lundi 31 août 2015

Voyage en Tamazgha (2ème partie)

Comme un génocide culturel (2)


C’est l’écrivain soudanais Tayeb Saleh, auteur du célébrissime  Saison de la migration vers le nord, qui a certainement le mieux capté et exprimé les signes de cette métamorphose de la culture locale face à l’avancée chaotique de la modernité et qui a engendré ce que j’ai appelé à la suite de Pasolini, un génocide culturel. Issu  lui-même de la petite paysannerie pauvre, Saleh a fait de la disparition de la culture traditionnelle suite à la confrontation avec la modernité, un de ses thèmes majeurs. Dans un recueil de nouvelle « daoumat Ouad hamed » (merci à mon ami Ferradi qui m’a mis sur cette piste), il décrit,  dans une langue authentique car parlant au nom de ceux qui n’ont pas accès à la parole, les mutations brutales que subit un village du Soudan suite à cette pseudo-modernité envahissante. Toute une production de l’imaginaire africain dit  cette disparition programmée ; ce dérapage non contrôlé. Sembene Ousmane, Ahmed Bouanani, Oumar Sissoko, Hakim Belabbès…ont, pour le cinéma, eu le souci de mettre en récit imagée cette perdition, ce monde qui disparaît.
Attention, il ne faut pas lire ce constat comme une position nostalgique, un regret des formes passéistes d’organisation sociale. Non, c’est un cri de colère, spontané, face à cette agression sauvage qu’opère l’arrivée au sein des campagnes et des villages de formes et des modes de vie plaquées sur une réalité qui  ne les a pas vu arriver. Les conséquences étant standardisation, mercantilisme, perte de valeurs et de repères…
En entamant la descente du col de Tizi N’test vers la plaine du Souss, et tout en accordant l’attention qu’il faut à la route faite de virages et de tournants aussi surprenant les uns que les autres, ma pensée vogue vers les souvenirs de contes et des images qui ont nourri mon enfance. Chaque été mes parents entamaient le voyage de retour vers le Souss natal faisant notre bonheur. Un bonheur simple fait de fêtes de mariage, de moussems, de rencontres dans les souks hebdomadaires et de quelques rares travaux d’été  notamment le ramassage de l’argane…La pauvreté était là, mais point de misère. Les gens étaient dignes, fiers et somme toute, heureux …Milieu des années 1960 jusqu’au milieu des années 1970. L’immigration était sur toutes les bouches et le passeport était la hantise des jeunes rêvant d’aller à l’eldorado. Un nom revenait souvent dans les discussions, le soir ou dans les pauses dans les champs celui de Murat (prononcé Mougha). Il était envoyé par les mines de charbon, notamment du nord et de l’est de la France pour recruter de la main d’œuvre. Il sillonnait les villages du Souss et tamponnait sur les poitrines frêles qui se présentaient à lui, tantôt « apte », tantôt « inapte »…des chants et des poèmes spontanés ont immortalisé cette séquence historique. Les conséquences sont aujourd’hui visibles ici et là-bas. Il ya ceux qui ont eu de la chance, ceux qui sont restés entre les deux rives. De belles chansons du regretté Amori Mbarek disent éloquence ce que ces rêves sont devenus. Notamment Gennevilliers dont le texte était écrit par Ali Sidki Azaicou, fils béni de la région.
Le col de Tizi N’test est chargé de ce genre de récits ; les récits de ceux qui affronté l’adversité et ont escaladé des montagnes ardues pour aller « lgharb » à la recherche du pain quotidien. Des migrants de l’intérieur qui ont suivi le chemin de différents mouvements sociopolitiques qui ont emprunté cette voie mythique sous la houlette de dirigeants hantant encore la mémoire collective. En termes de lecture je vous conseille le livre « Un caïd du Maroc d’antan, Tayeb Goundafi (1855-1928) », par son petit-fils Oumar Goundafi ; ouvrage riche en informations sur la région du Haut Atlas et son flanc sud qui m’intéresse ici particulièrement
L’arganier : en finir avec l’omerta


Ce col marque d’ailleurs un passage vers le territoire de ma tribu d’origine, les Ait Smeg. Tribu rebelle, illustration parfaite du fameux bled siba et qui a toujours alimenté les troupes des Caïds et des dissidents qui voulaient en découdre avec le pouvoir central. C’est l’un des derniers bastions qui ont échappé à la France. Les Ait Smeg occupent une position centrale dans le flanc sud du Haut Atlas, et le nord de la plaine du Souss, dans ce que l’on appelle ici Ras Eloued, en amont du fleuve. Le centre administratif a été et reste Tafingoult qui a connu son heure de gloire jadis. Cette région a donné de grands poètes amazighs autodidactes qui accompagnent les fêtes et les moussems…dans son expression moderne,  le plus célèbre d’entre eux Ali Sidki Azaikou, dada Ali pour les intimes. Figure du mouvement culturel amazigh, Azaikou est le symbole de l’attachement et de la défense à une culture originale. L’un des titres de ses textes est tout un programme : Retour à la culture populaire, authenticité et racines profondes ! Cette culture,  je découvre aujourd’hui qu’elle subit une violente agression : l’architecture, la langue, les traditions culinaires et alimentaires, et surtout le rapport à la nature sont sujet d’une profonde mutation. Expression de l’appartenance à un territoire donc d’une identité, ils sont réduits à des avatars d’une époque révolue. La préparation du pain en donne une xemple concret. La région était connue par deux variantes de pain préparées maison au feu de bois. Le premier « Tanourt » pour la consommation de tous les jours et le « afarnou » pour les grands événements…Aujourd’hui tous les villages dépendent du pain standard fabriqué industriellement et distribué chaque matin à l’instar des grandes villes. Progrès ? 
Du coup, le paysage change forcément ; le paysage naturel comme le paysage humain et social : apparition de nouveaux phénomènes comme la pollution (les sacs en plastique, les eaux usées…) apparition de nouvelles maladies liées aux nouveaux modes de consommation non adaptées au contexte.
Le signe qui a longtemps symbolisé la symbiose entre l’homme soussi et son environnement spécifique est l’arganier. Arbre sobre et résistant,  qualités reconnues à l’être soussi lui-même. C’est l’arbre qui est né dans une  adaptation parfaite avec le climat semi-désertique de la région. Econome, il consomme peu d’eau. Il était l’expression d’un écosystème équilibré.  Du coup toute la plaine de Souss reposait sur une nappe phréatique abondante née d’une accumulation séculaire…jusqu’à l’arrivée de nouveaux prédateurs qui ont découvert une terre en friche, de l’eau en abondance et ont commencé un travail transformation du paysage agricole  relevant d’un véritable crime écologique : on arrachait l’arganier en profitant de la misère des gens et on le remplaçait par des fermes de culture d’exportation. Toute la région de Taroudant a connu une gigantesque métamorphose ;  en l’espace d’une décennie, elle est passé de l’Arizona (un paysage désertique) à la Californie (un paysage verdoyant). Mais à quel prix ? « Mais vous êtes fous ! me dit un ami ingénieur. Vous êtes un pays aride et vous exportez de l’eau en Europe ! », remarquant mon étonnement il ajoute : Souss manque d’eau et vous cultivez de la tomate, de l’orange, du raison… des légumes et des fruits qui sont en majorité à base de près de 80% d’eau ».
L’autre agression subie par l’arganier est plus subtile et plus souterraine, donc plus pernicieuse car elle touche à la quintessence même de cette huile généreuse. Un technicien d’une coopérative féminine préparant des produits à base d’argane me rapporte qu’ils ont de plus en plus de difficulté à trouver de l’argane pur car celui de toute la région a été contaminé par les produits chimiques utilisés d’une manière extensive par les fermes de la région de Houara. Non seulement la nappe phréatique a été mise à sac mais elle est aujourd’hui et peut-être définitivement contaminée.
Bref,  la région fut saignée à blanc.  De  nouvelles couches sociales voient le jour avec notamment une nouvelle bourgeoisie avide qui a donné une assise sociale aux nouveaux partis politiques crées dans els années 70 et un prolétariat rural en majorité féminin, peu syndiqué et manquant d’expression politique ; de nouveaux centres urbains voient le jour, Ouled Taima en est le meilleur exemple…de nouvelles mœurs sociales nées de l’immense exode intérieur qu’à connu la région avec l’arrivée massive de la main d’œuvre des régions de intérieures du pays… et du coup de nouvelles pratiques sociales inédites ou peu répandues avant se développent. Beaucoup d’observateurs se sont étonné ses dernies mois des changements que connaît la ville d’Agadir et son agglomération en termes de violences et d’intolérance (hooliganisme dans le grand stade Adrar, criminalité…machisme sous couvert de rigorisme moral…). Quand on a en background les faits dévastateurs du génocide culturel que subit la région, il n’y a pas lieu de s’étonner, mais de s’alarmer.
Et pourtant c’est un beau pays


barrage Mokhtar Soussi

Les retrouvailles avec cette magnifique terre de mes ancêtres mobilisent mon temps, mes sentiments et ma passion. Je me donne quand même des pauses de lecture. Je reviens à ce dossier intéressant consacré dans un numéro d’été du Nouvel Obs, aux penseurs arabes. A commencer par Avicenne, cet « Aristote en turban ». Il a réfléchi sur la logique, la métaphysique…Un rationnel, un bon vivant… mais qui croit aux vertus de la religion ; « elle est même, dit-il,  nécessaire à la paix civile ». Je ne manque pas de penser à cette remarque lors de cette virée dans le flanc sud du haut Atlas. Au tournant d’un virage, loin de tout, la petite route débouche sur un village à l’horizon perché dans une montagne, ou au fond d’une vallée, apaisé et regroupé autour d’un minaret. Oui la religion est autre chose que « l’opium du peuple » elle est le ciment d’un  corps social en mal de cohésion. Facteur d’intégration et non d’exclusion ; d’union et non de division sectaire…Le rapport au sacré est justement un autre indicateur du changement subi.
Dans notre enfance, nous avons baigné dans un rapport joyeux et quasi-ludique avec la religion. Ma grand-mère dont l’arabe se limitait à deux ou trois versets du coran était pratiquante. Cela ne l’empêchait pas d’assister aux fêtes, d’entonner une chanson quand elle est emportée par le rythme. Les jeunes filles allaient en groupe chercher du bois ou de l’eau à la source à la tombée du soleil. Elles chantaient et riaient et souvent des groupes de jeunes les taquinaient du haut de la petite colline qui surplombe le source. Et plusieurs destins de couples ont été ainsi noués dans l’allégresse et la sérénité. Les femmes portaient leur Amlhaf, habit ample qui couvre le corps, retenu par des broches en argent, la fameuse tizerzit, emblème de Tamazgha et un léger foulard sur la tête. Pendant les fêtes nationales, les mariages et les moussems…les gens du village constituaient eux-mêmes leur groupe d’Ahouach. Une djellaba au blanc immaculé et un poignard en argent étaient ressortis à cette occasion. La communion était totale. Aujourd’hui le wahhabisme est passé par là. Dans les villages de mon enfance, le sourire a disparu. L’habit noir a fait son apparition. L’Afghanistan a fait des émules. Le prénom Oussama est légion. Les femmes portent gants et chaussettes (à 40°). Pour célébrer une fête on va chercher un groupe ou un Dj ou tout simplement on met un CD…
Je revisite Tafingoult. Ce chef lieu prestigieux des temps passés, vivote autour de quelques services administratifs ayant perdu son éclat d’antan. Il y a certes des signes de changement positif dans le sens où l’eau et l’électricité relient des coins jadis isolés. Face au déclin de Tafingoult, Oulad Berhil  est devenu un centre urbain dynamique ayant tiré profit de l’arrivée de l’agro-industrie dans la région. Les terres fertiles irriguées par l‘oued Souss donnent des variétés d’agrumes et de légumes d’une qualité exceptionnelle. Le niveau de vie a changé. La misère recule cédant la place a une  autre variante de misère immatérielle. Oulad Berhil  abrite encore la Kasbah du terrible Caïd Hida N Mouiss. Cet ancien délégué du Makhzen, pacha de Taroudant ; il avait semé la terreur dans la région. Il a connu une mort atroce, décapité par les hommes d’El Hiba. Le patrimoine folklorique garde encore le souvenir de ce despotisme  féodal qui avait marqué tout le haut Souss. A sa mort on chantait en effet « « Asif n Tighanimin, agh ibbi lmenchar asatour,
Nghan igdad lbaz, our soul ksouden iat.
  C’est dans l’Oued de Tighanimin (sud d’Agadir) que la hache a coupé le tronc, les moineaux n’ont plus peur de rien, ils ont mis à mort le faucon ». Admirez la beauté des images poétiques que la traduction ne reflète que partiellement.
Impossible de ne pas faire un saut du côté d’Aoulouz. Jeune centre urbain et ancien centre de pouvoir des célèbres caïds Dardouri, dont les vestiges historiques sont encore visibles. Aoulouz est connu pour ses produits agricoles, ses moussems de gnaoua. Sa position stratégique auprès de  Oued Souss lui confère aujourd’hui une autre importance. C’est le bassin d’eau qui nourrit toute la plaine du Souss notamment la région de Taroudant. De formidables ouvrages hydrauliques permettent de gérer en amont les flux de l’eau. Je fais une tournée du côté du barrage Mohktar Soussi, je suis ébloui par le gigantisme du travail accompli au sein de la montagne. Inauguré par le souverain en 2002, c’est une des fiertés du Maroc nouveau. La commune d’Iouziuoua est devenue verdoyante. Je m’y arrête pour une pause à quelques kilomètres du barrage. Un silence apaisant et des montagnes tout autour incitant à la méditation et au recueillement. Je ne manque pas d’avoir une pensée à ses instituteurs et institutrices qui affactés dans ses régions accomplissent souvent leur devoir avec abnégation. De vrais militants de l’ombre. Notre système éducatif devrait trouver une formule pour leur rendre un hommage permanent. Des oasis naissent ici et là bénéficiant de la retenue d’une eau qui a permis la résurgence de sources limpides et fraîches. Pourvu qu’une bonne gouvernance permette de rétablir un équilibre entre les zones de l’oued Souss. Les petits paysans en amont du fleuve sont défavorisés par rapporta aux gros fermiers de la zone de Sebt Elgourdane et Ouleid Taima.
En remontant vers la base du barrage je me rends compte que je ne suis plus qu’à une cinquantaine de kilomètres du parc national Toubkal. La tentation est forte de découvrir ce site splendide. Mes cousins me conseillent de le programmer plutôt pour avril. Rendez-vous est pris pour le printemps Inchallah.
En allant vers Taroudant, je fais un détour du côté d’une oasis, Tioute, véritable havre de paix. Je prends un repos dans les champs noyés dans un océan de verdure. C’est un vieux centre historique qui ne manque pas d’atouts…de l’eau en abondance il y a des piscines mais qui ne sont plus entretenues et une très belle palmeraie dans la vallée. Les palmiers  hélas sont attaqués par des parasites graves. Dommage encore une fois. Le génocide dont j’ai parlé semble général.  Je visite l’école coranique, une medersa traditionnelle, la zaouïa tijania. Je découvre également la coopérative Taïtmatine (les sœurs). Des femmes organisées grâce au soutien de l’INDH développent leurs savoir faire en matière d’argane avec l’apport des nouvelles techniques.  Je n’hésite pas à m’approvisionner ; je raffole de l’argane et de ses dérivés notamment l’amlou. Un délice qui dit et résume tout le charme et la spécificité de cette région.
Taroudant. La belle capitale de la région justement. Fille de l’histoire, avec son heure de gloire avec les Saadiens ; fille aujourd’hui de la géographie avec les mutations que connaît la plaine de Souss et qui influent sur son développement. Il y a au moins deux villes en une. Il y a le Taroudant du capitalisme agricole avec ses signes et ses symboles ; et il y a le Taroudant intra muros, celle que j’aime ; l’alter ego de Marrakech, paisible, au rythme adapté à la nature et au souvenir. Il y a beaucoup de vélos notamment avec des femmes ; le centre ville devrait être interdit aux voitures. Elle peut postuler à être la première ville écologique du pays ! Le soir la place Assarag s’anime tranquillement. Je prends un thé à la place farq Lahba… car tout ici bas est appelé à la séparation, sur la voie de la rencontre ultime.
Taroudant, ville de la mémoire refoulée mérite un meilleur sort. Ville prisée par les politiques internationaux grâce au mythique La gazelle d’or mais aussi par les cinéastes. Jacques Becker y a tourné son Ali Baba (1954) avec Fernandel. Le cinéaste français André Téchiné m’a raconté une fois qu’il aime venir y écrire.
Alors pourquoi pas un festival de scénario à Taroudant ? Un scénario possible contre l’oubli.
  

    

  

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