Comme un génocide culturel (2)
C’est l’écrivain soudanais
Tayeb Saleh, auteur du célébrissime
Saison de la migration vers le nord, qui a certainement le mieux capté
et exprimé les signes de cette métamorphose de la culture locale face à
l’avancée chaotique de la modernité et qui a engendré ce que j’ai appelé à la
suite de Pasolini, un génocide culturel. Issu lui-même de la petite paysannerie pauvre, Saleh
a fait de la disparition de la culture traditionnelle suite à la confrontation
avec la modernité, un de ses thèmes majeurs. Dans un recueil de nouvelle « daoumat
Ouad hamed » (merci à mon ami Ferradi qui m’a mis sur cette piste), il
décrit, dans une langue authentique car
parlant au nom de ceux qui n’ont pas accès à la parole, les mutations brutales
que subit un village du Soudan suite à cette pseudo-modernité envahissante.
Toute une production de l’imaginaire africain dit cette disparition programmée ; ce
dérapage non contrôlé. Sembene Ousmane, Ahmed Bouanani, Oumar Sissoko, Hakim
Belabbès…ont, pour le cinéma, eu le souci de mettre en récit imagée cette
perdition, ce monde qui disparaît.
Attention, il ne faut pas
lire ce constat comme une position nostalgique, un regret des formes passéistes
d’organisation sociale. Non, c’est un cri de colère, spontané, face à cette
agression sauvage qu’opère l’arrivée au sein des campagnes et des villages de
formes et des modes de vie plaquées sur une réalité qui ne les a pas vu arriver. Les conséquences
étant standardisation, mercantilisme, perte de valeurs et de repères…
En entamant la descente du
col de Tizi N’test vers la plaine du Souss, et tout en accordant l’attention
qu’il faut à la route faite de virages et de tournants aussi surprenant les uns
que les autres, ma pensée vogue vers les souvenirs de contes et des images qui
ont nourri mon enfance. Chaque été mes parents entamaient le voyage de retour
vers le Souss natal faisant notre bonheur. Un bonheur simple fait de fêtes de
mariage, de moussems, de rencontres dans les souks hebdomadaires et de quelques
rares travaux d’été notamment le ramassage
de l’argane…La pauvreté était là, mais point de misère. Les gens étaient
dignes, fiers et somme toute, heureux …Milieu des années 1960 jusqu’au milieu
des années 1970. L’immigration était sur toutes les bouches et le passeport
était la hantise des jeunes rêvant d’aller à l’eldorado. Un nom revenait
souvent dans les discussions, le soir ou dans les pauses dans les champs celui
de Murat (prononcé Mougha). Il était envoyé par les mines de charbon, notamment
du nord et de l’est de la France pour recruter de la main d’œuvre. Il
sillonnait les villages du Souss et tamponnait sur les poitrines frêles qui se
présentaient à lui, tantôt « apte », tantôt « inapte »…des
chants et des poèmes spontanés ont immortalisé cette séquence historique. Les
conséquences sont aujourd’hui visibles ici et là-bas. Il ya ceux qui ont eu de
la chance, ceux qui sont restés entre les deux rives. De belles chansons du regretté
Amori Mbarek disent éloquence ce que ces rêves sont devenus. Notamment
Gennevilliers dont le texte était écrit par Ali Sidki Azaicou, fils béni de la
région.
Le col de Tizi N’test est
chargé de ce genre de récits ; les récits de ceux qui affronté l’adversité
et ont escaladé des montagnes ardues pour aller « lgharb » à la
recherche du pain quotidien. Des migrants de l’intérieur qui ont suivi le
chemin de différents mouvements sociopolitiques qui ont emprunté cette voie
mythique sous la houlette de dirigeants hantant encore la mémoire collective.
En termes de lecture je vous conseille le livre « Un caïd du Maroc
d’antan, Tayeb Goundafi (1855-1928) », par son petit-fils Oumar
Goundafi ; ouvrage riche en informations sur la région du Haut Atlas et
son flanc sud qui m’intéresse ici particulièrement
L’arganier :
en finir avec l’omerta
Ce col marque d’ailleurs
un passage vers le territoire de ma tribu d’origine, les Ait Smeg. Tribu
rebelle, illustration parfaite du fameux bled siba et qui a toujours alimenté
les troupes des Caïds et des dissidents qui voulaient en découdre avec le
pouvoir central. C’est l’un des derniers bastions qui ont échappé à la France.
Les Ait Smeg occupent une position centrale dans le flanc sud du Haut Atlas, et
le nord de la plaine du Souss, dans ce que l’on appelle ici Ras Eloued, en
amont du fleuve. Le centre administratif a été et reste Tafingoult qui a connu
son heure de gloire jadis. Cette région a donné de grands poètes amazighs
autodidactes qui accompagnent les fêtes et les moussems…dans son expression
moderne, le plus célèbre d’entre eux Ali
Sidki Azaikou, dada Ali pour les intimes. Figure du mouvement culturel amazigh,
Azaikou est le symbole de l’attachement et de la défense à une culture originale.
L’un des titres de ses textes est tout un programme : Retour à la culture
populaire, authenticité et racines profondes ! Cette culture, je découvre aujourd’hui qu’elle subit une
violente agression : l’architecture, la langue, les traditions culinaires
et alimentaires, et surtout le rapport à la nature sont sujet d’une profonde
mutation. Expression de l’appartenance à un territoire donc d’une identité, ils
sont réduits à des avatars d’une époque révolue. La préparation du pain en
donne une xemple concret. La région était connue par deux variantes de pain
préparées maison au feu de bois. Le premier « Tanourt » pour la consommation
de tous les jours et le « afarnou » pour les grands
événements…Aujourd’hui tous les villages dépendent du pain standard fabriqué
industriellement et distribué chaque matin à l’instar des grandes villes.
Progrès ?
Du coup, le paysage change
forcément ; le paysage naturel comme le paysage humain et social : apparition
de nouveaux phénomènes comme la pollution (les sacs en plastique, les eaux
usées…) apparition de nouvelles maladies liées aux nouveaux modes de
consommation non adaptées au contexte.
Le signe qui a longtemps
symbolisé la symbiose entre l’homme soussi et son environnement spécifique est
l’arganier. Arbre sobre et résistant, qualités reconnues à l’être soussi lui-même.
C’est l’arbre qui est né dans une
adaptation parfaite avec le climat semi-désertique de la région.
Econome, il consomme peu d’eau. Il était l’expression d’un écosystème
équilibré. Du coup toute la plaine de
Souss reposait sur une nappe phréatique abondante née d’une accumulation
séculaire…jusqu’à l’arrivée de nouveaux prédateurs qui ont découvert une terre
en friche, de l’eau en abondance et ont commencé un travail transformation du
paysage agricole relevant d’un véritable crime écologique : on
arrachait l’arganier en profitant de la misère des gens et on le remplaçait par
des fermes de culture d’exportation. Toute la région de Taroudant a connu une
gigantesque métamorphose ; en
l’espace d’une décennie, elle est passé de l’Arizona (un paysage désertique) à
la Californie (un paysage verdoyant). Mais à quel prix ? « Mais vous
êtes fous ! me dit un ami ingénieur. Vous êtes un pays aride et vous exportez
de l’eau en Europe ! », remarquant mon étonnement il ajoute :
Souss manque d’eau et vous cultivez de la tomate, de l’orange, du raison… des
légumes et des fruits qui sont en majorité à base de près de 80% d’eau ».
L’autre agression subie
par l’arganier est plus subtile et plus souterraine, donc plus pernicieuse car
elle touche à la quintessence même de cette huile généreuse. Un technicien
d’une coopérative féminine préparant des produits à base d’argane me rapporte
qu’ils ont de plus en plus de difficulté à trouver de l’argane pur car celui de
toute la région a été contaminé par les produits chimiques utilisés d’une
manière extensive par les fermes de la région de Houara. Non seulement la nappe
phréatique a été mise à sac mais elle est aujourd’hui et peut-être
définitivement contaminée.
Bref, la région fut saignée à blanc. De
nouvelles couches sociales voient le jour avec notamment une nouvelle
bourgeoisie avide qui a donné une assise sociale aux nouveaux partis politiques
crées dans els années 70 et un prolétariat rural en majorité féminin, peu
syndiqué et manquant d’expression politique ; de nouveaux centres urbains voient
le jour, Ouled Taima en est le meilleur exemple…de nouvelles mœurs sociales
nées de l’immense exode intérieur qu’à connu la région avec l’arrivée massive
de la main d’œuvre des régions de intérieures du pays… et du coup de nouvelles
pratiques sociales inédites ou peu répandues avant se développent. Beaucoup
d’observateurs se sont étonné ses dernies mois des changements que connaît la
ville d’Agadir et son agglomération en termes de violences et d’intolérance
(hooliganisme dans le grand stade Adrar, criminalité…machisme sous couvert de
rigorisme moral…). Quand on a en background les faits dévastateurs du génocide
culturel que subit la région, il n’y a pas lieu de s’étonner, mais de
s’alarmer.
Et
pourtant c’est un beau pays
Les retrouvailles avec cette magnifique terre de mes ancêtres mobilisent mon temps, mes sentiments et ma passion. Je me donne quand même des pauses de lecture. Je reviens à ce dossier intéressant consacré dans un numéro d’été du Nouvel Obs, aux penseurs arabes. A commencer par Avicenne, cet « Aristote en turban ». Il a réfléchi sur la logique, la métaphysique…Un rationnel, un bon vivant… mais qui croit aux vertus de la religion ; « elle est même, dit-il, nécessaire à la paix civile ». Je ne manque pas de penser à cette remarque lors de cette virée dans le flanc sud du haut Atlas. Au tournant d’un virage, loin de tout, la petite route débouche sur un village à l’horizon perché dans une montagne, ou au fond d’une vallée, apaisé et regroupé autour d’un minaret. Oui la religion est autre chose que « l’opium du peuple » elle est le ciment d’un corps social en mal de cohésion. Facteur d’intégration et non d’exclusion ; d’union et non de division sectaire…Le rapport au sacré est justement un autre indicateur du changement subi.
Dans notre enfance, nous
avons baigné dans un rapport joyeux et quasi-ludique avec la religion. Ma
grand-mère dont l’arabe se limitait à deux ou trois versets du coran était
pratiquante. Cela ne l’empêchait pas d’assister aux fêtes, d’entonner une
chanson quand elle est emportée par le rythme. Les jeunes filles allaient en
groupe chercher du bois ou de l’eau à la source à la tombée du soleil. Elles
chantaient et riaient et souvent des groupes de jeunes les taquinaient du haut
de la petite colline qui surplombe le source. Et plusieurs destins de couples
ont été ainsi noués dans l’allégresse et la sérénité. Les femmes portaient leur
Amlhaf, habit ample qui couvre le corps, retenu par des broches en argent, la
fameuse tizerzit, emblème de Tamazgha et un léger foulard sur la tête. Pendant
les fêtes nationales, les mariages et les moussems…les gens du village constituaient
eux-mêmes leur groupe d’Ahouach. Une djellaba au blanc immaculé et un poignard
en argent étaient ressortis à cette occasion. La communion était totale.
Aujourd’hui le wahhabisme est passé par là. Dans les villages de mon enfance,
le sourire a disparu. L’habit noir a fait son apparition. L’Afghanistan a fait
des émules. Le prénom Oussama est légion. Les femmes portent gants et
chaussettes (à 40°). Pour célébrer une fête on va chercher un groupe ou un Dj
ou tout simplement on met un CD…
Je revisite Tafingoult. Ce
chef lieu prestigieux des temps passés, vivote autour de quelques services
administratifs ayant perdu son éclat d’antan. Il y a certes des signes de
changement positif dans le sens où l’eau et l’électricité relient des coins
jadis isolés. Face au déclin de Tafingoult, Oulad Berhil est devenu un centre urbain dynamique ayant
tiré profit de l’arrivée de l’agro-industrie dans la région. Les terres fertiles
irriguées par l‘oued Souss donnent des variétés d’agrumes et de légumes d’une
qualité exceptionnelle. Le niveau de vie a changé. La misère recule cédant la place
a une autre variante de misère
immatérielle. Oulad Berhil abrite encore
la Kasbah du terrible Caïd Hida N Mouiss. Cet ancien délégué du Makhzen, pacha
de Taroudant ; il avait semé la terreur dans la région. Il a connu une
mort atroce, décapité par les hommes d’El Hiba. Le patrimoine folklorique garde
encore le souvenir de ce despotisme
féodal qui avait marqué tout le haut Souss. A sa mort on chantait en
effet « « Asif n Tighanimin, agh ibbi lmenchar asatour,
Nghan igdad lbaz, our soul ksouden iat. C’est dans l’Oued de Tighanimin (sud d’Agadir) que la hache a coupé le tronc, les moineaux n’ont plus peur de rien, ils ont mis à mort le faucon ». Admirez la beauté des images poétiques que la traduction ne reflète que partiellement.
Nghan igdad lbaz, our soul ksouden iat. C’est dans l’Oued de Tighanimin (sud d’Agadir) que la hache a coupé le tronc, les moineaux n’ont plus peur de rien, ils ont mis à mort le faucon ». Admirez la beauté des images poétiques que la traduction ne reflète que partiellement.
Impossible de ne pas faire
un saut du côté d’Aoulouz. Jeune centre urbain et ancien centre de pouvoir des
célèbres caïds Dardouri, dont les vestiges historiques sont encore visibles.
Aoulouz est connu pour ses produits agricoles, ses moussems de gnaoua. Sa
position stratégique auprès de Oued
Souss lui confère aujourd’hui une autre importance. C’est le bassin d’eau qui
nourrit toute la plaine du Souss notamment la région de Taroudant. De
formidables ouvrages hydrauliques permettent de gérer en amont les flux de
l’eau. Je fais une tournée du côté du barrage Mohktar Soussi, je suis ébloui
par le gigantisme du travail accompli au sein de la montagne. Inauguré par le
souverain en 2002, c’est une des fiertés du Maroc nouveau. La commune
d’Iouziuoua est devenue verdoyante. Je m’y arrête pour une pause à quelques
kilomètres du barrage. Un silence apaisant et des montagnes tout autour
incitant à la méditation et au recueillement. Je ne manque pas d’avoir une
pensée à ses instituteurs et institutrices qui affactés dans ses régions
accomplissent souvent leur devoir avec abnégation. De vrais militants de
l’ombre. Notre système éducatif devrait trouver une formule pour leur rendre un
hommage permanent. Des oasis naissent ici et là bénéficiant de la retenue d’une
eau qui a permis la résurgence de sources limpides et fraîches. Pourvu qu’une
bonne gouvernance permette de rétablir un équilibre entre les zones de l’oued
Souss. Les petits paysans en amont du fleuve sont défavorisés par rapporta aux
gros fermiers de la zone de Sebt Elgourdane et Ouleid Taima.
En remontant vers la base
du barrage je me rends compte que je ne suis plus qu’à une cinquantaine de
kilomètres du parc national Toubkal. La tentation est forte de découvrir ce
site splendide. Mes cousins me conseillent de le programmer plutôt pour avril.
Rendez-vous est pris pour le printemps Inchallah.
En allant vers Taroudant,
je fais un détour du côté d’une oasis, Tioute, véritable havre de paix. Je
prends un repos dans les champs noyés dans un océan de verdure. C’est un vieux
centre historique qui ne manque pas d’atouts…de l’eau en abondance il y a des
piscines mais qui ne sont plus entretenues et une très belle palmeraie dans la
vallée. Les palmiers hélas sont attaqués
par des parasites graves. Dommage encore une fois. Le génocide dont j’ai parlé
semble général. Je visite l’école
coranique, une medersa traditionnelle, la zaouïa tijania. Je découvre également
la coopérative Taïtmatine (les sœurs). Des femmes organisées grâce au soutien
de l’INDH développent leurs savoir faire en matière d’argane avec l’apport des
nouvelles techniques. Je n’hésite pas à
m’approvisionner ; je raffole de l’argane et de ses dérivés notamment
l’amlou. Un délice qui dit et résume tout le charme et la spécificité de cette
région.
Taroudant. La belle
capitale de la région justement. Fille de l’histoire, avec son heure de gloire
avec les Saadiens ; fille aujourd’hui de la géographie avec les mutations
que connaît la plaine de Souss et qui influent sur son développement. Il y a au
moins deux villes en une. Il y a le Taroudant du capitalisme agricole avec ses
signes et ses symboles ; et il y a le Taroudant intra muros, celle que
j’aime ; l’alter ego de Marrakech, paisible, au rythme adapté à la nature
et au souvenir. Il y a beaucoup de vélos notamment avec des femmes ; le
centre ville devrait être interdit aux voitures. Elle peut postuler à être la
première ville écologique du pays ! Le soir la place Assarag s’anime
tranquillement. Je prends un thé à la place farq Lahba… car tout ici bas est
appelé à la séparation, sur la voie de la rencontre ultime.
Taroudant, ville de la
mémoire refoulée mérite un meilleur sort. Ville prisée par les politiques
internationaux grâce au mythique La gazelle d’or mais aussi par les cinéastes.
Jacques Becker y a tourné son Ali Baba (1954) avec Fernandel. Le cinéaste
français André Téchiné m’a raconté une fois qu’il aime venir y écrire.
Alors pourquoi pas un
festival de scénario à Taroudant ? Un scénario possible contre l’oubli.
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