Inezgan...istan ?
L’année 2015 figurera-t-elle dans l’histoire du pays comme
une date charnière ? Elle ne cesse en effet de se nourrir de débats et de
polémiques de nature inédites. Non pas que le Maroc n’a pas vécu des moments
d’intenses discussions, son histoire politique atteste au contraire d’une riche
tradition en la matière. La séquence ouverte, grosso modo, autour de l’affaire
du film Much loved se distingue cependant d’abord par l’ampleur des débats et
la nature quasi inédite de leur contenu. Une ampleur dopée par la nouvelle
configuration qui caractérise la circulation des discours dans l’espace public.
Il y a quelques temps c’étaient la presse écrite, et la presse partisane en
particulier, qui véhiculaient les polémiques et leur donnaient du sens, souvent
dans un contexte d’affrontement avec le pouvoir politique en place étant donné
la nature des rapports de forces à l’époque, décrite aujourd’hui comme
« années de plomb ». Aujourd’hui, notre société découvre et retrouve
simultanément la liberté d’expression et des outils inédits de supports de
discours. L’ampleur des polémiques d’aujourd’hui provient essentiellement de ce
double constat : les réseaux sociaux numériques inaugurent « l’ère du
tout dire, tout voir ». C’est le premier constat structurant de la
situation de la tension virtuelle, appelée « buzz » dans le jargon
de la toile et qui ne manque pas d’effet politique. On se rappelle que le
ministre de la communication a justifié l’interdiction du film de Ayouch non
pas en se référant à un acte juridique et administratif mais par
« l’émotion suscitée chez les citoyens de la toile » allant jusqu’à
trouver une légitimité à sa décision, arbitraire de jure, dans l’approbation
qui l’accueillie sur les réseaux sociaux.
L’autre élément qui caractérise ces polémiques, tendance été
2015, est leur focalisation sur une thématique sociétale en liaison avec les
mœurs et les libertés individuelles. La
succession de certains faits, notamment ceux de Fès et d’Inezgane a suscité un
certain émoi chez les partisans de la modernisation sociale, les défenseurs des
libertés individuelles et globalement chez lez démocrates. Un clivage commence
à se dessiner sommant les uns et les autres à se positionner. C’est dans ce
cadre que nous avons lu avec beaucoup d’intérêt le l’édito de My Ahmed Charaï,
directeur de l’hebdomadaire L’observateur du Maroc et d’Afrique et patron d’un
groupe de presse (notamment Alahdath maghribia qui a repris en langue arabe le
texte de M. Chraï). Edito dont le titre sonne déjà comme une injonction
« Le PPS doit rester moderniste ». Un texte qui dit, dans le sillage
des débats actuels, l’inquiétude de son
auteur de voir le parti du progrès et de socialisme renoncer à son engagement
historique en faveur des libertés et du progrès social. Comme l’a souligné le
directeur des quotidiens Albayane et Bayane Alyoum, M. Mahtat Rakas, dans son
édito de samedi, M. Charaï devrait se rassurer sur l’attitude du PPS. Il reste
fidèle à cet engagement, à sa ligne historique qu’il développe en fonction de
l’intelligence qu’il a de la nature de chaque étape et des attentes des forces
du progrès qui lui font confiance. Le ton serein du texte de M. Charaï, ne
versant à aucun moment dans la polémique ou le dénigrement, autorise cependant
à élargir le débat. A s’interroger calmement sur ce qui se passe ; sur ce
qui traverse la société marocaine comme lame de fond et sur l’attitude la plus
pertinente du « camp de la modernisation ». Si nous partageons et
adhérons fondamentalement aux principes et aux valeurs humanistes et généreuses
qui président à l’élaboration du texte de M. Charaï, nous pensons néanmoins que
les choses sont autrement plus compliquées et dépassent la simple posture
médiatique. Il est si simple et si facile d’opérer par dichotomie et par
clivage alors même que les relations sociales invitent à une autre approche. La
société n’est pas gérée par des oppositions binaires, transparentes et
homogènes. C’est un véritable tissu complexe aux ramifications qui traversent
l’ensemble du corps social, au-delà parfois des clivages politiques apparents.
Faut-il rappeler dans ce sens que la dérive actuelle relevée
avec une certaine naïveté par les uns et les autres ne datent pas d’hier ?
Il y a déjà des décennies que des jeunes femmes subissent et continuent à subir
un harcèlement permanent et multiforme. Faut-il citer le cas de ces milliers de
jeunes femmes qui dans l’anonymat absolu et le silence médiatique sont obligées
de changera de vêtements entre le lieu
d’habitation et leur lieu de travail : la djellaba pour rentrer chez elles
et des habits modernes pour le bureau ou l’usine. Un mien ami, militant de
gauche de la première heure, me rapporte
une histoire qui l’a démoralisée et qu’il a vécue avec sa propre fille,
étudiante universitaire. L’accompagnant une fois à acheter des vêtements dans
un magasin chic du centre ville, il s’est permis de lui proposer une robe qui
avait attiré son attention. « Mais je vais la porter où
Papa ? ». Il reçut la réponse de sa fille comme un coup de massue. « C’est
la première fois que j’ai senti l’ampleur de la défaite culturelle de la
gauche » m’avoua-t-il.
En Tunisie, la modernisation par en haut avait été menée par
une élite qui nous faisait pâlir d’envie sinon de jalousie. Le pays passait
pour un modèle dans la région. C’était une chimère. Les modernistes tunisiens
et tunisiennes se sont réveillés sur une douloureuse réalité. Le cliché
moderniste se réduisait aux alentours de l’avenue Bourguiba. La coupure était
profonde avec le pays réel. Et aujourd’hui on découvre une autre Tunisie,
conservatrice et rétrograde. La modernisation était factice car elle était
coupée de son ancrage social. Le cas
tunisien est vraiment à méditer : comment la société tunisienne a basculé
de Bourguiba à Ghannouchi malgré une élite « moderne », un système
d’éducation qui était performant et même une politique sécuritaire très dure à
l’égard du conservatisme social.
Cher confrère Charaï, le problème n’est pas avec le PPS. Le
parti mène son action multiforme sur le terrain, dans les institutions...Le
problème est ailleurs. Dans l’ensemble du corps social. Comment une ville comme
Inezgane longtemps bastion de la gauche, ville jumelle d’Agadir le symbole même
de la modernité, de la tolérance et où les jeunes femmes du Maroc entier
venaient passer leur vacances, seules ou en groupes, en toute quiétude, est
devenue « Inezganistan ». Cela devrait nous interpeller, nous inciter
à sortir des schémas théoriques simplistes…pour tenter de comprendre et surtout
d’agir. Tant qu’il est encore temps.
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