Comme un génocide culturel
une culture en déperdition
Des vacances sous le
signe de découverte et de retrouvailles. Le vecteur de ce programme, désormais
ancré dans les mœurs, est souvent le voyage. Mais il y a voyage et voyage. Il y
a le voyage physique dans l’espace et il y a le voyage mental dans
l’imagination. La nôtre ou celle des autres via la production symbolique que
constitue les récits et autres écrits de fiction. Cela explique pourquoi les
livres et les voyages entretiennent des rapports étroits ; les uns se
nourrissent des autres et vis versa. S’apprêter à effectuer un voyage, dans le
sens d’un déplacement physique suppose, du moins chez la génération
prénumérique, d’inclure dans la liste des effets à ne pas oublier, des livres. Oui,
ce sont de fidèles compagnons peu encombrants, discrets, commodes et toujours
disponibles ; je parle des livres support papier en format de poche. Car
aujourd’hui la donne a changé, par exemple ma tablette est dotée d’une riche
bibliothèque électronique, via le téléchargement gratuit, mais cela reste tributaire d’aléas comme la durée de la charge et de l’alimentation en
énergie externe. Pas de souci de ce côté-là pour les livres. Je reste donc
plutôt papier dans ce genre de programme. Pour cet été, je fais le choix de
quelques titres déterminés cette fois par deux genres fortement codés : le
polar et les biographies historiques. Le Polar en premier lieu car sous
l’apparence de l’évasion et du divertissement par le bais du suspense et des
intrigues multiples transparaît un regard souvent pertinent sur les sociétés
contemporaines. Et depuis quelques
années, mon auteur de référence en la matière est l‘américain Michael Connelly.
Pour le découvrir je vous conseille absolument de commencer par Le poète. Cette
fois, ce sont deux titres que je dévore : Le cadavre dans la Rolls
(intrigue qui se déroule entre les milieux de Hollywood à Los Angeles et ceux
de la mafia à Las Vegas ; je résume car c’est plus compliqué que cela) et
Créances de sang (fiction portée à l’écran et interprétée notamment par Clint Eastwood). Coté biographie
historique c’est un voyage exceptionnel dans la Russie tsariste du 19ème
siècle avec Alexandre 1et et Nicolas 1er du maître du genre Henry
Troyat. Ce penchant pour l’histoire est accentué par la présence dans mes
affaires des derniers numéros de l’excellente
revue Zamane dont le numéro en arabe ne manque pas de sensations fortes étant
entièrement dédié au sexe dans la religion musulmane (cela me rappelle que le
numéro d’été des Cahiers du cinéma est consacré à l’érotisme…sauf qu’il n’a pas
encore été distribué chez nous ; censure ? Je note que je dois me
renseigner –sur cette affaire- dès mon retour à Casa).
Mais en accumulant les textes à lire pour occuper mes temps
de détente je me rends très vite compte qu’un texte d’une riche éloquence
s’offre à moi comme un livre ouvert et va occulter les livres que j’emporte.
C’est le bled. Le Maroc en effet se livre comme un formidable champ de signes à
décrypter et dont le déchiffrage et la perception me marqueront à jamais. Le
Maroc comme expérience permanente de lecture
Sous le signe de l’anthropologie
L’itinéraire que j’ai choisi pour mon voyage ne manque pas de
nostalgie ; il est chargé de mémoire et d’histoire. J’ai programmé d’effectuer le chemin emprunté jadis par mes
ancêtres mais dans le sens inverse : Casablanca – Taroudant à travers le
col de Tizi N’test ; c’est-à-dire franchir de nouveau le Haut Atlas. Eux,
mes parents, émigrés de l’intérieur mais aussi tous mes ancêtres amazighs ont
fait ce chemin dans le sens Sud-nord pour répondre aux différents appels où se
conjuguent le sacré et le profane.
J’effectue également ce voyage sous le signe de deux
auteurs : C.L Strauss avec cette citation éclairante de ma démarche :
« Tout autre est le monde où nous pénétrons à présent, monde où l’humanité
se trouve abruptement confrontée à des déterminismes plus durs ». L’autre
auteur est Hassan Rachik, anthropologue du « nous », de l’intérieur
en quelque sorte puisque c’est un intellectuel issu du terroir, enfant lui-même
de ce Haut Atlas fascinant et énigmatique. Anthropologue confirmé, Rachik a été
attentif aux changements sociaux qui traversent et bouleversent les structures
ancestrales. Le titre de l’un de ses livres résume la problématique qui clôt
mont itinéraire : comment rester nomade ! Je me permets de le citer
longuement car interpellé par les changements que j’ai observés dans la vie
sociale de mon espace d’origine (le pays du Souss en amont du fleuve du même
nom) j’ai été confronté à un dilemme théorique : est-cela la
modernité ? Cette perdition des rites, des comportements, des pratiques…
est-elle prix fort à payer au changement ? Hassan Rachik note au terme de
son enquête passionnante sur la société nomade de l’oriental du pays : « La
compréhension d’un processus de transformation suppose d’abord la
reconstitution des processus sociaux
répétitifs qui le précèdent. Nous pensons que pour l’étude des
changements sociaux, la description de cette continuité empirique (qui, d’un
autre point de vue, peut être interprétée comme une discontinuité, voire une
rupture) entre les deux types de processus est fondamentale dans la mesure où
elle nous donne l’occasion de décrire et de comprendre à la fois d’actions nouvelles et l’abandon
d’anciennes pratiques ». Le passage d’une société nomade à une société
sédentaire peut représenter la parabole de grands bouleversements qui touchent
la structure sociale composite de notre pays. Notamment dans sa dimension
culturelle.
L’impression forte qui s’imprègne dans l’esprit au terme de ces
pérégrinations dans le Maroc profond est la déperdition qui frappe toute la
dimension symbolique des rapports sociaux. Nous assistons en effet à un
processus de standardisation culturelle
qui anéantit toute spécificité locale et régionale. Je suis de plus en plus
convaincu, suite à ce que j’ai vu et observé, de la pertinence d’un concept
forgé par le cinéaste et écrivain italien, Paolo Pasolini, celui du génocide
culturel. Concept qu’il a forgé en constatant que son pays était plongé
« dans une vulgarité, dans une ignorance et dans une médiocrité jamais
connue auparavant ». Je reprends à mon compte le concept de génocide
culturel constatant que ce que l’on appelle le Maroc authentique et qui fait sa
spécificité est en train de périr sous les coups de boutoir d’une société de
consommation effrénée qui balaie sur son chemin pratiques culturelles,
traditions culinaires, vies sociales collectives... Une violence symbolique,
« symbolique » car ses victimes la subissent avec leur propre
consentement, transforme les rapports sociaux dans un sens mécanique, imposée
d’en haut. C’est une modernité superficielle qui casse des acquis historiques
pour leur substituer des gadgets souvent inadaptés au contexte social et à l’environnement
naturel. J’ai cité le cas des pratiques culinaires (la préparation du pain en est un meilleur exemple) mais il y a
le cas flagrant de l’architecture et des nouvelles constructions.
On peut noter avec une certaine fierté l’arrivée de l’eau
courante, de l’électricité dans des villages jadis démunis de tout accès aux
moyens de la vie urbaine. Cependant, cette arrivée bouleverse certains
équilibres forgés dans la durée et dans un rapport harmonieux avec
l’environnement. Les nouvelles habitations, signe des nouvelles richesses,
construites avec des briques en ciment et des charpentes en fer et selon des normes qui ne prennent pas en
compte la spécificité climatique du sud.
Le droit au confort comme exigence citoyenne a été mené loin de toute
approche pensée et élaborée en fonction d’un développement harmonieux. Ce
confort de façade se révèle très vite incompatible avec le rythme de vie forgée
par la tradition. De nouveaux villages
naissent ainsi dans un mélange de genre qui produit de nombreuses conséquences
sociales, hygiéniques et culturelles. Le développement chaotique de nos
campagnes explique l’apparition d’un certain nombre de phénomènes inédits dans
nos contrées : le vol ; la recrudescence de la criminalité ;
l’apologie des thèses religieuses extrémistes. C’est dans un contexte
périurbain ou préurbain marqué par une fragmentation sociale et culturelle que
se développent les phénomènes extrêmes. Un simple parcours des banlieues de nos
villes, ou carrément dans les nouveaux
centres urbains en fournit une illustration.
Brèves notes itinérantes
Aire de repos, vitrines sociales. L’autoroute, tôt le matin. La sortie de Casa est déjà très
encombrée. Le mois d’août concentre et condense à la fois les déplacements
professionnels et touristiques. La zone de Sidi Maarouf – Bouskoura exprime le
nouveau dynamisme de la métropole blanche version Hi Tech et nouvelles
technologies, l’économie de l’immatériel.
Vers Nouaceur, se dessine la configuration de la ville de demain y
compris avec des fantasmes autour de la plus haute tour d’Afrique signé Ben
Laden, le frère. Qu’est-ce qu’elle a la famille du milliardaire saoudien avec
les tours, l’un les abat, l’autre les construit ?
Aire de repos à mi-chemin de Marrakech. Un de mes amis
universitaires spécialistes de sciences sociales a fait une remarque
pertinente : nos autoroutes sont tristes, absence d’imagination pour
meubler l’immense espace qu’elles mobilisent autour du regard des passagers, en
outre il trouve qu’elles et sont peu dotées en aires de repos. Sur les 240 kms
entre Casa et Marrakech il y en a combien : quatre ? Y a-t-il des
normes internationales qui fixent la distance entre une aire de repos et une
autre ? Peut-être un créneau d’investissement en friche, espérons au
bénéfice des usagers et des villages environnants. Première pause donc. Prépondérance des véhicules immatriculés à
l’étranger. Mais un constat s’impose : la société de consommation est bien
là. Des couches sociales très versées dans le consumérisme tournent le dos à la
crise : voiture 4x4, vacances avec réservation dans des sites prisés…Le
Maroc aux vitesses multiples s’affichent dans une aire de repos. C’est une
véritable vitrine de nos nouvelles mœurs. Les gens autour de moi parlent d’un
accident mortel qui a eu lieu ce matin même. L’autre dimension tragique de la
route des vacances.
J’arrive à Marrakech sous une chaleur torride. Le ciel est
rougeâtre, cela augure d’un orage quelque part vers les hauteurs. Je ne
m’attarde pas dans la ville ocre, le temps d’un rafraichissement et de quelques
téléphones puis j’aborde la montée en prenant la route nationale 203, celle qui
traverse justement le Haut Atlas par le biais du col de Tzi N’test. Chemin
mythique chargé de souvenirs, de mémoire et de légendes.
Adrar N’dern. Le Haut Atlas, chaîne emblème de tamazgha ; barrière
naturelle aux allures infranchissable n’a jamais constitué une frontière entre
le nord et le sud du pays. Ses chemins sinueux sont animés de souvenirs de
passages qui ont cimenté l’unité politique et religieuse du pays. Chaque
village, chaque vestige est témoin de ce mouvement incessant qui émane du sud
pour nourrir le nord de son apport multiple, politique, mystique et culturel.
Tahanaout: la porte du Haut Atlas
Dès Tahanaout, nouvelle jeune ville tendance, très prisée par
l’élite cosmopolite marrakchie, villégiature pour les artistes et autres
écrivains, je reçois les premières gouttes de pluie de l’orage qui a fini par
éclater dans les hauteurs. Un climat frais règne sur les lieux. J’arrive alors
à Moulay Brahim sous un ciel clément. L’endroit n’a pas changé quelques
échoppes, des restaurants populaires. Je m’attable pour le déjeuner et invite
un groupe de musiciens, des troubadours, à jouer de la musique locale. De l’eau
fraiche coule dans l’oued. Mais Moulay Brahim reste encore là-haut. J’aime
aller du côté du sanctuaire passer par les marches où quelques scènes du film
Mille mois de Faouzi Bensaïdi ont été tournées. L’endroit est très animé ;
forte affluence féminine. Immense déception du côté du sanctuaire de Moulay
Brahim ; pour y accéder il faut en effet passer par de véritables
barrières constituées de mendiants et de marchands de toutes sortes de produits.
Le visiteur animé de sentiment sacré est perturbé par cette irruption de
« vulgarité et d’indécence ». J’accède tout de même à l’enceinte du
marabout pour ma lecture de la Fatiha à la mémoire de ce saint dont les récits
avec ces trois autres amis et compagnons ont nourri les contes de mon enfance.
On raconte en effet qu’ils étaient trois ou quatre érudits ayant terminé leur
formation religieuse et ayant acquis un fort savoir liturgique se sont séparés
à Taraudante, à l’endroit dit « Farq lahbab » (séparation des amis)
et ont pris des directions différentes pour répandre la bonne parole,
constituer de grandes zaouïas qui marqueront le destin du Souss, du sud voire
de tout le Maroc. Moulay Brahim a fini ses jours à l’orée de la ville ocre, au
sommet de l’une des montagnes du haut atlas.
Ses autres compagnons ont fondé des lieux où mysticisme et politique ont
assuré de grandes zones d’influence (sidi Hmad oumoussa et sidi mhand
nyaakoub).
En reprenant mon chemin, vers mon sud natal, je découvre, presque
à chaque tournant, des panneaux publicitaires signalant des sites renvoyant au
nouveau tourisme en vogue, celui des gîtes montagneux et des randonnées. Je ne
résiste pas à la tentation et je décide de tenter l’expérience dans un hôtel
sympathique, véritable petite ferme, et surtout entièrement tourné vers la
montagne. Le concept est intéressant et les prix ne sont pas excessifs. Le lieu
est paisible, propice à la détente et à la méditation face à la nature (la
bonne idée en plus : il n’y a pas de télé dans les chambres !). Ce
repos authentique me permet le lendemain de retrouver la partie la plus ardue
de la route de Tizi N’test.
Tinmel; une mémoire refoulée
Comme à l’accoutumée, je m’arrête longuement à la
mosquée de Tinmel. Pour les amazighs c’est « timzguida
imlouln », la mosquée blanche. Lieu mythique de mémoire qui remonte aux
origines de la dynastie Almohade. Pour y accéder je quitte la route et je
rejoins le village de Tinmel. Le site est magnifique. De la verdure et quelques
villages disséminés en flancs de montagne ; sur quelques sommets les
vestiges de kasbah fondées au 19ème siècle par le célèbre caïd Goundafi
pour contrôler la route de Marrakech. Sous un soleil d’aplomb je contemple les
lieux et je me demande pourquoi Mehdi Ben Toumert a choisi ce site quasi inaccessible pour y installer
son état-major ? Plus je contemple cette nature d’apparence hostile, sa
physionomie accidentée, ses chemins en
lacets comme dans un film de Abbas Kiarostami, j’en arrive à la conviction
qu’une pensée aussi rigoureuse que celle
des fondamentalistes que sont les almohades, ne pouvait trouver meilleure
métaphore pour l’exprimer que l’espace qui l’abrite. C’est du sens auquel on ne
peut accéder non pas par un chemin mais par un long cheminement. La route ne
cesse en effet de monter, de descendre, de tourner à gauche, puis à
droite…donnant l’impression de revenir à son point de départ.
Un plan kiarostamien: la quête de sens
Mais on finit toujours par monter… et atteindre le col de Tizi N’Test qui culmine à 2100 mètres ; il est le plus haut d’Afrique du nord. Il a été réalisé dans les années 20 du siècle dernier. Je m’installe dans un silence des hauteurs dans un décor qui sied à la méditation, au recueillement, à l’admiration du Créateur. Derrière, les immenses montagnes, et en face vers le bas, au-delà des cimes, la plaine du Souss, ouverte et prometteuse. On raconte, qu’au début du protectorat, un médecin français était arrivé à cet endroit avec des amis marocains pour s’installer à Souss. Contemplant très tôt le matin le paysage qui s’offrait à lui, son attention fut attirée par une fumée blanche qui sortait de chaque foyer à cinq heures du matin. Posant la question à ses compagnons, on lui expliqua que les gens préparaient leur repas matinal à base du fameux « askif », cette soupe légère faite d’orge, de maïs et d’huile d’olive. La légende dit que le médecin décida de faire alors demi-tour arguant que des gens qui prenaient un tel menu le matin n’avaient nullement besoin de médecin. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Les portes de Taroudant
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