Une mélodie filmique pour un conte intimiste
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Le deuxième long
métrage de Mohamed Chrif Tribak reprend et prolonge des éléments de sa
filmographie marquée principalement par des courts métrages et un premier long
métrage, Le temps des camarades. Une filmographie qui l’avait installé comme
cinéaste cinéphile, attaché à des signes et à des formes issues et puisées de
son background socio-culturel, au niveau de l’espace, du système des
personnages et de l’ancrage dans une culture riches en symboles (musique et
décors). Il aime filmer l’intime, les relations qui naissent et se tissent au
sein d’une communauté, d’un groupe : je renvoie dans ce sens
principalement à ses courts métrages Nassima, Mawal et à son long métrage, Le
temps des camarades.
Petits bonheurs
réussit une parfaite synthèse de cette démarche, je n’hésite pas à dire qu’il
s’inscrit dans une logique de cinéma comme art total, convoquant et mobilisant
au service du récit filmique, des éléments du langage cinématographique, et des
arts voisins notamment les arts portés par le temps, la musique, la danse, la
poésie…l’ensemble ancré dans un espace à forte connotation artistique islamo-mauresque.
Le film évolue alors comme une œuvre artistique fluide sans verser dans
l’exotisme ni dans le cliché facile. Et pourtant, aussi bien au niveau de son
sujet, l’intimité de l’amitié féminine, que dans sa forme, le risque de dérive
« exotique » était réel. L’intelligence du film étant de réussir une
approche juste, sans excès, sans verser dans le démagogique ambiant. Il nous
rassure ainsi en nous rappelant que le cinéma est possible, que filmer n’est
pas toujours un acte violent et voyeuriste. Petits bonheurs plaide en
faveur d’un cinéma montrant une situation où la vie circule devant et autour de
la caméra. Et le film est inondé de vie, de désirs. Désirs tus, refoulés ou
sublimés.
Le récit nous situe
dans le Tétouan de 1955. Une date charnière. Nous sommes à la veille de quelque
chose. Un temps de l’entre-deux. Celui de la fin du colonialisme et du début de
l’ère de l’indépendance. Une donne politique et historique cantonnée dans le
hors champ…mais tout le film est marqué, dans sa mise en scène, par cet
esprit de l’entre-deux. Il développe en effet une esthétique de l’espace fondée
sur le principe de l’alternance entre le haut et le bas ; l’extérieur et
l’intérieur, le dit et le suggéré. Une figure architecturale va être un
acteur central de ce dispositif scénique, l’escalier. L’essentiel du récit se
déroule dans un milieu fermé, une maison traditionnelle tétouanaise dans la
tradition architecturale issue de l’héritage andalou : ouverte vers
l’intérieur, fermé de l’extérieur. Une architecture « voilée »,
féminine. Un quasi huis clos, marqué par l’omniprésence des fenêtres, des
portes…et de l’escalier.
Quand arrive Noufissa avec sa mère chez Lalla
Amina ; elle est d’emblée confrontée à l’escalier qui sépare
symboliquement deux univers, celui de son univers social d’origine, en bas de
l’échelle et celui de Lalla Amina d’origine aristocratique ; et
physiquement, l’escalier séparant l’espace des adultes qui lui est
momentanément interdit (des femmes entre-elles) et celui des jeunes (les jeunes
filles notamment). Cette figure architecturale élémentaire aura des fonctions
multiples, dramaturgiques et scénographiques. On va découvrir au fur et à
mesure de l’évolution du récit que c’est un lieu très fréquenté. Il est un
passage, un lieu de transit et de circulation de désir. Filmé en soi, il
renvoie à un ailleurs. Dans le plan fixe de la préparation du cérémonial des
fiançailles, l’escalier apparaît en profondeur de champ, inondé de lumière, ouvert sur un ailleurs
prometteur. Ce n’est pas un hasard si le téléphone est accroché au mur jouxtant
l’escalier. Les deux éléments ont une fonction métonymique renvoyant à cet
espace autre, celui de la terrasse, du ciel lumineux pour l’escalier ; et
au désir d’évasion exprimé par l’appel au téléphone pour se renseigner sur le
film de Farid Al Atrach.
Mais l’escalier, vide
ou animé, renvoie à l’ambivalence des sentiments et à la tension née des désirs
qui naissent. Notamment entre Noufissa, la nouvelle arrivée et Fettouma,
petite-fille de Lalla Amina. Le film aborde cette relation, riche de ses
allusions et de son ambiguïté, avec délicatesse et pudeur. Toute lecture est laissée
au libre arbitre du récepteur. La caméra ne lui impose aucun point de vue
tranché ; le sens n’est jamais assigné à résidence. Les deux actrices,
Farah El Fassi et Anissa Lanaya ont porté ces rôles avec un jeu fait de finesse,
de jovialité et de retenue.
Un autre élément va
renforcer cette démarche de distanciation est l’insertion d’un récit secondaire
au sein du récit premier par le biais du chant. Chrif Tribak introduit ainsi
dans son film la technique de mise en abyme, permettant au récit initial de
souffler et de dire autrement ce que la diégèse ne dit pas explicitement. Le
récit filmique s’ouvre en effet avec une très belle chanson issue du répertoire
local tétouanais. Outre la dimension informative instaurant un référentiel
culturel précis, cette ouverture annonce la couleur à deux niveaux. Esthétique,
le récit naît sous le signe de la beauté, et de l’harmonie. Et dramatique
puisque le texte de la chanson nous donne des indications utiles pour la suite
du récit en proclamant « j’étais serein avant d’avouer mon secret ». Ce
récit chanté va être mené comme un miroir du récit principal. Mon hypothèse va
être confirmée lors de la deuxième apparition de la chanteuse située juste
après la première rencontre entre Fettouma et Noufissa ponctuée en quelque
sorte par le texte de la chanson qui parle de souffrance née de la rencontre
avec « Ô fleur, ma reine ».
La bande son est
judicieusement inscrite dans la construction narrative. Elle anticipe par
exemple la scène qui suit (le son arrive avant l’image du plan suivant) ou
permet, via le hors champ sonore, d’élargir l’espace restreint dans lequel le
personnage réfléchit ou médite.
Cette démarche de
mise en scène permet de parler du film comme une mélodie. Je défends l’idée que
la musicalité préside à l’écriture du film. Non pas la musique de la bande son
mais la musicalité qui provient du rythme, du jeu de lumière et de la
construction temporelle de chaque plan. Abel Gance disait qu’il y a deux types
de musique : « la musique du son et la musique de la lumière qui
n’est autre que le cinéma ». Si l’alternance des plans assure au film une
fluidité digne d’une partition (voir la scène fondatrice de la présentation de
la mariée), la musicalité provient aussi du rythme propre au plan lui-même :
les plans de Fettouma, à la terrasse, quand elle voit partir Noufissa sont
chargés d’émotion qui émane de la seule qualité intrinsèque de l’image et du
jeu de la comédienne. Un hymne au cinéma.
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