L’intellectuel
et le pouvoir ou la déception permanente
·
Mohammed Bakrim
« Avant d’être une histoire, le roman est
une instruction »
Julia Kristeva
Dans une note préliminaire qui ouvre son nouveau
roman et qui se lit comme un avertissement au lecteur, Hassan Aourid précise
que cette œuvre, Albachador (Casablanca- Beyrouth, Centre arabe du livre, 2024)
n’est pas à lire comme une biographie du célèbre historien marocain et homme du
Makhzen Abi Alkacem Zaiani mais plutôt comme un roman. « Et il faut le
lire en tant que tel », souligne-t-il. Dont acte…
Néanmoins en franchissant ce seuil on est
accueilli par la voix de Zaiani qui énonce le programme : au terme d’une
vie riche de péripéties, sentant proche l’heure du grand départ, un vieil homme
se confie. Pour ce faire, il engage un scribe pour lui dicter les étapes et les
moments palpitants, intenses d’un parcours atypique. Le parcours d’un homme
happé par l’histoire. La finalité étant de faire œuvre morale car riche
d’expériences et d’enseignements aussi bien sur un niveau individuel que celui
qui concerne le destin de toute une communauté. Certes, le roman n’est pas une
biographie ; celle-ci existe, elle est l’œuvre du personnage réel,
« historique » lui-même. Abi Al Kacem Zaiani est l’auteur de nombreux
livres dont justement une « tourjmana
alkoubra » (la grande biographie) qu’il signe comme « l’historien de
la dynastie alaouite, 1734- 1833 ».
Le roman de Hassan Aourid peut se lire alors comme un métatexte du texte
d’origine. Une entreprise de fictionnalisation d’un personnage historique dont
l’expérience continue de nous parler ? Une biographie romancée ?
Albachador dans sa structure et sa forme même se présente à nous comme un
journal intime mais qui ne se réduit pas à des notes rédigées au fur et à
mesure mais rapportées ici comme un récit mémoriel. L’auteur réel (celui sur la
couverture du roman) disparait au bénéfice du narrateur-personnage historique.
Le récit est mené à la première personne, des confessions de nature intime et
publique, d’un homme engagé dans l’histoire. Le lecteur découvre les événements
à partir de son regard, de ses souvenirs dont il assume les différents
engagements. Une narration subjective qui limite la vision du lecteur à celle
du personnage narrateur. Le lecteur est tout le temps avec lui ; nulle
digression ne l’éloigne de son point de vue. Albachador, le récit, n’est pas
porté par un narrateur omniscient qui sait plus que le personnage. Une
stratégie narrative qui porte ses fruits puisque le lecteur finit par adhérer
dans un processus d’identification qui ne manque pas de produire de l’émotion,
de l’empathie à l’égard du personnage.
Une formule
ouverte qui me permet d’avancer quelques hypothèses de lecture :
Albachador peut s’inscrire dans un registre à plusieurs étages :
-
Un roman historique
-
Un roman de formation
(d’apprentissage), récit initiatique
-
Un roman à thèse.
Le roman
historique a le vent en poupe, notamment depuis les années 2000. Ayant connu
ses années de gloire jadis, il a vu sa cote baissée sous les coups de boutoir
d’une modernité qui manquait d’humilité. Après les immenses tragédies et
déboires qui ont marqué la deuxième moitié du XXème siècle (la fin des utopies,
la mort du « futur »), le roman historique a retrouvé de l’élan avec
le tournant post moderne. Une réhabilitation dans le sillage d’une ambiance où
le voyage dans le passé fait florès. Le passé ne cesse d’être revisité : les
récits mémoriels occupent la toile, voir aussi le succès d’un magazine dédié à
l’histoire (la revue Zamane). Le retour à l’histoire comme réponse à une
historicité incertaine, voire en crise. Hassan Aourid avait déjà donné le ton
avec un autre roman, Le Morisque (2017), un très beau texte où il a abordé une
tragédie qui continuera à hanter son œuvre, celle du déracinement des musulmans
chassés par l’inquisition de l’Andalousie et devenus depuis des parias de
l’histoire.
Albachador roman
historique ? Indéniablement. Il répond aux critères académiques dans le
sens plein du mot. Le premier et non des
moindres est qu’il se réfère à une période « mentionnée et datée ». Le
narrateur de Albachador situe bien son récit dans le temps (rédigé en mars 1831
nous apprend-il d’entrée) et couvrant une période charnière de l’histoire du
Maroc, le 18ème siècle. Il met en scène des personnages historiques
facilement identifiables et cités dans les livres d’histoire. D’emblée (pages
13 et 14) le narrateur présente son identité telle que retenue dans l’histoire
et rappelle qu’il fut, notamment, ambassadeur du Sultan Sidi Mohamed Ben
Abdellah. Il n’hésite pas à situer cette relation dans la tradition familiale
avec un retour sur le récit de son grand-père depuis l’époque de Moulay Smail.
Il a côtoyé les grands noms de son époque : Sultans, Beys, Oulémas. On
apprend sous sa houlette ce que nous avons appris brièvement dans nos cours
d’histoire (j’ai apprécié notamment la phase de repli sous Moulay Slimane,
sultan influencé par les thèses fondamentalistes Wahabites qui commençaient à
arriver du Hedjaz). Vers la fin de sa vie, Zaiani fut curieux de connaître les
conséquences de l’arrivée de Bonaparte en Egypte (pays qui lui tient à cœur).
En plus de son ancrage
temporel largement référencié, le roman historique se base aussi sur un espace
déterminé, avec des lieux identifiables sur une carte géographique. Le roman de
Aourid, dans ce sens est un véritable régal. Le personnage voyage beaucoup.
Voyage dans le cadre de missions-fonctions qui lui sont confiées : wali
sur une région ; émissaire porteur de messages ou pire encore voyage
punition comme ce fut le cas dans l’épisode terrible sous Moulay El Yazid qui
lui en a fait voir de toutes les couleurs (incarcéré, torturé, battu à morts
des mains du Sultan lui-même !). Voyages qui nous font découvrir avec lui,
plusieurs facettes du Maroc dans sa grande diversité, de Sijilmassa à Tétouan
en passant par Marrakech, Rabat, Meknès, Fès…villes impériales, ports, zones de
turbulences (Oujda, Taza, Tadla…). Bref un Maroc dans sa carte géopolitique
mais également dans sa géographie humaine sociale, culturelle et surtout
linguistique (le roman est écrit en arabe mais on y « parle »
plusieurs langues »). Cependant, le territoire de Zaiani n’est pas fermé
et offre une configuration à l’échelle du statut du personnage : c’est
tout le Maghreb qui nous est offert, l’Egypte, la Turquie, les pays du Levant
et bien sûr les Villes Saintes (La Mecque, Médine). Cette mobilité contribuera
à forger l’homme…et marquera le lecteur. Ce qui légitime ma deuxième hypothèse.
Roman historique, Albachador est un roman d’apprentissage.
A plusieurs
reprises dans son récit et face aux heurs et malheurs qui l’ont enrichis ou
accablés, Abi Al Kacem revient sur les conseils de son père qui lui avait dicté
une ligne de conduite suite à sa propre expérience et de celle de son propre
père. Expérience auprès du Makhzen que j’aimerais résumer par cette
boutade « qui s’y frotte, s’y pique ! ». Peine perdue, un
fils digne est celui justement qui transgresse l’interdit et cherche, en
langage moderne, à « tuer le père ». En effet, on n’apprend pas si on
ne met pas sa vie dans le feu de l’expérience. Ce ne sont pas les leçons des autres qui nous
forgent mais notre rapport aux événements et aux gens qui nous forment. Le
récit d’une vie est le processus qui mène l’individu à « une connaissance
de soi ». Dans la Théorie du
roman, Georg Lukács définit le roman de formation (Bildungsroman en allemand)
comme « l’histoire de cette âme qui va dans le monde pour apprendre à se
connaître, cherche des aventures pour s’éprouver en elles et, par cette preuve,
donne sa mesure et découvre sa propre essence ». Et en termes d’aventures,
Zaiani en a vu et en a vécu avec des blessures profondes : conflits
tribaux ; agressions ; naufrages ; épidémie ;
errance ; perte d’êtres chers…et l’alpha et l’Omega de cette
aventure : la désillusion sur la nature humaine.
Palpitant et riche de rebondissements, le
roman est porté par une verve narrative inscrite dans la grande tradition des
récits initiatiques. Dans ce sens Zaiani est pour moi un héros hyper moderne
qui a les qualités d’un personnage de films fantastiques : il quitte un
monde ordinaire (celui de sa famille et de sa tribu, de sa langue maternelle)
pour aller traverser un monde « merveilleux », au sens de Todorov,
plein de dangers. C’est le monde politique, le monde du pouvoir avec ses rites
(le makhzen est parfaitement décrit dans le roman comme il a si bien décrit les
arcades du pouvoir ottoman de l’autre côté de la méditerranée), ses inattendus,
ses personnages indéfinis. Sur sa route, il rencontre des guides et des
personnages fabuleux, bénéfiques (un hommage aux femmes qui l’ont aimé et
soutenu : ses épouses, ses filles et à l’amitié sincère) ou maléfiques
(les intrigants et/ou les jaloux) qui l’aident ou l’entravent dans sa
traversée. Son chemin est parsemé d’obstacles (une scène mémorable celle du
naufrage sur le Nil parfaitement décrite, à la Zola) et d’épreuves, mais
ultimement, il réussit ; je dirai grâce à l’amour et à la foi ; et
revient chez lui avec des pouvoirs non pas miraculeux comme dans un récit
fantastique, mais intellectuels et spirituels que résument le mot :
sagesse. Le lecteur lui-même change au terme des 376 pages du roman. Ce fut mon
cas, l’ambiance sereine du ramadan y est certainement pour quelque chose. Mais
ce n’est pas la première fois que cela m’arrive avec un roman d’Aourid :
en terminant son roman sur son expérience à la Mecque, je suis allé acheter
Dalil Alkhairate !
Cette formation
face aux épreuves est nourrie d’idées, de controverses, de positions à l’égard
de certaines problématiques qui traversent notre aire culturelle. Albachador
renforce ma conviction que la fiction chez Aourid est le prolongement de la
réflexion intellectuelle par d’autres moyens. Universitaire, académicien de
renommée internationale, confronté au pouvoir « un peu à l’insu de son
plein gré », Hassan Aourid est un intellectuel doté d’une légitimité
réelle qui l’autorise à intervenir dans l’espace public sur des thèmes non pas
conjoncturels mais de nature stratégique. La lecture de son nouveau roman nous
éclaire dans cette perspective. D’où ma troisième hypothèse qu’il s’agit d’un
roman à thèses. Elles ne sont pas affichées au premier degré, distillées en
filigrane mais présentes quand même. Je distinguerai entre une thèse centrale
et des thèses périphériques.
Périphériques
mais non pas marginales. Ce sont celles
qu’il tire sous forme d’une conclusion suite à une épreuve souvent difficile Je
cite ses réflexions sur les rapports entre les Arabes et les Berbères. Ces
derniers sont victimes tantôt de leur naïveté, tantôt des clichés véhiculés
d’une époque à une autre, d’une génération de pouvoir à l’autre ; et
surtout victimes des intrigues des coulisses ; des trahisons des coups
bas. Berbère, lui-même, il vit son appartenance non pas comme un enfermement
mais comme une richesse. Se dégage de son parcours l’image d’une identité
inclusive et non exclusive (j’ai relevé l’usage du mot « berbère » et
ne cité jamais le terme « amazigh »). Un Berbère de son temps qui ne
souffre point d’enfermements cognitif. Une berbérité heureuse car ouverte,
nourrie de ses nombreux voyages et qui font que toutes les appartenances sont
relatives.
A un autre
niveau, je cite les débats que Zaiani mène sur les controversés qui ont marqué
l’Islam de cette époque notamment sous le règne de Moulay Slimane. Face à
certains courtisans, impatients d’arriver au pouvoir, et qui n’ont pas hésité à
encourager le Sultan à adopter les thèses rétrogrades et extrémistes développées
par le Wahhabisme naissant, Zaiani a développé l’image d’un Islam ouvert,
tolérant, Sunnite et Malékite. Le roman reproduit des lettres et des échanges
instructifs produits dans ce contexte. Et qui sont d’une grande actualité pour
aujourd’hui.
Mais l’idée
centrale reste que le roman est une réflexion intelligente, tonique, ludique
sur les rapports pour le moins tumultueux entre l’intellectuel et le pouvoir.
Le titre de mon texte tente de résumer cela : un rapport marqué par une
déception permanente. Déception mutuelle. Le pouvoir n’est jamais content de
l’intellectuel ; celui-ci est souvent déçu. Fasciné par le pouvoir quand
il en est loin ou quand il l’exerce ; il est sidéré quand il en découvre
les coulisses. Les voyages de Zaiani, dans le temps entre les différents
règnes, et dans l’espace (notamment à Istamboul avec son expérience auprès de
la Sublime porte) nous en offrent une éloquente illustration : comme quoi
rien n’est jamais définitif. Rien n’est jamais sûr. Cela me rappelle la
confession d’un ami ancien ministre et qui me rapporte que chaque fois quand il
est dans une réunion loin de la capitale, son premier geste à la fin de sa
réunion est de téléphoner… pour être sûr qu’il est encore là. Notre Zaiani
historique en a vu sous toutes les formes. La fascination l’emporte toujours et
à chaque fois malgré les déboires et les déceptions, il n’arrive pas à dire
non. Difficile, sinon ardu de trouver
une ligne médiane entre l’obéissance servile et la dissidence stérile. Un scénario complexe !
En parlant de
scénario du pouvoir cela me ramène à une question qui a été posée à Hasan
Aourid lors de la tournée de promotion de son livre sur ses rapports au cinéma
et sur la possibilité de voir le roman adapté au cinéma. J’ai eu à réfléchir à
plusieurs reprises sur cette dimension de l’œuvre de Hassan Aourid. D’abord
déjà à propos de son roman que j’aime beaucoup, Le Morisque (version française)
: au centre du récit il y a, je pense lors du voyage du personnage en France
(je cite de mémoire), un épisode (une histoire d’amour) à transposer telle
quelle pour le cinéma. D’autres romans sont en outre dans un rapport/dialogue
implicite je dirai au cinéma qui reste la référence culturelle incontournable
de notre temps ; c’est-à-dire qu’on regarde le monde à partir du cinéma.
Il s’agit de Ribat almoutanabi (2019) qui m’a fait penser à Vol au-dessus de coucou,
Milos Forman, 1975 (les fous qui prennent le devant de la scène). Ou encore
Zinate dounia (2022) avec une
pensée à Douleur et gloire de Pedro Almodovar (2019) ; un titre prémonitoire
qui sied à merveille aux expérience
décrites par Aourid
Alors Hassan Aourid scénariste ? Albachador
bientôt adapté au cinéma ? Notre filmographie est pauvre en références
historiques comme pendant longtemps notre cinéma a ignoré la production
fictionnelle littéraire. Les conditions sont mûres pour une telle rencontre. Le
cinéma aime les biopic (bigraphical picture). Albachador offre un personnage
fort consistant sur le plan dramatique ; un potentiel narratif nourri de
rebondissements, d’intrigue principale, d’intrigues secondaires, de
suspense : Khadija (la concubine rencontrée à Istamboul est-elle morte,
vivante ? Mais peut-être qu’il faudrait couper dans ce riche matériau et
puiser un épisode pour un scénario cinématographique ; comme l’épisode
autour de Sidi Mohammed Ben Abdellah. Mais déjà et en attedant je peux affirmer
en toute conviction que tel quel et face à la misère de la production
télévisuelle ramadanienne, Albachador fera un excellent feuilleton.