vendredi 11 mars 2016

Petits bonheurs de M.C. Tribak par Bakrim

Une mélodie filmique pour un conte intimiste
·        

Le deuxième long métrage de Mohamed Chrif Tribak reprend et prolonge des éléments de sa filmographie marquée principalement par des courts métrages et un premier long métrage, Le temps des camarades. Une filmographie qui l’avait installé comme cinéaste cinéphile, attaché à des signes et à des formes issues et puisées de son background socio-culturel, au niveau de l’espace, du système des personnages et de l’ancrage dans une culture riches en symboles (musique et décors). Il aime filmer l’intime, les relations qui naissent et se tissent au sein d’une communauté, d’un groupe : je renvoie dans ce sens principalement à ses courts métrages Nassima, Mawal et à son long métrage, Le temps des camarades.
Petits bonheurs réussit une parfaite synthèse de cette démarche, je n’hésite pas à dire qu’il s’inscrit dans une logique de cinéma comme art total, convoquant et mobilisant au service du récit filmique, des éléments du langage cinématographique, et des arts voisins notamment les arts portés par le temps, la musique, la danse, la poésie…l’ensemble ancré dans un espace à forte connotation artistique islamo-mauresque. Le film évolue alors comme une œuvre artistique fluide sans verser dans l’exotisme ni dans le cliché facile. Et pourtant, aussi bien au niveau de son sujet, l’intimité de l’amitié féminine, que dans sa forme, le risque de dérive « exotique » était réel. L’intelligence du film étant de réussir une approche juste, sans excès, sans verser dans le démagogique ambiant. Il nous rassure ainsi en nous rappelant que le cinéma est possible, que filmer n’est pas toujours un acte violent et voyeuriste. Petits bonheurs plaide en faveur d’un cinéma montrant une situation où la vie circule devant et autour de la caméra. Et le film est inondé de vie, de désirs. Désirs tus, refoulés ou sublimés.
Le récit nous situe dans le Tétouan de 1955. Une date charnière. Nous sommes à la veille de quelque chose. Un temps de l’entre-deux. Celui de la fin du colonialisme et du début de l’ère de l’indépendance. Une donne politique et historique cantonnée dans le hors champ…mais tout le film est marqué, dans sa mise en scène, par cet esprit de l’entre-deux. Il développe en effet une esthétique de l’espace fondée sur le principe de l’alternance entre le haut et le bas ; l’extérieur et l’intérieur, le dit et le suggéré. Une figure architecturale va être un acteur central de ce dispositif scénique, l’escalier. L’essentiel du récit se déroule dans un milieu fermé, une maison traditionnelle tétouanaise dans la tradition architecturale issue de l’héritage andalou : ouverte vers l’intérieur, fermé de l’extérieur. Une architecture « voilée », féminine. Un quasi huis clos, marqué par l’omniprésence des fenêtres, des portes…et de l’escalier. 



Quand arrive Noufissa avec sa mère chez Lalla Amina ; elle est d’emblée confrontée à l’escalier qui sépare symboliquement deux univers, celui de son univers social d’origine, en bas de l’échelle et celui de Lalla Amina d’origine aristocratique ; et physiquement, l’escalier séparant l’espace des adultes qui lui est momentanément interdit (des femmes entre-elles) et celui des jeunes (les jeunes filles notamment). Cette figure architecturale élémentaire aura des fonctions multiples, dramaturgiques et scénographiques. On va découvrir au fur et à mesure de l’évolution du récit que c’est un lieu très fréquenté. Il est un passage, un lieu de transit et de circulation de désir. Filmé en soi, il renvoie à un ailleurs. Dans le plan fixe de la préparation du cérémonial des fiançailles, l’escalier apparaît en profondeur de champ, inondé  de lumière, ouvert sur un ailleurs prometteur. Ce n’est pas un hasard si le téléphone est accroché au mur jouxtant l’escalier. Les deux éléments ont une fonction métonymique renvoyant à cet espace autre, celui de la terrasse, du ciel lumineux pour l’escalier ; et au désir d’évasion exprimé par l’appel au téléphone pour se renseigner sur le film de Farid Al Atrach.
Mais l’escalier, vide ou animé, renvoie à l’ambivalence des sentiments et à la tension née des désirs qui naissent. Notamment entre Noufissa, la nouvelle arrivée et Fettouma, petite-fille de Lalla Amina. Le film aborde cette relation, riche de ses allusions et de son ambiguïté, avec délicatesse et pudeur. Toute lecture est laissée au libre arbitre du récepteur. La caméra ne lui impose aucun point de vue tranché ; le sens n’est jamais assigné à résidence. Les deux actrices, Farah El Fassi et Anissa Lanaya ont porté ces rôles avec un jeu fait de finesse, de jovialité et de retenue.
Un autre élément va renforcer cette démarche de distanciation est l’insertion d’un récit secondaire au sein du récit premier par le biais du chant. Chrif Tribak introduit ainsi dans son film la technique de mise en abyme, permettant au récit initial de souffler et de dire autrement ce que la diégèse ne dit pas explicitement. Le récit filmique s’ouvre en effet avec une très belle chanson issue du répertoire local tétouanais. Outre la dimension informative instaurant un référentiel culturel précis, cette ouverture annonce la couleur à deux niveaux. Esthétique, le récit naît sous le signe de la beauté, et de l’harmonie. Et dramatique puisque le texte de la chanson nous donne des indications utiles pour la suite du récit en proclamant « j’étais serein avant d’avouer mon secret ». Ce récit chanté va être mené comme un miroir du récit principal. Mon hypothèse va être confirmée lors de la deuxième apparition de la chanteuse située juste après la première rencontre entre Fettouma et Noufissa ponctuée en quelque sorte par le texte de la chanson qui parle de souffrance née de la rencontre avec « Ô fleur, ma reine ».
La bande son est judicieusement inscrite dans la construction narrative. Elle anticipe par exemple la scène qui suit (le son arrive avant l’image du plan suivant) ou permet, via le hors champ sonore, d’élargir l’espace restreint dans lequel le personnage réfléchit ou médite.
Cette démarche de mise en scène permet de parler du film comme une mélodie. Je défends l’idée que la musicalité préside à l’écriture du film. Non pas la musique de la bande son mais la musicalité qui provient du rythme, du jeu de lumière et de la construction temporelle de chaque plan. Abel Gance disait qu’il y a deux types de musique : « la musique du son et la musique de la lumière qui n’est autre que le cinéma ». Si l’alternance des plans assure au film une fluidité digne d’une partition (voir la scène fondatrice de la présentation de la mariée), la musicalité provient aussi du rythme propre au plan lui-même : les plans de Fettouma, à la terrasse, quand elle voit partir Noufissa sont chargés d’émotion qui émane de la seule qualité intrinsèque de l’image et du jeu de la comédienne. Un hymne au cinéma.


Aucun commentaire:

Albachado de Hassan Aourid

  L’intellectuel et le pouvoir ou la déception permanente ·          Mohammed Bakrim «  Avant d’être une histoire, le roman est une in...