Histoire et cinéma en débat à Mohammedia
Le
passé recomposé
« Raconter un drame, c’est en
oublier un autre »
Paul Ricœur
La septième édition de
l’université d’été organisée par la fédération nationale des ciné-clubs à
Mohammedia du 28 juillet au premier août 2015 a connu une intense activité avec
des moments phares. Il s’agit notamment du master class animée cette année par
le cinéaste Mohamed Mouftakir, de la table ronde autour du thème « cinéma
et histoire au Maroc » de l’hommage rendu au cinéphile Hamid Tbatou auteur
de plusieurs ouvrages théoriques et académiques sur le cinéma et le théâtre et
de la signature du livre « Le plus beau métier du monde : critique de
cinéma ».
La table ronde autour du
thème Histoire et cinéma a suscité un vif intérêt. Débattre de l’histoire
aujourd’hui et de ses rapports multiples et complexes avec le cinéma rejoint
une vaste problématique sociale qui traverse à la fois le champ de l’histoire
et celui du cinéma. Il y a en effet un engouement particulier pour l’histoire
et pour les récits mémoriels exprimés à travers la multiplication des
cérémonies commémoratives, de la célébration de pratiques et de rites
ancestraux. Le succès d’un projet médiatique incarné par la revue Zamane
consacrée à l’histoire en est une autre preuve éloquente. Le voyage dans le
passé fait florès. Et la mémoire ne cesse d’être convoquée ici et là. Le titre
du roman Nous avons enterré le passé de Abdelkrim Ghallab était allé un peu
vite en besogne. Jamais le passé n’a été aussi omniprésent et imprègne
l’actualité à la fois politique, religieuse et sociale.
Le cinéma quant à lui
connaît de fortes turbulences dans son expression du réel. Cette année en
particulier a été marquée par de vives polémiques autour de certains films. Du
coup inscrire l’ensemble de ces questions en interrogeant l’articulation du
cinéma et de l’histoire trouve toute sa pertinence dans la mesure où ce débat
restitue et réhabilite une autre notion essentielle, celle de l’historicité.
Le cinéma en effet
entretient des rapports « historiques » si j’ose dire avec
l’histoire. Devenu septième art, il a cherché très tôt à asseoir sa légitimité
sociale sur une légitimité artistique et culturelle. Pour ce faire le cinéma
s’est approché du roman, du théâtre et s’est inspiré de récits historiques. Mais
en échange l’intérêt des historiens pour le cinéma a été tardif. Ce n’est que
vers la fin des années 50 du siècle
dernier que des historiens ont proposé d’élargir la panoplie de leurs
sources en convoquant la source filmique. Des raisons d’ordre techniques et
méthodologiques expliquent ce retard. Les avancées réalisées en matières des
sciences humaines ont doté les chercheurs d’outils susceptibles de décrypter le
film cinématographique comme document historique ; à la fois utile pour
l’histoire tout court comme pour l’histoire du cinéma. Témoin de son temps, le
cinéma comme l’ont montré Godard et théorisé Gilles Deleuze, est aussi témoin
de lui-même. Tout film peut être considéré comme témoin de son tournage, porter
les traces visibles de son temps et être ainsi marqué d’historicité. L’idée
d’historicité me semble en effet, et comme l’a montré le théoricien
franco-iranien Youssef Ishaghpour, un concept opératoire qui permet d’englober
les questions vastes soulevés par le rapport cinéma et histoire : histoire
du cinéma, le cinéma historique,
l’histoire des formes et des techniques, le discours sur le cinéma ainsi
que les influences réciproques entre le cinéma et l’histoire.
S’agissant du cinéma
marocain en particulier on peut dire qu’il a accumulé un corpus suffisamment
consistant qui offre une variété d’approches de la thématique historique. Si
l’on suspend momentanément le fait essentiel que chaque film peut être
interrogé du point de vue de l’histoire et on se concentre sur l’approche
classique du film historique, on peut relever dans la filmographie marocaine
des titres qui font directement référence à l’histoire comme argument
dramatique. L’emblème cinématographique important de cette démarche étant Les
cavaliers de la gloire de Souheil Benbarka (1993) grandiose superproduction qui
a, largement, tenu ses promesses.
Cependant, ce qui
caractérise ce corpus ce sont des films qui ne se sont pas contentés de
s’inspirer de faits historiques mais ont tenté de « problématiser »
cette approche en l’interrogeant d’un point de vue cinématographique. Ils ont
abordé l’histoire avec une écriture originale qui est aussi un regard du
cinéaste sur le récit historique.
Ahmed Bouanani avec
Mémoire 14 (1971) Moumen Smihi avec 44 ou les récits de la nuit (1984) Laila
Kilani avec Nos lieux interdits (2008) nous offrent ainsi ce que j’ai appelé
des « propositions filmiques ». Proposition à prendre au sens
philosophique et logique à savoir « un énoncé susceptible d’être vrai ou
faux ».
Mémoire 14 construit un
regard d’inspiration mythologique sur les années de la colonisation perçues
comme « génocide culturel » ; l’originalité réside dans le détournement
des images de l’autre : les archives filmées et photographiques produites
par les instances coloniales pour les monter autrement et leur faire dire un
autre point de vue imprégné de la culture agressée.
Côté fiction, Moumen Smihi
rejoint Bouanani dans le refus du récit canonique de l’histoire
coloniale : « 44 », c’est-à-dire le nombre des années du
protectorat sont revisitées à la lumière de récit empreint là aussi de
mythologies locales, réhabilitant le conte, le crieur public et la halqa comme
référence d’une autre narration moins linéaire, fragmentée et polyphonique.
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