme amazighe que Zakaria a rencontré dans un bar. Ils viennent da
passer une nuit d’amour pendant laquelle la jeune femme lui raconte en amazigh
une parabole sur la nécessité de poursuivre le chemin que l’on a choisi.
Le film offre en outre une
double ouverture pour clore son récit. Aïcha a réussi une nouvelle fois à
échapper à ses kidnappeurs, trouvant cette fois toute seule le chemin qui la
mène vers le pré où jouent des enfants. Zakaria lui, au terme d’une quête en suspens
se voit inondé d’une vague de femmes en noir. Très belle scène sur le plan
esthétique mais qui ouvre sur un champ d’interprétation pluriel. Les deux
scènes répondent d’abord à une nécessité diégétique puisque elles fonctionnent comme
pendants des deux scènes d’ouverture, la boucle est ainsi bouclée. Mais du
point de vue de leur réception contextualisée, elles restituent éloquemment le
destin clivé de ce que l’on a qualifié de printemps arabe ; avec d’un côté
la déferlante vague noire qui obstrue l’horizon et de l’autre les chants et les
jeux des enfants dans un pré inondé de la lumière d’un printemps tardif.
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