La quinzième édition du
festival du cinéma africain de Khouribga (30 juin, 7 juillet) a rendu, lors de
la cérémonie d’ouverture, un hommage au cinéaste Abderrahmane Sissako. A cette
occasion, Mohammed Bakrim a prononcé le discours suivant :
Permettez-moi de prime abord de dire mon plaisir, si ce n’est
ma fierté de contribuer modestement à l’excellente initiative de mes amis du
festival de Khouribga avec cet hommage rendu à Abderrahmane Sissako ; un
hommage aux dimensions multiples, professionnelles, cinéphiles, culturelles et
une dimension humaine sûrement ;
car Si Abderrahmane est à l’image de son cinéma : une œuvre ouverte
qui ne s’inscrit pas dans un schéma, dans une grille définitive ; une
œuvre à l’échelle d’un continent, le
continent africain dont il transforme les blessures en poèmes et les cicatrices en promesse de bonheur…d’ailleurs
c’est le socle de son identité, le paradigme essentiel de sa pensée
L’Afrique…il est alors tout à fait légitime de lui rendre hommage ici à
Khouribga, le bastion historique de la cinéphile marocaine qui a choisi très
tôt de fêter le cinéma africain, de montrer ses films et de dire à ses
pionniers : on n’oublie pas ; en célébrant Abderrahmane Sissako ici
et maintenant nous célébrons l’Afrique notre mère nourricière, le creuset de notre imaginaire commun ;
le titre générique de notre horizon…
Abderrahmane Sissako a choisi de dire son africanité par le
langage de son temps, le cinéma, les images… Au moment où l’Afrique était
pratiquement le dernier continent à rejoindre la carte du cinéma mondial. Venu
de la Mauritanie profonde, il traversa les frontières à la quête du
savoir…traçant en filigrane le scénario de ses créations futures, celle de
l’homme moderne confronté à l’horizon incertain ; l’homme nomade comme
métaphore de la modernité
Après de brillantes études de cinéma au pays du montage et de
la sacralité des images je veux dire le pays qui a donné au cinéma mondial Eisenstein
et Tarkovski, Abderrahmane Sissako choisit fondamentalement de mettre son
savoir et son savoir-faire au service du cinéma africain. Il entame son
parcours par un titre emblématique Octobre, film tourné avec le chef opérateur
de Tarkovski dans André Roublev. Octobre est traversé de questions que nous
retrouverons déclinées autrement et différemment dans la filmographie en
devenir : l’altérité, la quête de reconnaissance, la rupture douloureuse
et peut être nécessaire…le film séduit, il décroche le premier prix au festival
de Milan en 1994. Le cinéaste a alors trouvé sa voie ; après l’expérience
du court il revient à Milan en 1999 pour décrocher le prix du meilleur long
métrage avec La vie sur terre ; un film né dans le sillage d’un nouveau
millénaire, occasion pour Sissako de revisiter un village malien, métonymique
de tout un pays de tout un continent de tout un destin pour dire à la lumière
d’un grand poète Aimé Césaire, la détresse et l’abandon. Dialogue de deux
poètes à l’aube d’un siècle qui vient…le cinéaste africain assume ce
choix ; il est reconnu comme une nouvelle voix qui rejoint celle des maîtres :
Sembene Ousmane, Souleymane Cissé, Djibril Diop Mambety… les jalons de
l’universalité d’un cinéma émergent
Pour Adberrahmane
Sissako l’entrée par la grande porte du cinéma mondial sera celle la Croisette.
En 2002 pour En attendant le bonheur, lauréat du Prix de la critique
internationale, dans lequel il dénonce l'impuissance des pouvoirs publics
africains et les politiques anti-immigrations des pays occidentaux. L’échange
inégal des relations Nord / Sud sera une nouvelle fois abordées en 2006 dans
Bamako, fable humaniste projetée à Cannes en Sélection Officielle Hors
Compétition. Un grand film au sens plein du mot, une construction
cinématographique originale qui se joue des frontières factices entre
documentaire et fiction ; une rhétorique qui puise dans la tradition orale
africaine pour mettre en place un dispositif (la cour) où les rôles et les
échanges obéissent à une dramaturgie mais aussi aux règles du quotidien ;
avec des moments forts d’émotion, d’empathie et d’éloquence comme cette
séquence du paysan qui vient dire son malheur dans sa langue ancestrale et que
le cinéaste a eu l’intelligence de ne pas sous titrer car le discours crevait
l’écran au-delà des normes linguistiques…Pour Sissako, un cinéaste africain,
c’est un artiste venu d’un territoire presque désertique, du point de vue de
son art. Quand il arrive à faire un film, il est envahi par le sujet qui
devient politique. C’est comme s’il devenait porte-parole. Dans, Bamako,
Sissako parvint à neutraliser cette fatalité et son point de vue sur le monde
et d’abord un point de vue sur le cinéma…d’où cette sollicitation qui le met au
cœur d’une riche activité professionnelle ;
En 2007, par exemple, il préside le jury du festival Premiers plans
d’Angers ; c’est l’année également où il fera partie du jury de la
compétition officielle de Cannes. L’année suivante il présidera le jury de la
Femis et il viendra aussi à Khouribga pour présider son jury.
Cette présence multiforme est portée par une générosité et
une disponibilité à toute épreuve : il est sans cesse en solidarité
permanente avec ses collègues africains profitant de sa notoriété et sa
présence dans des commissions d’aide pour mettre en valeur le cinéma africain
et encourager les cinéastes de notre continent. La jeunesse en particulier est
au cœur de sa démarche de citoyenneté cinématographique africaine ; j’ai
eu la chance et le plaisir de constater sur place à Nouakchott l’énorme
engouement qu’il a suscité pour le cinéma chez les jeunes mauritaniens grâce à
l’initiative de lancer une structure civile et cinéphile la maison des
cinéastes qui est devenue rapidement la locomotive d’une riche activité
cinématographique prometteuse avec notamment la Semaine nationale du film qui
permet à cette jeunesse de montrer ses films et de les confronter à d’autres
regards et à d’autres expériences, tout au milieu de ce havre de création une
immense photo de Abderrahmane Sissako est dressée comme un geste de
reconnaissance et de filiation. Les cinéastes de la nouvelle génération ne
tarissent pas d’éloge à son égard et citent plein de projets avec lui, j’en ai
retenu un qui continue à me faire rêver Aderrahmane pense en effet à
l’organisation des rencontres cinéma et poésie au cœur du désert de Changuit là
où le silence parle au silence et les étoiles éternelles illuminent les rimes
du poème qui vient.
« Et maintenant, je me dirais à moi-même, à mon corps
aussi bien qu’à mon âme : et surtout gardez-vous de croiser les
bras en l’attitude stérile du spectateur car la vie n’est pas un spectacle, car
un homme qui crie n’est pas un ours qui danse » in Cahier d’un retour
au pays natal par Aimé Césaire.
Pour finir Si Abderrahmane, à l’image du paysan de la cour de
Bamako je te dirai dans la langue de mes ancêtres tanmirt immimen d tragat n
jdiguen é gmatnnekh abderrahmane ; et là aussi on ne va pas traduire.
Merci à toi
Merci à Khouribga
Mohammed Bakrim
Critique de cinéma
directeur de la rédaction du magazine Cinémag
Khouribga, 30/06/ 2012
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