Tafingoult, Ouirgane, Tajgalt, Tigouga…
Quand le Maroc reparle Amazigh
·
Mohammed Bakrim
Plus d’une semaine après la nuit terrible, plusieurs jours après
le choc, c’est le temps de l’émotion extrême…Je fus incapable de retrouver mon
clavier. Le trop plein de sentiments engrangés ressortait par les yeux :
de chaudes larmes face aux images de mon pays dévasté par un séisme inédit. Face
au désastre comment sortir de l’motion pour s’inscrire dans la pensée. Au
milieu des décombres comment surmonter tristesse et désespoir ? Exercice
délicat quand c’est notre corps qui est touché ; blessé. Oui, la carte du
séisme redessine la carte des souvenirs d’enfance. Et je suis un enfant du Haut
Atlas. La maison où je suis né au douar Ait Maala, commune de Tafingoult, a été
largement endommagée. Une maison à l’ombre de cette immense montagne, Adrar
Ndern, qui nous nourrissait, nous alimentait en feu de bois et en matériau de
construction mais en même temps nous fascinait par ses légendes et les récits de
ses héros mythiques. Et soudain ce Haut Atlas qui porte bien son nom, l’épine
dorsale du pays, a tremblé. Et a choisi de le faire dans une ampleur inouïe
comme pour dégager une colère longtemps tue. Refoulée.
Depuis quelques années, j’ai adopté un rituel qui est pour
moi plaisir et ressourcement. Celui de reprendre un itinéraire chargé de
mémoire et d’histoire. Effectuer le chemin emprunté jadis par mes ancêtres mais
dans le sens inverse : Casablanca – Taroudant à travers le col de Tizi N’test ;
c’est-à-dire franchir de nouveau le Haut Atlas. Eux, mes parents, émigrés de
l’intérieur mais aussi tous mes ancêtres amazighs ont fait ce chemin dans le
sens Sud-nord pour répondre aux différents appels où se conjuguent le sacré et
la profane. Mais ils n’ont jamais été guéris de cette blessure originelle
constitutive de la mémoire collective des berbères de Souss ; ce peuple
d’éternels exilés. Les noms de ces lieux ravagés par le séisme et que les
médias « étrangers » au sens linguistique (ils ne parlent pas la langue
de Tamazgha) tentent de prononcer, ravivent la mémoire et sont restitués come
symboles à travers par exemple les enseignes des petits commerces et autres
magasins ou échoppes : Mahlabat tamazirt ; massbnat Taliouine ;
épicerie Ijoukak…C’est pour dire que la zone du tremblement est bien plus vaste
que celle délimitée par les cartes géologiques.
Adrar N’dern. Le Haut Atlas, chaîne emblème de tamazgha ;
barrière naturelle aux allures infranchissables n’a jamais constitué une
frontière entre le nord et le sud du pays. Ses chemins sinueux sont animés de
souvenirs de passages qui ont cimenté l’unité politique et religieuse du pays.
Chaque village, chaque vestige est témoin de ce mouvement incessant qui émane
du sud pour nourrir le nord de son apport multiple, politique, mystique et
culturel.
Chaque fois que je refais ce trajet, je m’arrête longuement à
la mosquée de Tinmel. Pour les amazighs c’est « timzguida imlouln », la mosquée
blanche ; me précise le propriétaire du café où je prends un thé et de
l’eau à Talat N’yaakoub. Tinmel, lieu mythique de mémoire qui remonte aux
origines de la dynastie Almohade. Pour y accéder je quitte la route et je
rejoins le village de Tinmel. Le site est magnifique. De la verdure et quelques
villages disséminés en flancs de montagne ; sur quelques sommets les vestiges
de la kasbah fondée au 19ème siècle par le célèbre caïd Goundafi pour contrôler
la route de Marrakech. Sous un soleil d’aplomb je contemple les lieux et je me
demande pourquoi Mehdi Ben Toumert originaire d’un village pas loin du mien) a
choisi ce site quasi inaccessible pour y installer son état-major ? Plus je
contemple cette nature d’apparence hostile, sa physionomie accidentée, ses chemins
en lacets comme dans un film de Abbas Kiarostami, j’en arrive à la conviction
qu’une pensée aussi rigoureuse que celle des fondamentalistes que sont les Almohades,
ne pouvait trouver meilleure métaphore pour l’exprimer que l’espace qui
l’abrite. C’est du sens auquel on ne peut accéder non pas par un chemin mais
par un long cheminement. La route ne cesse en effet de monter, de descendre, de
tourner à gauche, puis à droite…donnant l’impression de revenir à son point de
départ. Mais c’était avant le 8 septembre. Aujourd’hui tout cela est tombé en
ruines.
Tinmel qui a résisté des siècles durant a fini par tomber. La
Kasbah Goundafi qui surplombe la vallée est un amas de pierre et de poussière.
De nombreux villages qui jalonnent la célèbre route nationale 203 (rebaptisée
la route nationale 7) sont ensevelis sous la pierraille : Mouldikht, Imi
Nougrzi, un hameau berbère/ village célèbre où jadis dans les années 1960 nous
prenions en famille le petit déjeuner. Sur la route de Taroudannt. Il reste
encore d’atteindre le col de Tizi N’test. Monter, monter…Tourner à gauche, puis
brutalement à droite comme pour revenir sur son chemin. Enfin le col qui
culmine à 2100 mètres. Un haut lieu chargé de récits ; les récits de ceux qui ont
affronté l’adversité et ont escaladé ces montagnes ardues pour aller « lgharb »
à la recherche du pain quotidien. Des migrants de l’intérieur qui ont suivi le
chemin de différents mouvements sociopolitiques qui ont emprunté cette voie
mythique sous la houlette de dirigeants hantant encore la mémoire collective.
Ce col marque d’ailleurs un passage vers le territoire de ma
tribu d’origine, les Ait Smeg. Tribu rebelle, illustration parfaite du fameux
bled Siba et qui a toujours alimenté les troupes des Caïds et des dissidents
qui voulaient en découdre avec le pouvoir central. C’est l’un des derniers
bastions qui ont échappé à la France. Les Ait Smeg occupent une position
centrale dans le flanc sud du Haut Atlas, et le nord de la plaine du Souss,
dans ce que l’on appelle ici Ras Eloued, en amont du fleuve. Le centre
administratif a été et reste Tafingoult qui a connu son heure de gloire jadis. Très
beau site que les années de sécheresse terrible et les découpages
administratifs successifs ont réduit à néant son prestige chanté jadis par les
plus grands Rouaiss. Lieu stratégique, contrôlant l’entrée sud du Haut Atlas.
Tafingoult, aujourd’hui, par un triste destin ressort de l’anonymat pour entrer
dans l’histoire de la tragédie. Pas loin de l’épicentre du séisme, la commune
de Tafingoult a été lourdement touchée ; elle a été choisie par l’Armée
royale et les Etats majors gérants les secours comme poste avancée pour porter
l’aide aux douars sinistrés
Avec ce tremblement de terre, le Haut Atlas nous rappelle à
l’ordre, en quelque sorte. Tout un jeu de toponomie symbolise cette revanche
sous un registre tragique ; des journalises apprennent à prononcer des
noms de lieux longtemps victime d’une omerta sociale et médiatique :
avez-vous déjà entendu parler de Tajgalt ? Village aujourd’hui effacé
carrément de la carte.
Toute violence entraine dans son sillage une autre violence.
À la violence des faits, succède la violence des représentations. À la violence
du séisme répond la violence des images. Attention, alors. Il ne faut pas enfermer le fait lui-même dans
une logique du suivi quotidien des statistiques macabres (nombre de décès, de
blessés…) ou dans le zapping pervers qui fait défiler les images de frayeur et
de tragédie dans un flux ininterrompu vide de sens. Chaque chiffre est un
drame. Chaque image renvoie à une histoire tragique.
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