mardi 25 août 2015

Voyage en Tamazgha

Comme un génocide culturel




une culture en déperdition
Des  vacances sous le signe de découverte et de retrouvailles. Le vecteur de ce programme, désormais ancré dans les mœurs, est souvent le voyage. Mais il y a voyage et voyage. Il y a le voyage physique dans l’espace et il y a le voyage mental dans l’imagination. La nôtre ou celle des autres via la production symbolique que constitue les récits et autres écrits de fiction. Cela explique pourquoi les livres et les voyages entretiennent des rapports étroits ; les uns se nourrissent des autres et vis versa. S’apprêter à effectuer un voyage, dans le sens d’un déplacement physique suppose, du moins chez la génération prénumérique, d’inclure dans la liste des effets à ne pas oublier, des livres. Oui, ce sont de fidèles compagnons peu encombrants, discrets, commodes et toujours disponibles ; je parle des livres support papier en format de poche. Car aujourd’hui la donne a changé, par exemple ma tablette est dotée d’une riche bibliothèque électronique, via le téléchargement gratuit,  mais cela reste tributaire d’aléas comme  la durée de la charge et de l’alimentation en énergie externe. Pas de souci de ce côté-là pour les livres. Je reste donc plutôt papier dans ce genre de programme. Pour cet été, je fais le choix de quelques titres déterminés cette fois par deux genres fortement codés : le polar et les biographies historiques. Le Polar en premier lieu car sous l’apparence de l’évasion et du divertissement par le bais du suspense et des intrigues multiples transparaît un regard souvent pertinent sur les sociétés contemporaines.  Et depuis quelques années, mon auteur de référence en la matière est l‘américain Michael Connelly. Pour le découvrir je vous conseille absolument de commencer par Le poète. Cette fois, ce sont deux titres que je dévore : Le cadavre dans la Rolls (intrigue qui se déroule entre les milieux de Hollywood à Los Angeles et ceux de la mafia à Las Vegas ; je résume car c’est plus compliqué que cela) et Créances de sang (fiction portée à l’écran et interprétée   notamment par Clint Eastwood). Coté biographie historique c’est un voyage exceptionnel dans la Russie tsariste du 19ème siècle avec Alexandre 1et et Nicolas 1er du maître du genre Henry Troyat. Ce penchant pour l’histoire est accentué par la présence dans mes affaires des derniers numéros  de l’excellente revue Zamane dont le numéro en arabe ne manque pas de sensations fortes étant entièrement dédié au sexe dans la religion musulmane (cela me rappelle que le numéro d’été des Cahiers du cinéma est consacré à l’érotisme…sauf qu’il n’a pas encore été distribué chez nous ; censure ? Je note que je dois me renseigner –sur cette affaire- dès mon retour à Casa).
Mais en accumulant les textes à lire pour occuper mes temps de détente je me rends très vite compte qu’un texte d’une riche éloquence s’offre à moi comme un livre ouvert et va occulter les livres que j’emporte. C’est le bled. Le Maroc en effet se livre comme un formidable champ de signes à décrypter et dont le déchiffrage et la perception me marqueront à jamais. Le Maroc comme expérience permanente de lecture

Sous le signe de l’anthropologie
L’itinéraire que j’ai choisi pour mon voyage ne manque pas de nostalgie ; il est chargé de mémoire et d’histoire. J’ai programmé  d’effectuer le chemin emprunté jadis par mes ancêtres mais dans le sens inverse : Casablanca – Taroudant à travers le col de Tizi N’test ; c’est-à-dire franchir de nouveau le Haut Atlas. Eux, mes parents, émigrés de l’intérieur mais aussi tous mes ancêtres amazighs ont fait ce chemin dans le sens Sud-nord pour répondre aux différents appels où se conjuguent le sacré et le profane.
J’effectue également ce voyage sous le signe de deux auteurs : C.L Strauss avec cette citation éclairante de ma démarche : « Tout autre est le monde où nous pénétrons à présent, monde où l’humanité se trouve abruptement confrontée à des déterminismes plus durs ». L’autre auteur est Hassan Rachik, anthropologue du « nous », de l’intérieur en quelque sorte puisque c’est un intellectuel issu du terroir, enfant lui-même de ce Haut Atlas fascinant et énigmatique. Anthropologue confirmé, Rachik a été attentif aux changements sociaux qui traversent et bouleversent les structures ancestrales. Le titre de l’un de ses livres résume la problématique qui clôt mont itinéraire : comment rester nomade ! Je me permets de le citer longuement car interpellé par les changements que j’ai observés dans la vie sociale de mon espace d’origine (le pays du Souss en amont du fleuve du même nom) j’ai été confronté    à un dilemme théorique : est-cela la modernité ? Cette perdition des rites, des comportements, des pratiques… est-elle prix fort à payer au changement ? Hassan Rachik note au terme de son enquête passionnante sur la société nomade de l’oriental du pays : « La compréhension d’un processus de transformation suppose d’abord la reconstitution des processus sociaux  répétitifs qui le précèdent. Nous pensons que pour l’étude des changements sociaux, la description de cette continuité empirique (qui, d’un autre point de vue, peut être interprétée comme une discontinuité, voire une rupture) entre les deux types de processus est fondamentale dans la mesure où elle nous donne l’occasion de décrire et de comprendre  à la fois d’actions nouvelles et l’abandon d’anciennes pratiques ». Le passage d’une société nomade à une société sédentaire peut représenter la parabole de grands bouleversements qui touchent la structure sociale composite de notre pays. Notamment dans sa dimension culturelle.
L’impression forte qui s’imprègne dans l’esprit au terme de ces pérégrinations dans le Maroc profond est la déperdition qui frappe toute la dimension symbolique des rapports sociaux. Nous assistons en effet à un processus de standardisation  culturelle qui anéantit toute spécificité locale et régionale. Je suis de plus en plus convaincu, suite à ce que j’ai vu et observé, de la pertinence d’un concept forgé par le cinéaste et écrivain italien, Paolo Pasolini, celui du génocide culturel. Concept qu’il a forgé en constatant que son pays était plongé « dans une vulgarité, dans une ignorance et dans une médiocrité jamais connue auparavant ». Je reprends à mon compte le concept de génocide culturel constatant que ce que l’on appelle le Maroc authentique et qui fait sa spécificité est en train de périr sous les coups de boutoir d’une société de consommation effrénée qui balaie sur son chemin pratiques culturelles, traditions culinaires, vies sociales collectives... Une violence symbolique, « symbolique » car ses victimes la subissent avec leur propre consentement, transforme les rapports sociaux dans un sens mécanique, imposée d’en haut. C’est une modernité superficielle qui casse des acquis historiques pour leur substituer des gadgets souvent inadaptés  au contexte social et à l’environnement naturel. J’ai cité le cas des pratiques culinaires (la préparation du  pain en est un meilleur exemple) mais il y a le cas flagrant de l’architecture et des nouvelles constructions.
On peut noter avec une certaine fierté l’arrivée de l’eau courante, de l’électricité dans des villages jadis démunis de tout accès aux moyens de la vie urbaine. Cependant, cette arrivée bouleverse certains équilibres forgés dans la durée et dans un rapport harmonieux avec l’environnement. Les nouvelles habitations, signe des nouvelles richesses, construites avec des briques en ciment et des charpentes en fer  et selon des normes qui ne prennent pas en compte la spécificité climatique du sud.  Le droit au confort comme exigence citoyenne a été mené loin de toute approche pensée et élaborée en fonction d’un développement harmonieux. Ce confort de façade se révèle très vite incompatible avec le rythme de vie forgée par la tradition. De  nouveaux villages naissent ainsi dans un mélange de genre qui produit de nombreuses conséquences sociales, hygiéniques et culturelles. Le développement chaotique de nos campagnes explique l’apparition d’un certain nombre de phénomènes inédits dans nos contrées : le vol ; la recrudescence de la criminalité ; l’apologie des thèses religieuses extrémistes. C’est dans un contexte périurbain ou préurbain marqué par une fragmentation sociale et culturelle que se développent les phénomènes extrêmes. Un simple parcours des banlieues de nos villes, ou carrément  dans les nouveaux centres urbains en fournit une illustration.
Brèves notes itinérantes
Aire de repos, vitrines sociales.   L’autoroute, tôt le matin. La sortie de Casa est déjà très encombrée. Le mois d’août concentre et condense à la fois les déplacements professionnels et touristiques. La zone de Sidi Maarouf – Bouskoura exprime le nouveau dynamisme de la métropole blanche version Hi Tech et nouvelles technologies, l’économie de l’immatériel.  Vers Nouaceur, se dessine la configuration de la ville de demain y compris avec des fantasmes autour de la plus haute tour d’Afrique signé Ben Laden, le frère. Qu’est-ce qu’elle a la famille du milliardaire saoudien avec les tours, l’un les abat, l’autre les construit ?
Aire de repos à mi-chemin de Marrakech. Un de mes amis universitaires spécialistes de sciences sociales a fait une remarque pertinente : nos autoroutes sont tristes, absence d’imagination pour meubler l’immense espace qu’elles mobilisent autour du regard des passagers, en outre il trouve qu’elles et sont peu dotées en aires de repos. Sur les 240 kms entre Casa et Marrakech il y en a combien : quatre ? Y a-t-il des normes internationales qui fixent la distance entre une aire de repos et une autre ? Peut-être un créneau d’investissement en friche, espérons au bénéfice des usagers et des villages environnants. Première pause donc.  Prépondérance des véhicules immatriculés à l’étranger. Mais un constat s’impose : la société de consommation est bien là. Des couches sociales très versées dans le consumérisme tournent le dos à la crise : voiture 4x4, vacances avec réservation dans des sites prisés…Le Maroc aux vitesses multiples s’affichent dans une aire de repos. C’est une véritable vitrine de nos nouvelles mœurs. Les gens autour de moi parlent d’un accident mortel qui a eu lieu ce matin même. L’autre dimension tragique de la route des vacances.
J’arrive à Marrakech sous une chaleur torride. Le ciel est rougeâtre, cela augure d’un orage quelque part vers les hauteurs. Je ne m’attarde pas dans la ville ocre, le temps d’un rafraichissement et de quelques téléphones puis j’aborde la montée en prenant la route nationale 203, celle qui traverse justement le Haut Atlas par le biais du col de Tzi N’test. Chemin mythique chargé de souvenirs, de mémoire et de légendes.
Adrar N’dern. Le Haut Atlas, chaîne emblème de tamazgha ; barrière naturelle aux allures infranchissable n’a jamais constitué une frontière entre le nord et le sud du pays. Ses chemins sinueux sont animés de souvenirs de passages qui ont cimenté l’unité politique et religieuse du pays. Chaque village, chaque vestige est témoin de ce mouvement incessant qui émane du sud pour nourrir le nord de son apport multiple, politique, mystique et culturel.

Tahanaout: la porte du Haut Atlas
Dès Tahanaout, nouvelle jeune ville tendance, très prisée par l’élite cosmopolite marrakchie, villégiature pour les artistes et autres écrivains, je reçois les premières gouttes de pluie de l’orage qui a fini par éclater dans les hauteurs. Un climat frais règne sur les lieux. J’arrive alors à Moulay Brahim sous un ciel clément. L’endroit n’a pas changé quelques échoppes, des restaurants populaires. Je m’attable pour le déjeuner et invite un groupe de musiciens, des troubadours, à jouer de la musique locale. De l’eau fraiche coule dans l’oued. Mais Moulay Brahim reste encore là-haut. J’aime aller du côté du sanctuaire passer par les marches où quelques scènes du film Mille mois de Faouzi Bensaïdi ont été tournées. L’endroit est très animé ; forte affluence féminine. Immense déception du côté du sanctuaire de Moulay Brahim ; pour y accéder il faut en effet passer par de véritables barrières constituées de mendiants et de marchands de toutes sortes de produits. Le visiteur animé de sentiment sacré est perturbé par cette irruption de « vulgarité et d’indécence ». J’accède tout de même à l’enceinte du marabout pour ma lecture de la Fatiha à la mémoire de ce saint dont les récits avec ces trois autres amis et compagnons ont nourri les contes de mon enfance. On raconte en effet qu’ils étaient trois ou quatre érudits ayant terminé leur formation religieuse et ayant acquis un fort savoir liturgique se sont séparés à Taraudante, à l’endroit dit « Farq lahbab » (séparation des amis) et ont pris des directions différentes pour répandre la bonne parole, constituer de grandes zaouïas qui marqueront le destin du Souss, du sud voire de tout le Maroc. Moulay Brahim a fini ses jours à l’orée de la ville ocre, au sommet de l’une des montagnes du haut atlas.  Ses autres compagnons ont fondé des lieux où mysticisme et politique ont assuré de grandes zones d’influence (sidi Hmad oumoussa et sidi mhand nyaakoub).
En reprenant mon chemin, vers mon sud natal, je découvre, presque à chaque tournant, des panneaux publicitaires signalant des sites renvoyant au nouveau tourisme en vogue, celui des gîtes montagneux et des randonnées. Je ne résiste pas à la tentation et je décide de tenter l’expérience dans un hôtel sympathique, véritable petite ferme, et surtout entièrement tourné vers la montagne. Le concept est intéressant et les prix ne sont pas excessifs. Le lieu est paisible, propice à la détente et à la méditation face à la nature (la bonne idée en plus : il n’y a pas de télé dans les chambres !). Ce repos authentique me permet le lendemain de retrouver la partie la plus ardue de la route de Tizi N’test. 
Tinmel; une mémoire refoulée
Comme à l’accoutumée, je m’arrête longuement à la mosquée de Tinmel. Pour les amazighs c’est « timzguida imlouln », la mosquée blanche. Lieu mythique de mémoire qui remonte aux origines de la dynastie Almohade. Pour y accéder je quitte la route et je rejoins le village de Tinmel. Le site est magnifique. De la verdure et quelques villages disséminés en flancs de montagne ; sur quelques sommets les vestiges de kasbah fondées au 19ème siècle par le célèbre caïd Goundafi pour contrôler la route de Marrakech. Sous un soleil d’aplomb je contemple les lieux et je me demande pourquoi Mehdi Ben Toumert  a choisi ce site quasi inaccessible pour y installer son état-major ? Plus je contemple cette nature d’apparence hostile, sa physionomie accidentée, ses chemins  en lacets comme dans un film de Abbas Kiarostami, j’en arrive à la conviction qu’une pensée aussi rigoureuse  que celle des fondamentalistes que sont les almohades, ne pouvait trouver meilleure métaphore pour l’exprimer que l’espace qui l’abrite. C’est du sens auquel on ne peut accéder non pas par un chemin mais par un long cheminement. La route ne cesse en effet de monter, de descendre, de tourner à gauche, puis à droite…donnant l’impression de revenir à son point de départ.
Un plan kiarostamien: la quête de sens

Mais on finit toujours par monter… et atteindre le col de Tizi N’Test qui culmine à 2100 mètres ; il est le plus haut d’Afrique du nord. Il a été réalisé dans les années 20 du siècle dernier. Je m’installe dans un silence des hauteurs dans un décor qui sied à la méditation, au recueillement, à l’admiration du Créateur. Derrière,  les immenses montagnes, et en face vers le bas,  au-delà des cimes, la plaine du Souss, ouverte et prometteuse. On raconte, qu’au début du protectorat,  un médecin français était arrivé à cet endroit  avec des amis marocains pour s’installer à Souss. Contemplant très tôt le matin le paysage qui s’offrait à lui,  son attention fut attirée par une fumée blanche qui sortait de chaque foyer à cinq heures du matin. Posant la question à ses compagnons, on lui expliqua que les gens préparaient leur repas matinal à base du fameux « askif », cette soupe légère faite d’orge, de maïs et d’huile d’olive. La légende dit que le médecin décida de faire alors demi-tour arguant que des gens qui prenaient un tel menu le matin n’avaient nullement  besoin de médecin.  Qu’en est-il aujourd’hui ?
Les portes de Taroudant



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