vendredi 16 juin 2017

Souvenirs cinéphiles (2) : Haj Mokhtar Soldi (2001)



C’est désormais une tradition heureuse, disons- le sans réserve, chaque nouveau film de Mostafa Derkaoui est un moment qui interpelle notre cinéma. Et offre une opportunité de discuter, de débattre sur ce que nous avions appelé ici même la problématique du projet cinématographique. Parce que justement Mostafa Derkaoui est un cinéaste habité par un projet. Son parcours se présente dans ce sens comme un itinéraire, à l’image du voyage odysséen pour user d’une image qu’il affectionne quand il parle de scénario. Sa filmographie est un scénario ouvert sans cesse revu, remanié, revécu dans l’angoisse des interrogations de l’écriture. En 1974 il réalise quelques événements sans significations où il met en jeu une équipe de cinéastes à la recherche du fil conducteur pour monter un film. D’emblée, c’est un synopsis programme: le cinéma de Mostafa Derkaoui, c’est fondamentalement du métacinéma. Partir des mots et des morphèmes pour forger une syntaxe à partir d’une grammaire aux antipodes de l’énonciation classique. C’est un débat qui s’adresse à l’ensemble des acteurs du paysage cinématographique. Face au cinéma narratif de grande consommation issu de Hollywood, le Caire, Bombay et au moment où des Marocains veulent faire du cinéma pour les Marocains, ce premier film de Derkaoui invite tout simplement à réfléchir. Cela suppose un environnement culturel et professionnel propice. Cela suppose une logistique de résistance qui ne se cantonne pas au ghetto. C’est-à-dire des réseaux parallèles de distribution des espaces d’accueil autres que le minuscule circuit de distribution commerciale. Le projet portait donc déjà les limites de l’époque qui l’a vu naître: le rêve confinait à l’utopie. Mais cela n’a pas empêché Derkaoui de continuer à nager à contre-courant, proposant une certaine constance dans sa démarche globale marquée par une fragmentation du récit, un éclatement du système des personnages, un travail pointu sur l’image avec le recours (risqué d’un point de vue de la réception) aux images nocturnes, et un  découpage polyphonique de l’espace narratif. Polyphonie conviendrait d’ailleurs comme un titre générique de l’œuvre de Derkaoui. Avec je (u) au passé, présenté lors du festival national du film de Tanger en 1995, le cinéaste offre une figure de paroxysme à ce travail autour du Moi cinématographique. Fidèle à lui-même, Derkaoui propose un film qui n’obéit à aucune logique de genre échappant à toute canonisation. C’est une œuvre affranchie au sens où l’on dit un Affranchi chez les Grecs de l’antiquité.  Encore une fois, une construction polyphonique qui rappelle l’opéra. Le récit revisite une multitude de lieux, convoque des langues et mobilise des signes dans un drame ouvert sur l’infini du sens.
Avec La Grande allégorie, le cinéaste énonce un message global: il confirme son refus du réalisme, mais laisse ouverte la question principale: le refus de toute compromission avec l’énonciation classique, transparente et linéaire, le refus du mimétisme introduit une difficulté de structure: comment assurer une cohérence au film, sur quelle structure s’appuyer pour assurer la communication filmique? Le cinéma de la modernité dont se réclame les films de Derkaoui instaure (cf. Godard, Oliveira, Straub...) un système de référence à la littérature, à la peinture, au théâtre qui lui assure une légitimité artistique et une forme de lisibilité (en liaison avec un contexte culturel favorable). Le pari de Derkaoui est d’assurer cette cohérence par les seules vertus du langage cinématographique; le coût est alors énorme. Nous assistons dans ses films à une inflation de discontinu qui va de pair avec une perte d’unité du film et une dissolution du sujet.
Cette question du sujet se trouve maintenant centrale dans le dernier film de Derkaoui, Les Amours de Hadj Soldi. Déjà dans le titre tout laisse croire à une unité retrouvée, fondée sur une figure essentielle, le héros en quelque sorte Idée renforcée par une tête d’affiche venue directement du box-office, Bachir Skiredj. Illusion, car très vite on s’aperçoit que le film se construit sur la permanence de l’éclatement et de la verticalité. On ne peut pas se hasarder à lire la présence d’une grande star comme une concession de la part de Derkaoui au star-system: c’est un emploi judicieux; une récupération au sens artisanal. Il exploite le filon d’or à l’instar d’un certain cinéma. Un signe qu’il faut relever: Hadj Soldi possède une bijouterie, un clin d’œil à Hadj Benmoussa de A la recherche du mari de ma femme. On entend aussi cette réplique: “Tu es revenu riche du nord”; phrase ambiguë qui renvoie au passé de l’acteur dans d’autres rôles.
On aimerait aussi proposer de s’arrête aux deux scènes fortes qui terminent le film. C’est un film qui offre en effet deux fins: une fin diégétique, en liaison avec l’évolution du récit et une fin filmique, une sorte de conclusion voulue par le cinéaste. La première offre l’occasion au personnage Lahbib Rabeh (Rachid El Ouali) de liquider physiquement le personnage de Hadj Soldi (Bchir Skirej). Le geste offre au minimum trois lectures; un niveau actantiel: le bon élimine le méchant; un niveau psychanalytique: tuer le père; un niveau de la symbolique du cinéma : la nouvelle génération du cinéma se débarrasse de l’ancienne génération, et prend sa place.

L’autre fin est un clin d’oeil humoristique sur le commerce; une anticipation sur les critique futures. Derkaoui semble nous dire: vous dites que mon film est commercial, eh bien moi aussi je fais mon shopping et je baisse le rideau. Question d’en rire (Marrakech 2001).

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