samedi 29 mars 2014

A. Lagtaâ filme la biographie de Laabi


Retour sur les années de plomb à travers la biographie de A. Laabi
A. Lagtaâ : Je traite  d’individus qui ne renoncent pas à leur désir
Le cinéaste marocain Abdelkader Lagtaâ entame début avril, le tournage de son  nouveau long métrage, La moitié du ciel. Le scénario est une « libre adaptation » du récit de vie de Jocelyne Laâbi, La liqueur d’aloès (voir encadré) notamment les séquences relatives à l’arrestation du célèbre poète marocain, Prix Goncourt de la poésie, en 1972.
Avec ce nouvel opus, son sixième long métrage, Lagtaâ signe un retour très attendu de la part des cinéphiles et des observateurs du paysage cinématographique. Ses films en effet ne passent pas inaperçus. Rappelons que son premier film, Un amour à Casablanca (1991) avait ouvert la voie du box office devant les films marocains ; le film fut en effet l’un des plus grands succès publics de la décennie. La porte close (1998) avait suscité un vif débat autour de la question de la censure, le film abordant par l’un de ses aspects la question homosexuelle. Face à face (2003) a été l’un des premiers films à aborder frontalement les années de plomb autour de la thématique de la disparition et avec une allusion à pine déguisée au bagne de Tazmamart.
Avec La moitié du ciel dont le tournage commence début avril, Lagtaâ revient sur cette période difficile de notre histoire à partir d’un angle original, celui de ceux et celles qui sont restés dehors au moment où leurs proches ont été happés par la machine répressive. En l’occurrence ici, le point de vue de l’épouse de l’un des détenus emblèmes de l’époque. Nous sommes heureux d’accompagner ce projet, en présentant en exclusivité ici l’entretien que nous accordé le cinéaste quelques jours avant « le premier tour de manivelle » du tournage.
1)     Finalement Laâbi et toi, c’est une vieille histoire ; en lisant le dernier livre de Kenza Sefrioui consacré à l’expérience de la revue Souffles, j’apprends que lors de ton voyage en Pologne pour tes études de cinéma, dans tes bagages il y a la revue Souffles et tu vas rester en contact avec Laâbi qui va t’envoyer d’ailleurs d’autres numéros…
Quand j’ai décidé de partir en Pologne pour faire des études de cinéma, c’était la première fois que je me rendais en Europe. Par conséquent, j’avais pris avec moi tout ce qui me semblait nécessaire, notamment des magazines de cinéma et les deux premiers numéros de Souffles. Pourquoi cette revue en particulier ? Je dois rappeler que parallèlement à mon intérêt pour le cinéma, j’étais également passionné par l’écriture littéraire à l’époque. J’avais publié quelques tentatives poétiques en arabe, quelques nouvelles très courtes ainsi que des tentatives de critique littéraire. En même temps, j’étais à l’affût des revues pouvant m’informer de ce qui se passait dans ce domaine. Et c’est ainsi qu’un jour, j’ai découvert le premier numéro de Souffles dans un kiosque à journaux situé sur le boulevard Mohammed V, à Casablanca. En le feuilletant, j’ai été attiré par l’article introductif d’Abdellatif Laâbi qui dressait un tableau sans concession de la situation de la littérature nationale de l’époque et manifestait une volonté farouche de rompre avec cet état des choses, avec ce qu’il considérait comme un marasme. Cette révolte roborative n’avait pas manqué de rencontrer la rébellion qui sommeillait en moi, étant donné que j’étais un peu maoïste à ce moment-là et n’était évidemment nullement satisfait de la situation politique et sociale.


2)     Est-ce que tu as eu l’occasion de voir le dossier consacré au cinéma publié dans le numéro 2 de la revue ?
Le deuxième numéro de Souffles m’avait confirmé dans ma conviction d’avoir enfin rencontré une revue qui répondait à mes aspirations car il proposait, en effet, un dossier complet sur le cinéma marocain dans lequel participaient des cinéastes dont j’avais découvert auparavant les courts-métrages, lors d’une projection spéciale au Cinéma Lynx.
Le hasard a voulu que le cinéaste dont je me suis senti proche, dans le débat organisé par Souffles et inséré dans son dossier, ne fût autre qu’Idriss Karim que j’allais côtoyer pendant des années en Pologne où il était venu compléter ses études à l’école de cinéma de Lodz et où nous avons passé des moments pour moi mémorables en compagnie de Mostafa et Abdelkrim Derkaoui, de Mohamed Bensaïd et Abdallah Drissi, des moments de débats et de controverses autour du genre de cinéma dont le Maroc avait besoin. Étant donné nos convictions de gauche, nous rêvions d’un cinéma susceptible de faire prendre conscience au public des réalités sociales, de l’emprise du pouvoir politique sur la société et des aspirations légitimes d’autonomie et d’épanouissement de l’individu marocain.
3)     Comment s’est fait la rencontre avec le livre de J. Laâbi ? quels sont les paramètres que tu as mis en avant lors du travail d’adaptation ? (Notamment au niveau de la gestion de la dimension temporelle)
Je dirais que la rencontre avec le récit autobiographique de Jocelyne Laâbi s’est faite très naturellement car j’ai toujours veillé à lire les œuvres narratives marocaines. Je dois avouer ici que mes lectures ont toujours été intéressées. Je lisais pour découvrir les œuvres qui pouvaient alimenter ma réflexion, me faire découvrir les réalités marocaines et surtout me permettre de trouver des récits pouvant être adaptés au cinéma. Dans ce cadre, le récit en question tombait à pic. Dès que j’en ai fait connaissance, j’ai appelé Abdellatif et je me suis rendu chez lui pour en discuter avec lui et avec Jocelyne.
Après de nombreuses discussions, nous avons convenu du début du scénario et, une fois cela acté, nous nous sommes petit à petit parvenus à la conclusion qu’il fallait se baser en priorité sur les événements qui ont émaillé le parcours du couple, pour éviter que l’évolution dramaturgique soit menée par des dialogues ennuyeux et explicatifs. Étant donné qu’il s’agit d’un récit basé sur des faits réels, nous n’avons pas pu échapper au débat classique sur le rapport au réel, sur le rapport entre la fiction et la réalité. Ainsi, au fil des multiples versions du scénario, nous avons fini par privilégier une structure dramaturgique concentrée, épousant le point de vue de l’héroïne, une manière de mettre en exergue le combat mené par les femmes, compagnes, mères et sœurs de détenus politiques.


4)     Quel est l’apport de Laâbi lors de cette phase de réécriture cinématographique de ce récit de vie ? Avez-vous convenu d’un droit de regard sur certains aspects du récit ?
Nous avons, Abdellatif et moi, adapté le récit de Jocelyne à quatre mains. Ce qui, dans l’absolu, n’est déjà pas toujours très aisé. En outre, ce qui a rendu l’approche scénaristique encore plus complexe ici, c’est que l’un des coscénaristes est en même temps un acteur fondamental des événements racontés. Ce qui a forcément donné lieu à des discussions passionnées et passionnantes où tous les aspects de l’histoire ont été traités, sans tabou, y compris la question du droit de regard. Mais nous avons réussi, à la fin, à dépasser cet écueil quand nous avons constaté que nous étions sur la même longueur d’ondes et que le propos ne sera en aucun cas dénaturé.
Tout ce que je regrette, dans ce cadre, c’est de ne pas avoir eu la présence d’esprit de tenir un journal de l’évolution de l’écriture du scénario, ce qui aurait été probablement très enrichissant pour nous deux et, peut-être, également pour le lecteur.


5)     Comment s’est fait le choix des comédiens notamment pour le rôle de Laâbi ?
Avec Abdellatif, nous avons à un moment donné évoqué la question de la ressemblance physique des comédiens avec les personnages réels de l’histoire et nous avons estimé que cet aspect ne devait pas servir de critère pour le choix des interprètes. Par conséquent, nous avons opté pour le critère de la compétence et nous avons choisi des comédiens ayant la capacité d’enrichir les personnages par un apport personnel qui peut aller au-delà de leur simple incarnation.
Un autre aspect du scénario nous a également interpellés et nécessité d’opérer un choix, celui des noms des personnages réels. Comme certains protagonistes de cette histoire sont déjà décédés, notamment Abraham et Évelyne Serfaty, et que plusieurs d’autres sont encore vivants, il nous a fallu également tenir compte de cette situation.
En général, nous sommes parvenus à la conclusion qu’il était vain et improductif de vouloir coûte que coûte chercher à « copier » la réalité des choses. D’ailleurs, mon directeur photo et moi-même avons choisi de ne pas nous soumettre à l’image naturaliste dans le traitement de l’atmosphère du film.


6)     Je sais que parallèlement à cela tu mènes un travail de réflexion sur deux périodes charnière de notre modernité : la fin du 19ème siècle avec les premières tentatives de formation d’une élite moderne illustrées par l’envoi de missions estudiantines en Europe, notamment sous le règne de Moulay Hassan et puis un travail sur les années de plomb autour notamment de séquence insolite des événements de mars 1973 ?
Je suis très frustré par l’absence de producteurs chez nous, par la pénurie des moyens financiers et surtout par le fait d’avoir l’impression de recommencer à zéro, à l’occasion de chaque projet de film, comme si j’étais un débutant. C’est malheureux que ce pays n’ait pas su ou n’ait pas voulu trouver les mécanismes permettant d’accompagner les auteurs compétents et de faire fructifier leur expérience.
J’ai en ma possession un certain nombre de scénarios et je continue à en écrire, sans avoir la garantie ou l’espoir de pouvoir un jour les porter à l’écran. Parmi ces projets, j’ai rédigé depuis quelques années un scénario sur les événements de 1973 et je travaille sur un autre, en co-écriture, relatif au XIXe siècle marocain.
Parallèlement à ces scénarios « historiques », j’en ai quelques-uns qui se déroulent dans le présent et qui correspondent à une approche personnelle dans laquelle je traite d’individus qui ne renoncent pas à leur désir et qui, dans ce but, sont amenés à remettre plein de certitudes en question, parfois au péril de leur vie.
Entretien réalisé par Mohammed Bakrim
Encadré
En attendant le film, le livre…
La liqueur d’aloès
Fidèle à l’image qu’elle véhicule d’humble et de modeste et qui se dégage du livre lui-même, Jocelyne Laâbi a intitulé son texte, La liqueur d’aloès, récit. Choix pertinent d’autant plus qu’au sein de la panoplie de variations au sein du genre, ici nous sommes bel et bien en présence d’un récit de vie. Loin d’une biographie romancée, plutôt proche d’un journal intime. Le style est limpide, la narration attrayante, nourrie de la sincérité du propos et de l’émotion qui se dégage des situations rapportées. Jocelyne Laâbi nous livre cette biographie comme une lettre d’amour et cette dimension épistolaire est une figure rhétorique marquante du texte. Il y a une lettre fondamentale adressée, un peu tard, au père et il y a les lettres qui témoigneront de l’épisode douloureux de l’arrestation de Abdellatif, l’époux, l’amant, le compagnon ; lettres de l’épouse mais aussi des fragments du courrier des enfants adressé à leur père, retenu derrière les murs de la prison.
Le récit remonte à l’enfance à Lyon en France ; une première photo est convoquée pour situer le départ du récit ; photo d’écolières et l’écriteau qui indique « cours élémentaire première année 1949-1950 ». Suit alors un montage de séquences pour dire la vie de tous les jours au gré des souvenirs qui reviennent avec l’installation du système des personnages : la mère au foyer, le père voyageur chez Michelin et un frère plus grand qu’elle. On découvre cette famille modeste dont la vie prendra un tournant avec l’arrivée au Maroc et l’installation à Meknès en 1950.
Cette linéarité du récit sera brisée par un flashback qui arrive le 27 janvier 1972 ; Jocelyne est maintenant mère, épouse de Abdellatif Laâbi. Cette date jour de l’aïd (il coincide avec la fête musulmane du mouton) pour certains et le jour où la police fera irruption chez les Laâbi pour arrêter le poète, l’éditeur de la revue Souffles et le militant de gauche. Occasion pour la narratrice pour revenir en quelques épisodes sur la rencontre qui changera sa vie ; ayant déjà opté pour le Maroc une fois pour toute. Occasion aussi de mettre de l’ordre dans un passé familial marqué par une image problématique du père découverte après coup et qui corrigera l’image idyllique de l’enfant ; une lettre émouvante signera cette première rupture.
Commence alors l’apprentissage d’une autre vie et qui se forgera dans la lutte. C’est la deuxième grande partie du livre. Elle relève quasiment de la chronique historique ; les faits étant grosso modo connus du lecteur, la narratrice s’attache à réduire au minimum le commentaire en se concentrant sur les situations vécues ; le face à face avec les durs moments de la séparation ; la résistance face à la machine répressive, les solidarités, les doutes et puis l’espoir. Un hommage est ainsi rendu aux familles des détenus politiques qui ont su déchirer « le linceul du silence » qui enveloppait le crime d’un voile épais. Jocelyne a su rendre compte de ces moments forts de notre passé récent.
L’amour, l’amitié, la poésie cimenteront les liens et donnent finalement raison à l’espoir.
La liqueur d’aloès (214 pages) est édité chez Marsam (2004) avec en couverture un tableau de Mahi Binebine.
M.B


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