Frontières
intérieures…
« La
situation territoriale de chacun révèle en fait sa position relationnelle avec
autrui. »
Narjiss Nejjar est une figure
majeure de notre paysage cinématographique. Qu’elle soit en charge aujourd’hui
de la relance du projet de la cinémathèque marocaine est en soi un indice
révélateur ; celui d’une
personnalité qui n’hésite pas à monter à l’assaut des défis. Bouger les lignes,
leur dessiner un nouvel horizon. Sa filmographie, très diversifiée dans ses
choix et ses réussites n’en demeure pas moins portée par une cohérence qui
émane de cette volonté d’exprimer une ambition, de construire un regard autour
d’une démarche qu’elle résume si bien par cette belle métaphore : capter
le cri des yeux.
En ce sens, le cinéma de
Narjiss Nejjar (riche d’une dizaine de productions dont six longs métrages)
relève fondamentalement de la modernité, à la fois parce que s’y affirme une
conscience de l’historicité comme horizon indépassable(elle est une cinéaste
engagée au sens humaniste du mot) et parce que l’expérience esthétique y
devient le modèle de l’expérience partagée d’un monde commun : une forme
de générosité cinéphile que traduit son engagement corps et âme au service de
la cinémathèque marocaine.
Cinéphile, elle l’exprime dans
sa démarche esthétique. Elle dit par exemple être touchée par le cinéma iranien
; on le sent dans ses films, y compris dans son nouvel opus, Apatride. Un point
commun peut confirmer cette assertion : chez la cinéaste marocaine on trouve le
même engouement pour les extérieurs jours, pour la captation du grand espace
que chez une majorité de cinéastes iraniens.
cependant, ce désir d’extérieur est une
illusion car précise Nejjar, être dehors ne signifie pas être libre ; l’espace
ouvert est paradoxalement aussi un enfermement…d’où cette volonté d’un autre
ailleurs qui anime ses personnages. Dans Apatride, il filme l’exil, la quête
identitaire, la frontière comme métonymie de la métamorphose des corps qui se
réveille au désir. La frontière, thème récurrent chez elle puisque on la
retrouve comme élément dramatique dans son film Le miroir du fou (2001), est
ici d’abord une référence politique pour situer le cadre référentiel du récit
mais c’est essentiellement un enjeu dramatique et esthétique pour signifier le
passage et la mutation des sentiments. Si elle est un repère pour fixer un
repère physique, dans Apatride, la frontière joue un rôle beaucoup plus
complexe renvoyant /puisant dans un fait historique les éléments d’une
géographie cette fois humaine et psychologique autour de la redéfinition des
identités.
Narjiss Nejjar en abordant dans
Apatride un fait historique (le sort des Marocains expulsés d’Algérie en 1975)
ouvre son film sur une problématique universelle théorisée par la philosophe
allemande Hanah Arendt qui analyse le phénomène le plus marquant du siècle qui
est en même temps un phénomène tout à fait nouveau, inouï et qui témoigne de la
condition de l'homme moderne: l'homme superflu, l'homme à la frontière,
l'apatride.... il est ainsi condamné à l’errance…cette quête est transcendée
par le cinéma : la recherche d’un document administratif (une pièce
d’identité) devient prétexte d'une quête existentielle d'un personnage...c’est
le programme narratif qui porte le protagoniste du film. Le défi pour Hénia: pour pouvoir exister à
l'extérieur (avoir des papiers une identité), il faut être assuré de tenir à
l'intérieur par quelque fil invisible mais solide (l'amour, la famille...).
La séquence d’ouverture est
dans ce sens d’une éloquence inouïe : au ciel limpide renvoyant à une
utopie de liberté et d’émancipation est superposée un espace fragmenté avec
moult cloisons : portes, fenêtres…et ces barbelés qui renvoient à la
frontière géopolitique. La caméra prend d’emblée position en adoptant le point
de vue de Hénia qu’elle accompagne chevillée au corps. Dès les premières images
on la voit bouger, sortir, prendre un vélo…ou encore plus tard dans une
voiture, ou courir dans la plage. Le déplacement s’impose au protagoniste parce
qu’elle comme étrangère au monde… Un
corps mobile qui traverse un ensemble d’espace clos. La configuration
scénographique nous invité moins à une logique spatiale qu’à une topographie
imaginaire, celle de la mémoire (voir le personnage de l’aveugle).
Cependant l’enjeu du film reste
le cinéma ; l’écriture cinématographique dans Apatride advient comme acte
de saisie de l’histoire dans une démarche poétique qui est un hymne à la beauté.
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