dimanche 18 juin 2017

Souvenirs cinéphiles (3):Adieu forain (1998), un film beckettien


On n’attend rien
C’est un premier long métrage qui revendique d’emblée sa contemporanéité : l’ « adieu » du titre est un clin d’œil à une époque qui s’en va. Est-ce un hasard si la sortie du film coïncide avec l’achèvement d’une décennie ? Les années 90 ont été une période d’interrogation autour du cinéma marocain pour la première  fois ce cinéma est devenu visible, d’abord chez lui. Les chiffres de la distribution et de l’exploitation l’attestent. On a parlé d’une dynamique certes, mais les films qui sortent sont-ils porteurs d’un projet cinématographique ? S’inscrivent-ils dans une perspective esthétique qui peut caractériser les années 90 ?  Adieu forain, premier long métrage de fiction de Daoud Oulad Sayed, après une expérience de court métrage et de photographe, s’inscrit indéniablement dans l’entre-deux. Sur un plan cinématographique stricto sensu, on peut avancer en effet l’hypothèse d’un film-indice. Il termine une époque et en annonce une autre. Sous le signe de la quête, de l’errance ouverte sur les incertitudes d’un horizon fluide. Le film ne vient récupérer les ingrédients qui ont fait les grandes réussites publiques de la décennie. Il ne revendique pas une cause, celle de la femme par exemple pour bâtir sa communication. Il n’a pas recours aux grands acteurs qui ont tenu l’affiche. Bien au contraire, le film cherche à s’ouvrir un autre horizon.
On peut formuler une première hypothèse en disant que  par son système des personnages, par sa narration, par son rapport au temps, par la vision de l’espace qu’il offre, Adieu forain est un film moderne car problématique. Contrairement, en effet, à un certain cinéma à la mode durant toute la décennie, on n’ y trouve pas de thèse explicite renvoyant à un débat d’actualité ; il ne cherche pas à faire vrai : ce film dément la prétention d’une œuvre artistique à la vérité. Ce n’est pas en tout cas son ambition. C’est la première indication de cette singularité, spécificité du cinéma d’auteur qui tranche avec le principe de la répétition et du stéréotype de tout cinéma incarné par et dans un système, en l’occurrence le système de distribution commercial.
 Le film s’ouvre sur un fondu en noir qui renvoie à l’expérience empirique du spectateur de la salle de cinéma : un homme se réveille et un rideau est poussé de côté. Le dispositif du spectacle futur se met en place. Le rythme est lent, on suit les gestes quotidiens d’un homme blasé. Les mouvements d’appareil autour de lui créent une atmosphère d’attente : il y a quelque part un vide. Des interrogations légitimes se mettent à meubler l’horizon d’attente du récepteur.
Nous découvrons Kassem, une des rares interprétations sobres et magnifiques de Hassan Skalli, qui inaugure le système des personnages du film. Kassem en est la figure centrale, c’est un forain sur la dérive. Le trio qu’il va former avec Larbi et Rabii, le jeune danseur travesti, donne l’impression d’être sorti directement d’une pièce de Beckett. Ils bougent tout le temps, à bord de leur camionnette, mais ils font du surplace. Ils affichent, tous, une envie de partir mais ils reviennent au point de départ qui n’est pas forcément le même pour tous. Nous sommes en présence d’un effort absurde qui n’est pas sans rappeler Sisyphe, à l’image d’un Larbi qui reste prisonnier des fictions qu’il invente lui-même et où il se donne bien sûr le beau rôle. Il développe tout un récit sur son séjour en Belgique, en fait pour meubler le vide des années passées en prison. UN récit qui a toujours besoin d’un nouvel auditoire. C’est lui qui parle beaucoup, car parler comme dans le théâtre de Beckett, signifie être hors de soi-même : celui qui ne possède pas, qui est caché à soi même, doit parler.
Seul peut se taire celui qui a réalisé son identité, et ce n’est autre que le jeune danseur, le travesti. Il a une vie intérieure et a cette possibilité de recourir à un miroir interne qui lui permet d’avoir une consistance propre. Son identité apparente est double : homme-femme. C’est lui qui passe par l’autre, en l’occurrence la femme, pour dire le désir du jeu qui est celui du corps. On en arrive à une sorte de paradoxe, celui qui n’est pas lui est en fait lui-même. Son identité se réalise dans le masque, dans la simulation, dans le spectacle ? Il rêve d’ailleurs de rejoindre Hollywood, lieu symbolique de la métamorphose du moi. C’est le seul personnage porteur d’un projet cohérent. Forcément, il jouera le catalyseur, le révélateur des contradictions des autres. Abdellah Didane portera ce rôle inédit avec grâce et retenue. Il accompagnera Larbi et Kassem dans un voyage qui se révélera un cercle qui enferme une tragédie en instance. On se déplace dans de très beaux espaces, filmés en grand angle comme dans un western. Un western métaphysique. Ces beaux paysages rappellent aussi l’ouverture de Paris-texas ; la splendeur tient lieu de mirage signifiant la perte, le clivage. En tant que sujets évoluant dans un espace, ils développent une logique de disjonction. En termes sémiotiques, aucun fait transformateur ne vient bouleverser cette donne. Le voyage n’introduit aucun élément nouveau dans le programme narratif initial. Ce voyage se révèle finalement comme  le voyage du Moi sans cesse parlant. Un Moi qui aspire à une union, à une jonction, mais celle-ci est sans cesse différée. L’exil paraît comme le seul bien partagé par l’ensemble des protagonistes. Kassem vit un exil intérieur sous le poids d’une mémoire, d’un souvenir qui bloquent toute perspective.
D’un point à un autre, les blessures se dévoilent et ne se cicatrisent pas. Chaque personnage rencontre alors un moment où il livre une part de ce refoulé porté comme une malédiction : Kassem lors de la soirée chez Lalla Zahra ; Larbi face à Fettouma ; Rabii face à Nezha, l’institutrice. Les personnages se tendent un miroir où ils  retrouvent
Une part d’eux-mêmes, vite oubliée dans le tumulte des rencontres quotidiennes.
L’une des rencontres justement les plus révélatrices dans le film est celle avec les représentants du pouvoir. Occasion pour le film pour nous livrer l’une de ses scènes les plus réussies. La rencontre tant attendue avec le comité (figure de l’abstraction du pouvoir) se fait sous le signe de l’attente. Et pourtant tous les ingrédients qui meublent une réception officielle sont réunies : la troupe de musique des chikhates, caméra…on assiste ainsi à une mise en abyme, un écran à l’intérieur de l’écran pour renforcer la superficialité de l’événement, la futilité de l’attente…car finalement personne ne viendra.
C’est tout le film qui est ainsi résumé, Adieu Forain est un drame où tout compte fait il n’arrive absolument rien. Sa force, j’allais dire sa consistance réside justement dans ce vide qu’il restitue à merveille. Dans l’ennui. C’est justement ce qui est passionnant dans ce long métrage, il nous rappelle trop une certaine réalité : on n’attend rien. Ce silence qui travers  Adieu forain vaut son pesant d’or face à la cacophonie de certains mélodrames, trop prétentieux.
Larbi ( magnifique Mohamed Bastaoui), Kassem, Rabii…ces hommes qui s’ennuient nous expulsent de notre propre ennui ; leur ennui provoque la catharsis du nôtre, et nous suivons ce « voyage immobile » sans un moment de répit, presque avec sympathie.
Adieu forain nous place subitement face « au ne rien arriver » de notre quotidien. La masse aride et indifférente de notre existence nous est tout à coup exposée dans sa véritable structure, nue et désolée. Adieu forain est un film de notre temps.


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