Retour sur les années de plomb à travers la biographie de
A. Laabi
A. Lagtaâ : Je
traite d’individus qui ne renoncent pas
à leur désir
Le cinéaste marocain Abdelkader
Lagtaâ entame début avril, le tournage de son
nouveau long métrage, La moitié du ciel. Le scénario est une
« libre adaptation » du récit de vie de Jocelyne Laâbi, La liqueur
d’aloès (voir encadré) notamment les séquences relatives à l’arrestation du
célèbre poète marocain, Prix Goncourt de la poésie, en 1972.
Avec ce nouvel opus, son sixième
long métrage, Lagtaâ signe un retour très attendu de la part des cinéphiles et
des observateurs du paysage cinématographique. Ses films en effet ne passent
pas inaperçus. Rappelons que son premier film, Un amour à Casablanca (1991)
avait ouvert la voie du box office devant les films marocains ; le film
fut en effet l’un des plus grands succès publics de la décennie. La porte close
(1998) avait suscité un vif débat autour de la question de la censure, le film
abordant par l’un de ses aspects la question homosexuelle. Face à face (2003) a
été l’un des premiers films à aborder frontalement les années de plomb autour
de la thématique de la disparition et avec une allusion à pine déguisée au
bagne de Tazmamart.
Avec La moitié du ciel dont le
tournage commence début avril, Lagtaâ revient sur cette période difficile de
notre histoire à partir d’un angle original, celui de ceux et celles qui sont
restés dehors au moment où leurs proches ont été happés par la machine
répressive. En l’occurrence ici, le point de vue de l’épouse de l’un des
détenus emblèmes de l’époque. Nous sommes heureux d’accompagner ce projet, en
présentant en exclusivité ici l’entretien que nous accordé le cinéaste quelques
jours avant « le premier tour de manivelle » du tournage.
1) Finalement Laâbi et toi, c’est une vieille histoire ; en
lisant le dernier livre de Kenza Sefrioui consacré à l’expérience de la revue
Souffles, j’apprends que lors de ton voyage en Pologne pour tes études de
cinéma, dans tes bagages il y a la revue Souffles et tu vas rester en contact
avec Laâbi qui va t’envoyer d’ailleurs d’autres numéros…
Quand j’ai décidé de partir en
Pologne pour faire des études de cinéma, c’était la première fois que je me
rendais en Europe. Par conséquent, j’avais pris avec moi tout ce qui me semblait
nécessaire, notamment des magazines de cinéma et les deux premiers numéros de
Souffles. Pourquoi cette revue en particulier ? Je dois rappeler que
parallèlement à mon intérêt pour le cinéma, j’étais également passionné par
l’écriture littéraire à l’époque. J’avais publié quelques tentatives poétiques
en arabe, quelques nouvelles très courtes ainsi que des tentatives de critique
littéraire. En même temps, j’étais à l’affût des revues pouvant m’informer de
ce qui se passait dans ce domaine. Et c’est ainsi qu’un jour, j’ai découvert le
premier numéro de Souffles dans un kiosque à journaux situé sur le boulevard
Mohammed V, à Casablanca. En le feuilletant, j’ai été attiré par l’article
introductif d’Abdellatif Laâbi qui dressait un tableau sans concession de la
situation de la littérature nationale de l’époque et manifestait une volonté
farouche de rompre avec cet état des choses, avec ce qu’il considérait comme un
marasme. Cette révolte roborative n’avait pas manqué de rencontrer la rébellion
qui sommeillait en moi, étant donné que j’étais un peu maoïste à ce moment-là
et n’était évidemment nullement satisfait de la situation politique et sociale.
2) Est-ce que tu as eu l’occasion de voir le dossier consacré au
cinéma publié dans le numéro 2 de la revue ?
Le deuxième numéro de Souffles
m’avait confirmé dans ma conviction d’avoir enfin rencontré une revue qui
répondait à mes aspirations car il proposait, en effet, un dossier complet sur
le cinéma marocain dans lequel participaient des cinéastes dont j’avais découvert
auparavant les courts-métrages, lors d’une projection spéciale au Cinéma Lynx.
Le hasard a voulu que le
cinéaste dont je me suis senti proche, dans le débat organisé par Souffles et
inséré dans son dossier, ne fût autre qu’Idriss Karim que j’allais côtoyer
pendant des années en Pologne où il était venu compléter ses études à l’école
de cinéma de Lodz et où nous avons passé des moments pour moi mémorables en
compagnie de Mostafa et Abdelkrim Derkaoui, de Mohamed Bensaïd et Abdallah
Drissi, des moments de débats et de controverses autour du genre de cinéma dont
le Maroc avait besoin. Étant donné nos convictions de gauche, nous rêvions d’un
cinéma susceptible de faire prendre conscience au public des réalités sociales,
de l’emprise du pouvoir politique sur la société et des aspirations légitimes
d’autonomie et d’épanouissement de l’individu marocain.
3) Comment s’est fait la rencontre avec le livre de J. Laâbi ?
quels sont les paramètres que tu as mis en avant lors du travail
d’adaptation ? (Notamment au niveau de la gestion de la dimension
temporelle)
Je dirais que la rencontre
avec le récit autobiographique de Jocelyne Laâbi s’est faite très naturellement
car j’ai toujours veillé à lire les œuvres narratives marocaines. Je dois
avouer ici que mes lectures ont toujours été intéressées. Je lisais pour
découvrir les œuvres qui pouvaient alimenter ma réflexion, me faire découvrir
les réalités marocaines et surtout me permettre de trouver des récits pouvant
être adaptés au cinéma. Dans ce cadre, le récit en question tombait à pic. Dès
que j’en ai fait connaissance, j’ai appelé Abdellatif et je me suis rendu chez
lui pour en discuter avec lui et avec Jocelyne.
Après de nombreuses
discussions, nous avons convenu du début du scénario et, une fois cela acté,
nous nous sommes petit à petit parvenus à la conclusion qu’il fallait se baser
en priorité sur les événements qui ont émaillé le parcours du couple, pour
éviter que l’évolution dramaturgique soit menée par des dialogues ennuyeux et
explicatifs. Étant donné qu’il s’agit d’un récit basé sur des faits réels, nous
n’avons pas pu échapper au débat classique sur le rapport au réel, sur le
rapport entre la fiction et la réalité. Ainsi, au fil des multiples versions du
scénario, nous avons fini par privilégier une structure dramaturgique
concentrée, épousant le point de vue de l’héroïne, une manière de mettre en
exergue le combat mené par les femmes, compagnes, mères et sœurs de détenus
politiques.
4) Quel est l’apport de Laâbi lors de cette phase de réécriture
cinématographique de ce récit de vie ? Avez-vous convenu d’un droit de
regard sur certains aspects du récit ?
Nous avons, Abdellatif et moi,
adapté le récit de Jocelyne à quatre mains. Ce qui, dans l’absolu, n’est déjà
pas toujours très aisé. En outre, ce qui a rendu l’approche scénaristique
encore plus complexe ici, c’est que l’un des coscénaristes est en même temps un
acteur fondamental des événements racontés. Ce qui a forcément donné lieu à des
discussions passionnées et passionnantes où tous les aspects de l’histoire ont
été traités, sans tabou, y compris la question du droit de regard. Mais nous avons
réussi, à la fin, à dépasser cet écueil quand nous avons constaté que nous
étions sur la même longueur d’ondes et que le propos ne sera en aucun cas
dénaturé.
Tout ce que je regrette, dans
ce cadre, c’est de ne pas avoir eu la présence d’esprit de tenir un journal de
l’évolution de l’écriture du scénario, ce qui aurait été probablement très
enrichissant pour nous deux et, peut-être, également pour le lecteur.
5) Comment s’est fait le choix des comédiens notamment pour le
rôle de Laâbi ?
Avec Abdellatif, nous avons à
un moment donné évoqué la question de la ressemblance physique des comédiens
avec les personnages réels de l’histoire et nous avons estimé que cet aspect ne
devait pas servir de critère pour le choix des interprètes. Par conséquent,
nous avons opté pour le critère de la compétence et nous avons choisi des
comédiens ayant la capacité d’enrichir les personnages par un apport personnel
qui peut aller au-delà de leur simple incarnation.
Un autre aspect du scénario
nous a également interpellés et nécessité d’opérer un choix, celui des noms des
personnages réels. Comme certains protagonistes de cette histoire sont déjà
décédés, notamment Abraham et Évelyne Serfaty, et que plusieurs d’autres sont
encore vivants, il nous a fallu également tenir compte de cette situation.
En général, nous sommes
parvenus à la conclusion qu’il était vain et improductif de vouloir coûte que
coûte chercher à « copier » la réalité des choses. D’ailleurs, mon
directeur photo et moi-même avons choisi de ne pas nous soumettre à l’image
naturaliste dans le traitement de l’atmosphère du film.
6) Je sais que parallèlement à cela tu mènes un travail de
réflexion sur deux périodes charnière de notre modernité : la fin du 19ème
siècle avec les premières tentatives de formation d’une élite moderne illustrées
par l’envoi de missions estudiantines en Europe, notamment sous le règne de
Moulay Hassan et puis un travail sur les années de plomb autour notamment de
séquence insolite des événements de mars 1973 ?
Je suis très frustré par
l’absence de producteurs chez nous, par la pénurie des moyens financiers et
surtout par le fait d’avoir l’impression de recommencer à zéro, à l’occasion de
chaque projet de film, comme si j’étais un débutant. C’est malheureux que ce
pays n’ait pas su ou n’ait pas voulu trouver les mécanismes permettant
d’accompagner les auteurs compétents et de faire fructifier leur expérience.
J’ai en ma possession un
certain nombre de scénarios et je continue à en écrire, sans avoir la garantie
ou l’espoir de pouvoir un jour les porter à l’écran. Parmi ces projets, j’ai
rédigé depuis quelques années un scénario sur les événements de 1973 et je
travaille sur un autre, en co-écriture, relatif au XIXe siècle marocain.
Parallèlement à ces scénarios
« historiques », j’en ai quelques-uns qui se déroulent dans le
présent et qui correspondent à une approche personnelle dans laquelle je traite
d’individus qui ne renoncent pas à leur désir et qui, dans ce but, sont amenés
à remettre plein de certitudes en question, parfois au péril de leur vie.
Entretien
réalisé par Mohammed Bakrim
Encadré
En attendant le film, le livre…
La liqueur d’aloès
Fidèle à
l’image qu’elle véhicule d’humble et de modeste et qui se dégage du livre
lui-même, Jocelyne Laâbi a intitulé son texte, La liqueur d’aloès, récit. Choix
pertinent d’autant plus qu’au sein de la panoplie de variations au sein du
genre, ici nous sommes bel et bien en présence d’un récit de vie. Loin d’une
biographie romancée, plutôt proche d’un journal intime. Le style est limpide,
la narration attrayante, nourrie de la sincérité du propos et de l’émotion qui
se dégage des situations rapportées. Jocelyne Laâbi nous livre cette biographie
comme une lettre d’amour et cette dimension épistolaire est une figure
rhétorique marquante du texte. Il y a une lettre fondamentale adressée, un peu
tard, au père et il y a les lettres qui témoigneront de l’épisode douloureux de
l’arrestation de Abdellatif, l’époux, l’amant, le compagnon ; lettres de
l’épouse mais aussi des fragments du courrier des enfants adressé à leur père,
retenu derrière les murs de la prison.
Le récit
remonte à l’enfance à Lyon en France ; une première photo est convoquée
pour situer le départ du récit ; photo d’écolières et l’écriteau qui
indique « cours élémentaire première année 1949-1950 ». Suit alors un
montage de séquences pour dire la vie de tous les jours au gré des souvenirs
qui reviennent avec l’installation du système des personnages : la mère au
foyer, le père voyageur chez Michelin et un frère plus grand qu’elle. On
découvre cette famille modeste dont la vie prendra un tournant avec l’arrivée
au Maroc et l’installation à Meknès en 1950.
Cette
linéarité du récit sera brisée par un flashback qui arrive le 27 janvier
1972 ; Jocelyne est maintenant mère, épouse de Abdellatif Laâbi. Cette
date jour de l’aïd (il coincide avec la fête musulmane du mouton) pour certains
et le jour où la police fera irruption chez les Laâbi pour arrêter le poète,
l’éditeur de la revue Souffles et le militant de gauche. Occasion pour la
narratrice pour revenir en quelques épisodes sur la rencontre qui changera sa
vie ; ayant déjà opté pour le Maroc une fois pour toute. Occasion aussi de
mettre de l’ordre dans un passé familial marqué par une image problématique du
père découverte après coup et qui corrigera l’image idyllique de
l’enfant ; une lettre émouvante signera cette première rupture.
Commence alors
l’apprentissage d’une autre vie et qui se forgera dans la lutte. C’est la deuxième
grande partie du livre. Elle relève quasiment de la chronique historique ;
les faits étant grosso modo connus du lecteur, la narratrice s’attache à
réduire au minimum le commentaire en se concentrant sur les situations
vécues ; le face à face avec les durs moments de la séparation ; la
résistance face à la machine répressive, les solidarités, les doutes et puis
l’espoir. Un hommage est ainsi rendu aux familles des détenus politiques qui
ont su déchirer « le linceul du silence » qui enveloppait le crime
d’un voile épais. Jocelyne a su rendre compte de ces moments forts de notre
passé récent.
L’amour,
l’amitié, la poésie cimenteront les liens et donnent finalement raison à
l’espoir.
La liqueur
d’aloès (214 pages) est édité chez Marsam (2004) avec en couverture un tableau
de Mahi Binebine.
M.B
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