samedi 4 octobre 2008

la caméra comme ordonnateur de discours

On sait que la télévision comme media dominant joue un rôle de plus en plus essentiel dans la mise en scène de l'ordre social. Déjà par exemple à un niveau microsocial, celui de la famille, on ne peut pas imaginer la mise en place du décor d'une maison, de l'installation de son architecture intérieure sans prendre en compte la place primordiale de la télévision, d'abord comme meuble à partir duquel tout le reste va se positionner: "on va mettre la télévision ici"…est la phrase fondatrice du nouveau dispositif familial. A partir de cet exemple, issu de la sphère privée, il y a tout un paradigme qui préside désormais au comportement des acteurs et des institutions de la vie publique. On ne fait plus rien sans le regard de la télévision. C'est elle qui dicte le nouveau protocole social. De nombreuses anecdotes circulent à ce propos: des responsables qui déterminent leur action en fonction de cette question récurrente "jaouw shab talfasa?" comprendre "les gens de la télé sont arrivés?". C'est-à-dire qu'on ne fera rien sans leur présence. J'ai vu une scène inouïe lors d'un journal télévisé : un ministre n'hésita pas à pousser de sa main un responsable subalterne qui lui présentait des explications mais qui –hélas- se mettait entre lui et le champ de la caméra! Cet été, j'ai assisté à une séquence insolite : une chaîne satellitaire arabe organisait une conférence débat avec d'éminentes personnalités; des problèmes de son liés au plateau installé dans un lieu à mauvaise acoustique, ont retardé le démarrage de l'émission de plus d'une heure. Phénomène incroyable, aucune des personnalités n'a bougé de sa place ou a émis un début de protestation. Tout le monde attendait sagement que la télévision sorte de ses caprices. On imaginera facilement que dans un autre contexte, plus trivial, face par exemple au retard d'un train, d'une conférence dans une université, ils auraient crié au scandale. Ils l'auraient même fait devant une caméra de télévision…oui parce qu'aujourd'hui, être, c'est paraître à la télévision. Vous connaissez tous l'histoire de ce détenu politique qui ayant été libéré très tôt par l'administration pénitentiaire (celle-ci n'aime pas la médiatisation non contrôlée) s'est vu obligé/contraint par son comité d'accueil de "rejouer" la scène de sa sortie de prison, des heures plus tard, cette fois devant les caméras. Les mouvements de protestation aujourd'hui considèrent comme un échec s'ils n'ont pas eu leur minute de gloire sur 2M ou Aljazira. Lors de la guerre du Golfe, le pays avait connu des manifestations sporadiques de citoyens contre la guerre. Celles-ci étaient couvertes par la deuxième chaîne en fonction d'un ensemble de critères propres à la chaîne…des élèves n'ont pas compris cette démarche et sont venus manifester devant le siège de la chaîne à Ain Sbaâ. Protestant deux fois : contre Bush qui avait déclaré l'Irak et contre la chaîne qui ne donnait pas une existence à leur geste de colère.
La dernière semaine de Ramadan, Tvm sentant l'audimat lui échapper lors du prime time du ftour a ressorti une arme lourde avec les sketches de Houcine Beniaz. Un choix très réussi puisque l'ex Baz du célèbre duo a montré des qualités indéniables. Il a même été invité au plateau du ftour oula pour envoyer des clins d'œil à son ancien camarade Ahmed Snoussi, alias Bziz. Des amabilités ont été dites à son égard y compris des vœux de l'aid. Une occasion de le diffuser, un peu malgré lui, sur la chaîne avec un sketch du milieu des années 80; sketch devenu célèbre car il décrivait le comportement public généré par la présence de la caméra. La fameuse expression de Bziz "caméra chaala" (la caméra mise mode play) était entré dans le discours social pour signifier la schizophrénie des médias officiels qui décrivaient un monde idyllique qui n'existait que sur les écrans de Dar Brihi. Mais ce sketch revu aujourd'hui nous donne une autre indication sur le changement du comportement des Marocains à l'égard des caméras de la télévision. Si, à l'époque du duo Bziz et Baz on changeait de registre de discours, une fois la caméra mise en marche de peur de ne pas s'attirer les foudres de qui veillait sur l'ordre dominant, aujourd'hui autre temps autre mœurs médiatique: la caméra allumée ouvre un appétit pour un discours de doléances, de lamentation et de dénonciation. Le discours contestataire se forge une identité via le discours cathodique. Des groupuscules organisent des sit in et ne se soucient guère du nombre de militants ou de citoyens mobilisés autour d'une cause ou d'une autre, pourvu que cela passe sur les antennes, que cela soit pris par les caméras de la télévision. Celle-ci s'arrangera d'ailleurs par la technique du montage à en faire un événement réussi ou non. En fonction de l'agenda du moment.
La caméra de la télévision contribue ainsi à l'émergence de nouvelles légitimités qui mettent en crise les anciennes formes de légitimation sociale.

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