Le
premier maître
·
Mohammed
Bakrim
« Il avait l’intelligence de Godard et
l’humour de Woody Allen… »
Il était l’homme des
défis et des challenges. Suffit-il de rappeler dans cette urgence qu’il est l’auteur
d’un roman, L’ombre du chroniqueur (1990), où il avait réussi la prouesse de rédiger un
texte, de près deux cents pages, sans
recourir à la lettre « a ». Oui, c’est bien lui qu’on vient de perdre,
Monsieur Nour Eddine Saïl ; l’homme
aux multiples talents, intellectuel au sens noble du mot. Toute une vie engagée
au service du cinéma, sa passion qui a fait de lui l’une des références
majeures de la cinéphilie à dimension internationale. Philosophe (il enseigne
Kant dans des universités internationales), cinéphile, professionnel du cinéma
(critique, auteur de scénario, producteur), homme de la télévision et
théoricien de l’audiovisuel. Cet homme de toutes les batailles culturelles,
vient de perdre son ultime combat contre le vilain virus. Qu’il repose en paix.
Le repos du guerrier.
On ne peut
réduire son apport à une seule dimension. Des ciné-clubs au festival
international de Marrakech en passant par ses émissions de radio, sa
contribution à tvm, son rôle à Canal plus Horizons, son apport à la tête de 2M
ou du CCM, Nour Eddine Saïl a marqué définitivement le paysage ausiovisuel et
culturel de notre pays. Il est tout
simplement pour la génération, la mienne, qui est arrivée à l’université au
début des années 1970, le premier maître. A l’image justement du héros du film
Le premier maître d’Andrei Konchalovski (1955), un film phare du cinéma
soviétique que Saïl nous a fait découvrir grâce à la dynalique qu’il avait
instairé à la tête de la fédération des ciné-clubs des seventies notamment…
Les années
1970 qui resteront gravées en lettres/images indélébiles dans la mémoire des
cinéphiles marocains. Le cinéma était non seulement vécu comme la pratique
culturelle domainante chez les nouvelles élites urbaines (52 salles de cinéma
dans la seule ville de Casablanaca) mais il était aussi le lieu ou plutôt le
champ d’expression et de production d’un discours critique inédit puisant dans
les acquis des sciences huamaines et dans le paradigme d’analyse produit par
l’idéologie en vogue à l’poque, celle du marxime. Le cinéma était une composante essentielle du
champ culturel en tant que référence intellectuelle moderniste dans la mesure
où la production locale proprement dite n’arrivait pas encore à s’imposer au
sein du marché de circultation des objets symboliques…L’appartenance au cinéma
signifiant l’adhésion à un projet qui s’inscrivait dans la modernité en
symbiose avec un projet plus global. Disons celui de la gauche.
Une figure
intellectuelle va très vite s’imposer comme emblème de cette période, c’est
Nour Eddine Saïl. Il en était l’incarnation de par sa formation et ses
engagements multiples. Il avait les outils qui en font
l’homme de son temps ; philosophe nourri de Spinoza, Nietzche et
Bergson ; marxiste, plutôt dans sa version du matérialisme dialectique que
dogmatique ou mécanique ; tout cela porté par un riche background de
culture arabo-islamique. Cinéphile, fin connaisseur du cinéma mondial, très tôt
il était inscrit dans un vaste réseau international avec de fortes amitiés
parmi les grands noms du cinéma mondial. En septembre 1970 il lance une revue
au titre significatif : Cinéma 3.
Dans ses trois numéros on retrouve de grandes signatures (Alain
Bergala,Guy Hennebelle…), des interviews avec des cinéastes d’Afrique, du monde
arabe, et d’Amérique latine ; des textes de théorie (une célèbre
contribution de Hamid Bennani sur psychanalyse et cinéma)…Le sommaire du
premier numéro de « Cinéma 3» est une indication majeure : il y a un dossier
sur le cinéma cubain ; un entretien avec Jean Rouch; le fonctionnement du sens
dans le cinéma moderne ; évolution de recherches cinématographiques;
filmographie palestinienne…Une information sur un tournage marocain, celui du
film «Les enfants du Haouz » de (feu) Driss Karim.
Son terrain de
prédilection sera principalement le ciné-club. « Les ciné-clubs étaient
jusque-là contrôlés par des coopérants français dont l’intérêt pour le cinéma
national était minimal, et organisés dans une « Fédération marocaine des
ciné-clubs ». De retour de Beyrouth où il avait enseigné comme cadre de
l’UNESCO et où il avait surtout côtoyé les militants palestiniens pratiquement
dans le feu de l’action, il met en pratique ce qui constitue désormais sa
raison d’être : « Très vite j’ai eu la conviction que le
changement ne pouvait se faire qu’à travers l’action culturelle. Je le pense
toujours ». C’est ainsi qu’à son
initiative en 1973 (mars), la FMCC est « marocanisée » et devient la «
Fédération nationale des ciné-clubs du Maroc », la plus puissante d’Afrique.
Elle parvient à fédérer plus de 40 000 adhérents (on s’amusait alors à
dire que ce fut le plus grand « parti politique du Maroc ») ;
portant les films souvent inédits et absents du circuit commercial dans les
contrées les plus éloignées du pays. N.
Saïl en sera le président pendant 10
ans. Une présidence qui a permis de réaliser d’énormes acquis. Grâce à son
réseau international, la FNCCM pouvait avoir des films provenant de la
cinémathèque d’Alger, l’une des plus dynamiques à l’époque ou de Paris grâce au
soutien des Cahiers du cinéma qui n’hésitaient pas à envoyer leurs
collaborateurs les plus prestigieux (cinéastes et critiques) pour animer des
débats à Tanger, Meknès, ou Khouribga . C’était un levier puissant”
reconnaît-il. Nous passions les
classiques du cinéma soviétique. Nous avons fait découvrir le très riche cinéma
sud-américain aux Marocains. Nous leur
avons montré une autre facette du cinéma égyptien avec les films de Youssef
Chahine. Mais jamais personne n’a osé m’interdire de dire tout ce que le cinéma
mondial devait à John Ford ».
N.
Saïl va être également l’initiateur d’une pratique qui va marquer l’histoire de
la cinéphilie marocaine à savoir celle des pages « Cinéma » dans les
grands quotidiens nationaux. Il avait ouvert la voie avec sa page hebdomadaire
du quotidien « Maghreb-Informations », proche de la puissante centrale
syndicale l’Union marocaine du travail (UMT) ; une page d’une grande
teneur intellectuelle : je me souviens ainsi d’une célèbre interview de
Godard sur trois numéros ; une lettre ouverte à Pasolini et surtout une
ligne éditoriale bien pensée et bien fondée théoriquement pour défendre « le
droit à l’existence d’un cinéma marocain et dénoncer sans ménagement les
manœuvres mercantilistes et bassement « cinépicières » des distributeurs de
films et des propriétaires de salles ».
L’autre événement
cinéphilique qui marque la décennie est la création des Rencontres des cinémas africains de
Khouribga en mars 1977. L’alter ego de Carthage et d’Ouagadougou. Ce sera le
premier festival de cinéma d’envergure internationale qui est organisé au Maroc
(je ne tiens pas compte ici de l’éphémère festival du cinéma méditerranéen
lancé par le ministre de l’information en 1968 et 1969 qui n’a pas eu de
suite). Le festival va connaître un
franc succès malgré son destin qui demeure aléatoire. Il reste le festival le
plus prisé des cinéphiles marocains et jouit d’une immense estime à travers le
continent. “À Khouribga, nous étions
censés porter le cinéma à un public d’ouvriers. Nous n’avons pas rencontré
d’ouvriers, mais nous avons tout de suite été reçus par la population mélangée
de la ville, très fière d’accueillir un festival cinéphilique de qualité. Pas
de paillettes ni de tapis rouge, mais des débats passionnés qui duraient
jusqu’à pas d’heure, pour chacun des films projetés, comme c’est d’ailleurs toujours
le cas » rappelle-t-il. Il faut juste préciser que ces débats
cinéphiliques et ses séances de minuit sont animés par Nour Eddine Saïl
lui-même.
Cet immense bagage
culturel fera de lui la personnalité idoine quand il s’agit de donner une
nouvelle dynamique à la télévision ou au cinéma. On fera appel à lui quand la
Tvm tenta une ouverture au début des années 1980 ou quand il vint à la
rescousse de 2M au début des années 2000 ou encore au CCM en 2003. Au festival
international du film de Marrakech, il joua un rôle primordial pour défendre le
cinéma marocain et globalement pour pousser dans le sens d’une diversité
cinéphilique du festival. Bref, Il faut plus qu’un article de circonstances
pour décrire cet acquis immense, ce dévouement sans faille pour le cinéma, pour
son pays, pour ses proches et ses amis.
Pour le définir ou plutôt tenter d’approcher
son profil, j’aime souvent dire à mes amis « Saïl ? C’est
l’intelligence de Godard et l’humour de Woody Allen ! »
1 commentaire:
20 minutes de temps vous aident à réaliser beaucoup de choses, si un bon https://filmstreaming1.video film.
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