lundi 29 février 2016
dimanche 28 février 2016
L’hommage de Tanger à Latif Lahlou
Un
cinéaste de son temps
La nouvelle édition du
festival national du film qui s’ouvre aujourd’hui à Tanger rend un hommage au
cinéaste marocain Latif Lahlou. Un hommage mérité, pertinent et opportun. Il
vient confirmer, en effet, une caractéristique majeure du cinéma marocain, à
savoir sa diversité générationnelle.
Latif Lahlou appartient à la génération des pionniers ; il est
lauréat de la célèbre école de cinéma parisienne l’IDHEC, section montage, en
1959. Cela est d’autant plus pertinent que le cinéma de Latif Lahlou offre des
constantes et des marques qui en font un corpus cohérent susceptible de
constituer une matière d’analyse et une référence aux jeunes cinéastes. C’est
un cinéma, à mon sens, qui est marqué par deux phases essentielles que l’on
peut résumer rapidement sous forme d’hypothèses, à confirmer par l’analyse.
Deux phases qui se succèdent dans le temps et qui portées par des films qui se
distinguent par leur format, leur genre, leur thématique et leur univers de
référence. On peut parler à ce propos d’une première phase qualifiée de
socio-ethngraphique ; celle qui va, grosso modo de 1959 à 1969 ;
marquée par la réalisation d’une vingtaine de courts et moyens métrages
inscrits dans l’approche de la ruralité et dont l’œuvre emblématique est Sin
Agafaye (les deux canaux, en langue amazigh). Ce court métrage de 1967,
constituant une œuvre phare de cette période faste du documentaire marocain.
Sin agafaye aborde une réalité complexe, celle de restituer un rite ancestral,
relatif au partage communautaire de l’eau, en mettant en relief, par le seul
travail de l’image, l’apport de l’investissement humain dans le dur labeur
qu’imposent les conditions de vie à la campagne.
La seconde phase, peut
être qualifiée de socio-psychologique…qui voit la caméra et le regard de
Latif Lahlou opérer un redéploiement stratégique et qui commence avec Soleil de
printemps, long métrage de fiction (1969). On passe alors à une dramaturgie
urbaine, à un recentrage sur les caractères, la psychologie de personnages
inscrits, à l’image de la société marocaine, dans un processus de modernité.
Les images d’ouverture de Soleil de printemps sont à ce propos
éloquentes ; elles disent le nouveau contexte marqué par la verticalité
(les fameux immeubles de l’avenue des FAR à Casablanca) en lieu et place de
l’horizontalité des plaines du Haouz. Le personnage principal est un petit
fonctionnaire, originaire de la campagne comme pour assurer la transition avec
les personnages futurs et annoncer le nouveau scénario de la filmographie de
Latif Lahlou. Un scénario urbain par excellence.
Le cinéaste va s’atteler
en effet à un travail de décryptage des rapports sociaux au sein des nouvelles
couches aisées de la société marocaine. La compromission (1986), suit, sur
fond de luttes des classes, l’évolution
d’un jeune cadre, architecte de formation. Ses idées généreuses au départ
finissent par s’engluer dans une série de compromis. Cette impasse d’une couche
sociale sera illustrée métaphoriquement par l’impuissance au double sens du mot
du bourgeois rural du film, Les jardins de Samira (2007) en
déplaçant le drame vers le lieu de l’intimité, la chambre à coucher, Latif
Lahlou dévoile l’hypocrisie, la frustration et le désir de vie qui traversent
en filigrane l’univers aux fausses apparences d’une société bloquée.
Blocage qui suppose, pour
son dépassement, une énergie nouvelle, celle par exemple que vient prôner le
jeune cadre de La grande villa (2009). Fraîchement rentré de son exil
doré, Rachid, bute sur des obstacles à la fois de nature bureaucratique et
culturelle. Son couple mixte, marié à une européenne, qui est tout un programme symbolique de
symbiose entre ici et ailleurs entre tradition et modernité, tombe à l’eau. « Les
poches de résistance » sont hostiles à toute velléité de changement. Le
couple lui-même qui offre une métonymie du projet social de Rachid subit les
soubresauts de ce blocage.
Le nouvel opus de Latif
Lahlou, L’anniversaire (2014) synthétise ce processus, et va plus loin
encore en radicalisant certains choix dramatiques au niveau de la
responsabilité qu’il fait incomber clairement à certaines couches sociales, les
intellectuels notamment. C’est une radioscopie sans concession que nous offre
Latif Lahlou de l’élite issue de l’ouverture politique du nouveau régime, à
l’orée des années 2000.
M.B
vendredi 26 février 2016
Loubna Abidar et les césars
Salafistes, Much loved…
Faut-il
tout montrer ?
Le hasard du
calendrier fait bien les choses : le festival national du film, le plus
grand rendez-vous professionnel du
cinéma marocain, démarre ce vendredi au moment où, à Paris, la cérémonie des
césars, dédiés au cinéma français (et voisins), décernent ses prix. Deux
manières, deux styles et deux formules différentes…mais avec le même objectif,
fêter le cinéma. Il s’agit en effet, ici et là, de célébrer les œuvres qui ont
marqué l’année ; les hommes et les femmes qui les ont portées. Rares sont
les pays du monde qui disposent d’une telle manifestation d’envergure. Dans
notre région, le Maroc est pionnier en la matière. Le festival national est
inscrit dans la configuration générale du cinéma marocain. Il est à son image.
Son histoire, son évolution, son devenir…sont tributaires de ce cinéma. Les
césars français connaissent également un grand engouement. Leur formule,
distinctions décernées par le vote des professionnels, n’a pas manqué de séduire
quelques observateurs marocains. Ils plaident pour la transposition de ce
modèle où la consécration des lauréats se déroulent en une seule soirée avec
vote des professionnels à la place de la formule marocaine actuelle (une
compétition officielle sur une semaine au moins, avec jurys indépendants pour
trancher entre les concurrents). L’idée est séduisante dans son apparence mais
manquent d’arguments fiables, puisés souvent dans le registre populiste et qui
dénotent une méconnaissance des rouages internes aux césars (sur la durée par
exemple : si la fête elle-même dure une soirée, sa préparation prend des
mois avec un investissement énorme. Ils
évacuent surtout un facteur essentiel à savoir les paramètres socio-historiques
inhérents aux deux cinémas.
Mais aujourd’hui
l’intérêt marocain pour les césars dépasse leur seule dimension
organisationnelle. Les festivaliers de Tanger, pendant la cérémonie
d’ouverture, auront un œil sur la scène de la salle Roxy et l’autre œil rivé
sur leur Smartphone pour suivre les péripéties de la cérémonie parisienne. Et
pour cause, une comédienne marocaine, Loubna Abidar, est en lice pour le prix
d’interprétation féminine ; en concurrence directe avec des noms
prestigieux des écrans français, Catherine Deneuve, Isabelle Huppert et
d’autres non moins célèbres (Catherine Frot, Cécile de France…). Une nouvelle
consécration pour Much loved. Une manière pour les professionnels du cinéma
français de prolonger la sympathie qu’ils ont exprimée pour le film de Nabil
Ayouch dès l’épisode cannois et son interdiction rocambolesque au Maroc.
De la part du pays
qui a vu naître à la fois la déclaration des droits de l’homme et le cinéma, ce
n’est pas une surprise. Sauf que la réalité, le réel…finissent par imposer leur
logique qui met à mal les dogmes et les schémas tout tracés. Au moment où la
profession du cinéma célèbre un peu partout dans l’Hexagone Much loved et lui
ouvre les portes de la distribution, des films français se voient
« interdits » de cette même distribution. Je ne reviens pas sur le
cas de La vie d’Adèle de Abdellatif Kechiche interdit par décision de justice,
mais sur le cas plus récent de deux films rattrapés par la réalité. Made in
France et Salafistes. Le premier a été
tout simplement refusé par les exploitants au lendemain des attentats de Paris
du 13 novembre 2015. Motif ? Son intrigue et son affiche étaient trop
proches de la réalité. Le film de Nicolas Boukhrief raconte en effet
l’infiltration d’une cellule de djihadistes (quatre jeunes musulmans de la
région parisienne) qui préparaient des attentats dans tout Paris. Le scénario
et la réalité ont fini par se télescoper au point de voir le film interdit par
le bas : les propriétaires de salles et les exploitants l’ont refusé. Il sera
évacué vers l’e-cinéma. A quelques détails près, ce que dit Nicolas Boukhrief
sur made in France peut être repris pour Much loved : « Il faut
reconnaître que toute la polémique autour de la sortie du film, complètement
involontaire, lui a donné une existence médiatique plus importante sans doute
que celle qu'il aurait eu sans les tragédies de janvier et novembre 2015. Le
destin étrange de ce film, d'être en quelque sorte puni d'avoir eu raison, est
aussi le symptôme d'une frilosité du cinéma français face aux questions
politiques. »
L’autre film qui a
suscité une vive émotion en France et qui s’est vu également pratiquement « interdit »
est le documentaire Salafistes de Lamine Ould Salem et François
Margolin. Le film a été interdit au
moins de 18 ans pour motif de faire la part belle aux djihadistes
interviewés : leur propos, les images qui les accompagnent ont choqué (je
viens d’apprendre que le tribunal administratif de Paris vient de casser cette
décision augurant d’un long feuilleton judiciaire).
Au-delà de ces
péripéties politico-médiatiques, reste la question cinématographique (donc
esthétique et éthique) : que montrer quand je veux filmer le corps intime,
le corps social, filmer Daech… quand je veux filmer le visible rendu invisible
par le conformisme ? Quel emplacement de la caméra pour assurer au
spectateur son libre arbitre, son esprit critique ?
lundi 22 février 2016
Umberto Eco, l’intellectuel capteur de signes
Ciao professore !
« Je ne suis pas
sûr de dire là une chose originale, mais il me semble que l’un des problèmes
majeurs qui se posent à l’être humain est la question de comment affronter la
mort », c’est ainsi que l’intellectuel et écrivain italien Umberto Eco,
décédé samedi dernier à l’âge de 84 ans, avait entamé une réflexion qui ne
manquait pas d’humour sur comment aborder sereinement la mort. C’était en 1997,
dans une lettre destinée à un disciple imaginaire et publiée dans
l’hebdomadaire l’Espresso qui a eu l’intelligence de la republier au moment où
l’éminent philosophe rencontra la mort.
C’est l’une des
figures les plus brillantes de la philosophie contemporaine, Umberto Eco est
devenu mondialement célèbre à partir de son roman, Le nom de la rose, une
intrigue policière médiévale dans les milieux du fanatisme religieux. Tout le
récit est mené dans une sorte huis clos, une abbaye, où des meurtres étaient
commis, motivés par la quête autour de l’œuvre d’Aristote, la comédie. L’enjeu
était comment bannir le rire à partir de motifs religieux. Le roman a été porté
à l’écran par J.J Annaud avec Sean Connery dans le rôle de l’ex-inquisiteur,
Guillaume de Baskerville, chargé de mener l’enquête. Mais le succès du roman
dépasse de loin le film. L’œuvre romanesque d’Umberto Eco se présente en
effet comme le prolongement de sa réflexion philosophique par les moyens de la
fiction. Le nom de la rose est, dans ce sens, un formidable exercice
sémiotique. Le personnage principal est à l’image de l’auteur
lui-même ; un éternel capteur de signes. Toute son action consiste à
décrypter des signes sur la voie de la vérité. Dans la fiction, pour démasquer
le criminel ; et dans l’œuvre de tous les jours, il s’agit de décrypter les
signes de la modernité.
Il faut en effet
rappeler que si la notoriété médiatique voire populaire d’Umberto Eco est le
résultat du succès de son roman, il n’en demeure pas moins qu’il fut un grand
philosophe, un brillant intellectuel qui
ne manquait jamais d’humour et un grand sémioticien. Il a développé une sémiotique conjuguant la théorie et la
pratique. Sur le plan théorique, je peux citer des ouvrages qui me paraissent
fondamentaux pour comprendre sa démarche. Notamment L’œuvre ouverte qui a marqué le
discours critique contemporain dans son rapport à l’œuvre d’art ; celle-ci
est définie comme « un message fondamentalement ambigu, une pluralité de
signifiés en un seul signifiant », faisant appel à la coopération du
récepteur dans une démarche d’interprétation qu’il nourrit de son imaginaire.
La clôture d’une œuvre n’est jamais achevée, elle est prolongée par le pacte de
lecture qu’elle établit implicitement avec son récepteur.
L’autre œuvre de référence, entre autres bien sûr, est Sémiotique
et philosophie du langage. Le livre, très dense et très académique, analyse
cinq concepts qui ont dominé tous les débats sémiotiques : signe,
signifié, métaphore, symbole et code.
Umberto Eco
n’hésitait pas à confronter sa théorie sémiotique à la pratique quotidienne
; il était en quelque sorte un sémioticien bon vivant, traquant dans ses
articles pour l’hebdomadaire L’Espresso, les signes derrière les choses, les
discours derrière les discours. Articles qu’il réunit dans un livre
passionnant, La guerre du faux. Ouvrage qui n’est pas sans rappeler
Mythologies de Roland Barthes. Les deux sémiologues nous invitant à saisir du
sens là où on serait tenté de ne voir que des faits. Umberto Eco appelait à une
guérilla sémiologique pour démasquer les stratégies de manipulation, de
l’illusion et du faux. Une analyse pertinente des faits de société : une
émission de télévision, le terrorisme, un match de football, le blue-jean un
parc d’attractions…l’univers du quotidien magistralement décrypté par un regard
pétillant d’intelligence et de malice.
Il aimait dire que la
seule vérité qui va demeurer au-delà du réel est la vérité artistique,
« dans vingt ans, disait-il, mes petits-enfants oublieront les
décapitations opérées par Daech, mais ils n’oublieront pas la mort de
Hamlet ».
dimanche 21 février 2016
Aziz Dadas superstar
Dallas
de M.A. Majboud sur les écrans
Pour
son premier long métrage de cinéma, Mohamed Ali Majboud a choisi de renvoyer au
cinéma marocain son image à travers un miroir grossissant. Celui de la comédie, dans sa variante
cinglante la satire. Une satire ? « Une œuvre dans laquelle l’auteur
tourne en dérision les défauts et les vices d’une personne ». Chez
Majboud, il s’agit des vices et défauts d’une profession, le cinéma et plus
précisément le marocain ; à travers ses mœurs, ses personnages haut en
couleurs, ses coulisses mais aussi son humanité et sa fragilité. Et le plus
important c’est que l’on rit de bon cœur…et sans rancune.
Et,
signe des temps, c’est un jeune cinéaste issu de la télévision qui dresse une
sorte de diagnostic/constat du cinéma marocain à partir du récit rocambolesque
d’un tournage. Mohamed Ali Majboud a fait d’abord ses preuves en tant que
réalisateur de la télévision. Comme beaucoup de jeunes de sa génération, il est
venu au cinéma (et à l’audiovisuel) via la cinéphilie. Après des études universitaires parisiennes ;
il suit un cursus de cinéma puis passe à la réalisation de courts métrages. Ils
se distinguent très vite par une approche spécifique où domine le travail de
l’image et un certain regard porté par la dérision sur les relations sociales.
L’œil de verre (2004) peut passer pour le titre emblématique de cette période.
Puis ce sera la télévision où il signera, avec son collègue Yassine Fennane, ce
qui va constituer la meilleure série de la première chaîne marocaine, Une heure
en enfer. Là, c’est le cinéma qui est convioqué au service de la télévision. La
série est en effet portée par une grammaire audiovisuelle qui emprunte beaucoup
au cinéma moderne, le visuel (des images inédites de Casa)
le cadrage, le rythme…autant d’éléments qui puisent dans un large référentiel
cinéphilique (Majbud et Fennane sont des enfants de la nouvelle culture urbaine
post salle de cinéma) ; et une nouvelle direction d’acteurs qui permet à
des noms longtemps cantonnés dans des rôles stéréotypés dans la tradition du
théâtre de crever l’écran. Ce sont eux qu’on va retrouver dans Dallas avec
notamment Aziz Dadas et Amal Elatrach. Ils livrent une prestation
époustouflante confirmant leurs qualités intrinsèques et leur ouvrant la voie
d’une consécration, enfin, méritée (Grand prix au festival national du film à
Tanger en février 2015).
Dallas fait partit
des films inscrits dans le genre méta-cinéma : le film dans le film. Des
films qui font leur objet du tournage d’un film. Il joue et gagne par sa forme,
son jeu et la générosité de ses deux acteurs principaux, Elatrach et Dadas.
L’intrigue en effet est minimaliste : un réalisateur Elhouari alias Dallas
vivant un malaise existentiel ; enfermé dans ses souvenirs et ses
délires ; cerné par les traites impayés et le manque d’inspiration ;
soutenu par une assistante fidèle, Hlima…reçoit un jour un scénario d’un
nouveau riche qui veut en fait produire le film de sa vie et rendre hommage à
son père qui lui a légué une immense fortune. Après un léger dilemme, Elhouari
accepte et engage une équipe de tournage ; celui-ci se déroule dans les
studios implantés par les productions internationales dans les environs de
Ouarzazate : une manière déjà de critiquer un mode de production plaqué
sur un modèle « étranger ». Tous les clichés inhérents à une production
cinématographique sont scénarisés et surjoués : des caprices de stars aux
contradictions des équipes techniques sont passés en revue dans un registre
comique. Dès l’ouverture, les premières scènes du film nous mettent dans
l’ambiance : une atmosphère nocturne, un bar et un cinéaste qui tient un discours
qui tourne dans le vide ; la scène suivante, nous retrouvons les bureaux
de la production avec une image forte qui dit tous les paradoxes de notre rapport
à la modernité ; on découvre en effet la secrétaire qui circule dans les
bureaux avec un encensoir pour purifier les lieux et invoquer la baraka des
saints ; les lieux sont ornés de portraits de figures célèbres du septième
art mondial. Sauf que la fumée qui provient de l’encens qui consume prend des
allures d’incendie. D’emblée on est dans une impasse.
Le film de Majboud,
après le moment de plaisir généré par les situations rocambolesques, invite à
une lecture « sérieuse ». Il est un élément accablant et un argument
de poids à verser dans le débat sur le nouveau tournant du cinéma marocain
(Voir Brèves notes pour un autre cinéma).
La scène finale
s’ouvre sur une lecture plurielle. Le film va être finalement terminé selon les
désiratas du cinéaste-« auteur » : on le vend s’enfuir à cheval
avec son œuvre ‘les bobines » sous le bras. Mais à quel prix ? La
star est réduite à un corps/ cadavre manipulé comme de la pâte à modeler ;
les techniciens menés comme des esclaves enchaînés. Non, Dallas nous met
sur la piste d’une réflexion pour un autre cinéma.
Mohammed
Bakrim
jeudi 18 février 2016
Che ou la permanence de l'utopie
Che Guevara
Il n’y a pas
une actualité particulière pour parler de Che aujourd’hui. Mais un mythe n’a
pas besoin d’une date du calendrier pour revisiter l’imaginaire, pour prolonger
sa présence ; ce n’est pas une figure du passé figée dans le rite des
cérémonies commémoratives; non, Che offre une autre présence, celle d’un symbole cristallisant le besoin d’une autre
façon de vivre ; Che c’est la permanence de l’utopie. “Mais qu’est le Che
devenu ? En quelle sorte de vivant ce mort s’est-il transformé ?”, s’interroge
Régis Debray dans le chapitre intitulé Métamorphoses du héros de son livre
Croire, voir, faire. Mais son approche est un exercice mediologique,
c’est-à-dire s’attacher à percer l’énigme des trajectoires symboliques. Un
livre s’intéresse par contre à Che, l’homme et le mythe pour savoir
pourquoi, aujourd’hui encore dans les diverses manifestations du mouvement
social ou de la jeunesse, l’image de Che sort plus nette que jamais ; face à la
crise générale de sens provoquée par les ravages du libéralisme triomphant, les
idées guévaristes progressent en effet dans le monde et se renouvellent à la
lumière des questions inédites qui se posent à notre époque. Il s’agit du livre
Che Guevara, du mythe à l’homme, aller-retour, de Miguel Benasayag. Ce n’est pas
une biographie de plus, souligne l’auteur d’emblée qui ne manque pas
d’ailleurs, par éthique, de rappeler l’existence d’ouvrages de référence sur le
sujet, notamment l’excellent ouvrage de Pierre Kalfon, Ernesto Che Guevara une
légende du siècle (Seuil 1998). Il nous propose alors une autre démarche, ce
qu’il appelle une sorte de voyage autour de cette constellation complexe qui se
compose d’attributs personnels et de circonstances historiques et qui fait de
Che un emblème de la contestation et un phénomène de référence au magnétisme
inégalable. Le livre ne comporte donc ni nouvelles révélations ni récit de
quelques épisodes mouvementés, c’est une réflexion qui puise dans une double
inspiration : la formation philosophique de l’auteur et son expérience d’ancien
combattant guévariste. En somme, c’est le point de vue d’une génération sur une
époque et ses turbulences animées par la violence du désir de voir le monde
changer. Une violence qui a remporté comme un torrent aveugle des vies
auxquelles l’auteur ne manque pas de rendre hommage : “J’ai le sentiment de
vivre des heures volées. Je fus comme
ébranlé par une sentence de mort et mon âme s’est considérablement assombrie.
Tragiquement, le hasard fut beaucoup moins prodigue avec d’autres camarades
dont les vies si courtes n’en furent pas moins nobles et courageuses”. Ce
faisant, l’analyse renvoie à l’actualité car d’une manière ou d’une autre, le
guévarisme est au cœur du débat qui traverse la mouvance altermondialiste, la
gauche socialiste. Le guévarisme non pas ramené à son expression caricaturale
du guérillero mais comme pensée et pratique portant les prémices d’une nouvelle
forme d’exercice ou de “faire de la politique” ; une vision de la politique
fondée sur le principe du contre-pouvoir. Les mouvements de gauche animés de la
volonté de trouver une alternative au cynisme et au fatalisme des années 80 et
90 s’inspirent de cette démarche pour construire des projets et non seulement
des programmes ; le néolibéralisme cesse d’apparaître comme un horizon
indépassable. Il est donc réducteur d’enfermer le guévarisme dans une polémique
sur les moyens de lutte : élections / lutte armée. Le guévarisme contribue au
contraire à clarifier des notions comme celles de pouvoir, d’engagement. En
d’autres termes, on peut être réformiste et guévariste, car c’est un
positionnement philosophique qui dicte un rapport différent au pouvoir.
Celui-ci n’est plus perçu comme une structure mais comme l’ensemble des
relations qui structurent la société. La
critique d’inspiration guévariste ne concerne pas un pouvoir mais le pouvoir ;
la conséquence d’une telle approche est énorme ; il ne suffit pas de renverser
une classe dominante pour voir fleurir la liberté. L’expérience des pays du
socialisme soviétique est éloquente à ce sujet.
Autre leçon
guévariste, c’est le dépassement de la dichotomie moyens/fins : le changement
n’est pas renvoyé au lendemain ; échéance sans cesse refoulée pour multiples
raisons. C’est le triomphe du principe de l’immanence. Ce que nous faisons a du
sens ici et maintenant. La justesse de l’action ne devra pas être recherchée
dans le futur, mais dans son caractère juste au présent. La révolution n’est
pas un point d’arrivée mais un devenir ; elle n’est pas l’objectif de l’acte
révolutionnaire, mais l’acte lui-même, “inexorable et interminable”.
lundi 15 février 2016
Dans le jardin de l’ogre de Leila Slimani
La vie d’Adèle… la nymphomane
Le clin d’œil à l’autre Adèle, celle du film d’Abdel Kechiche
est plausible. En effet, au-delà de
l’homonymie des personnages du roman de Leila Slimani, Dans le jardin de l’ogre
et du film La vie d’Adèle du cinéaste franco-tunisien, il y a matière à mener
un parallèle. D’abord au niveau des auteurs ; nous sommes en présence de
deux « beurs » qui ne mettent pas en scène d’autres beurs. Ni parlent
de l’immigration. Ensuite, ils s’attèlent à disséquer non pas l’extériorité des
relations mais l’intériorité de deux personnages puisés dans lé géographie
profonde de la France d’aujourd’hui. Abdel Kechiche cerne au plus près la
passion amoureuse d’une lycéenne au point de placer sa caméra au cœur de son expérience amoureuse
dans sa phase érotique la plus intime, exposant aux regards de longues
séquences privée. Alors que Leila Slimani aborde la passion de son Adèle cette
fois sous sa forme intime aussi mais dans une version physique, sexuelle au
premier degré ; son héroïne étant une « toxicomane du sexe ».
Dans les deux œuvres enfin nous assistons à la mise en scène d’une construction
(Adèle/Kechiche), et destruction (Adèle/Slimani) de sujets puisés dans une société dite
moderne mais en proie à un malaise existentiel.
Un parallèle, en
entrée, pour dire que le roman de Leila Slimani, son premier, est déjà un
événement, littéraire certes il a reçu un formidable accueil public et
critique, mais aussi culturel puisqu’il contribue à sa manière, en confrontant
l’identité de l’auteur et l’identité du sujet, à dessiner la nouvelle
configuration des rapports
interculturels. Un exercice réussi d’altérité. Même si en fait, Adèle,
l’héroïne de son récit n’est pas un
modèle sociologique ; elle est davantage « un caractère ». Un
profil psychologique qui transcendé les frontières culturelles pour s’inscrire
dans une sorte d’archéologie de l’âme et
du corps. Ou plutôt du cops et de l’âme. Slimani nous propose plus qu’un un
portrait ; on sait qu’Adèle est journaliste, mariée à un médecin, Richard…
qui n’est pas sans rappeler un Charles, nouveau style. Adèle, une Madame Bovary
des temps modernes ? Sauf que, à la différence du romantisme maladif
d’Emma, Adèle « ne pense qu’à ça ». Le sexe toujours et partout. Et
avec tout le monde. Certes, elle aime Richard. Certes, elle aime Lucien…mais
face à la présence d’un homme…elle passe à l’acte. Lors d’un dîner, dans la
rue, au bureau ; dans un voyage de travail…C’est cru, parfois violent.
Mais ce n’est pas du porno. Slimani gère bien le regard qui porte les
descriptions.
Car, il ne s’agit pas d’être dupe. On n’est pas dans le
réalisme ; encore moins le naturalisme dont se réclame Much loved. Le
style de Slimani est moderne, il laisse une large part à l’ambiguïté. La ligne
de démarcation est ténue entre le réel du personnage et ses fantasmes. Je
penche d’ailleurs davantage pour cette lecture, Dans le jardin de l’ogre est le
récit de fantasme d’une femme sous influence. Je me réfère à la scène du train
quand Adèle voyage seul pour assister aux funérailles de son père…et commence à
fantasmer sur son corps dans un récit qui reste en suspens entre l’imagination
et le rêve éveillé ou un souvenir enfoui…Cette inflation de sexualité débridée
se laisse d’ailleurs lire sur un registre métaphorique comme une radioscopie
des sociétés contemporaines où le sujet est condamné à un vide qu’il cherche à
combler par l’excès de consumérisme.
Pour approcher Adèle, la scène fondatrice est un souvenir
d’enfance avec une scène (page 124) portée par une démarche d’intertextualité
avec la découverte précoce du livre de Kundera, L’insoutenable légèreté de
l’être qui ouvre à la jeune femme les voies de l’érotisme romancée. Des
flashbacks qui offrent des indications narratives mais tracent des pistes pour
expliquer et pourquoi pas excuser…et finalement sympathiser avec Adèle. Dans
cette fouille, émerge la figure du père dont Adèle était proche. Elle est la
fille d’une synthèse qui s’est faite par l’effacement d’un élément de
l’équation. Kader a suivi Simone en effaçant son identité. A sa mort,
Adèle d’ailleurs reprocher à sa mère
l’incinération du corps « ce n’est pas peut être une pratique courante
chez les m… », le mot ne sera pas prononcé car Slimani veille à
neutraliser tout ancrage culturaliste de son récit.
Je préfère parler de récit car on n’est pas dans la densité
d’un roman, style XIXème siècle avec sa foule de personnages, des intrigues
enchevêtrées…Ici, l’intrigue est réduite au minimum. On reste focalisé sur
Adèle. La structure permet un autre parallèle avec le cinéma. Dans le jardin
de l’ogre, avec son minimalisme, s’apparente à une esthétique nouvelle
vague, écriture transparente, limpide…un dispositif narratif aux antipodes du
récit hyper chargé de Hollywood. Le récit de Slimani progresse en multipliant
des micro-séquences. C’est très découpé, comme on dit dans le langage du
montage cinématographique. Ce qui lui donne
du rythme, un dynamisme… et in fine un récit qui se lit d’un trait.
dimanche 14 février 2016
les intellectuels face à la violence
La conscience et la raison
Amnesty Maroc lance une initiative pour une implication des
intellectuels face à la déferlante terroriste. C’est une initiative opportune
et pertinente. Elle répond à une nécessité de salubrité publique. Elle vient
rompre une sorte d’omerta implicite qui marque l’espace public au Maroc quant
aux grandes tragédies qui secouent le monde. L’impression générale qui se
dégage en effet est que les intellectuels ont évacué (certains parlent de désertion)
le champ du débat public autour de grandes questions de société et notamment
celle du terrorisme.
Certes, l’ampleur de la violence qui marque certains faits de
l’actualité et la nature de la contre-violence du discours des politiques
incitent certains intellectuels à la prudence. Une violence en appelle une
autre. A la violence de l’acte terroriste répond en contre-champ la violence des anathèmes et des amalgames
dans la dénonciation, en principe légitime car elle émane du camp des victimes.
Le rôle des intellectuels est justement d’intervenir au sens noble du mot pour
dire la raison contre la passion. Pour dire la justice contre la vengeance.
Hannah Arendt enseignait que la tâche de l’intellectuel « est de penser
l’événement pour ne pas succomber à l’actualité ». Aujourd’hui, des
intellectuels marocains s’apprêtent à prendre une initiative à partir de
Casablanca pour « un front de la culture contre la haine et la
violence ». C’est une prise de conscience salutaire…elle doit être menée avec
sérénité et lucidité. Du coup, nous
formulons une première remarque au niveau de l’intitulé choisi. Parler de
« front », c’est s’inscrire dans une logique de guerre. C’est
reprendre la logique des terroristes. Le terrorisme est un piège qui est tendu
à la démocratie. Restreindre les libertés dans une perspective sécuritaire
étroite en est un exemple. Puiser dans son champ sémantique, c’est être
prisonnier de sa rhétorique ; c’est épouser sa logique guerrière …
Le sursaut des intellectuels face la violence est un appel à
réhabiliter la pensée ; à réveiller les consciences ; à ouvrir les
yeux sur les multiples fractures qui nourrissent les radicalisations
meurtrières. Cette violence qui hante notre horizon n’est pas une
malédiction ; elle n’est pas tombée du ciel. Elle est l’émanation d’un
dysfonctionnement de nos sociétés. Elle est l’expression de l’exclusion et de
la domination. C’est l’irruption de la marge qui vient investir le centre.
Procès et césars pour Much loved
Procès ici, césars là-bas
Enfin une bonne nouvelle dans le triste feuilleton qui a fait
suite à l’interdiction du film de Nabil Ayouch, Much loved. Un tribunal
marrakchi a débouté une soi-disant association de défense des citoyens qui
avait décidé ( ?) de poursuivre le film pour « atteinte à l’image du
Maroc ». La justice ne l’a pas suivie sur cette piste dangereuse pour une
raison simple et évidente : déjà ladite association ne jouit pas de statut
d’utilité publique qui pourrait lui donner une certaine légitimité pour
intervenir dans le débat public. Maintenant que la justice a tranché, cette
fameuse association se retrouve hors-jeu ; déclarée « d’inutilité
publique » et en toute logique devrait être poursuivie en justice pour
« atteinte à l’image du Maroc ». Car rien ne peut nuire au Maroc
qu’un tribunal qui sanctionne un artiste ou une comédienne. Sur ce banc
d’accusé, on devrait aussi retrouver ceux qui ont été derrière ce tapage inutile
et ont fourni au nostalgique d’exotisme cette occasion de se payer la
Maroc : l’épisode du passage de Loubna Abidar dans Le petit journal
(effectivement très petit ce soir-là) était risible de par son ridicule, le
manque d’informations du petit journaliste qui l’anime et le français très
approximatif, (du marocain traduit : « rire sur moi ») de Loubna
Abidar, pourtant signataire d’un article dans le très sérieux Le Monde.
Je suis sûr que ceux qui sont derrière cette mascarade sont
en train de se mordre les doigts tant ils ont péché par manque de
professionnalisme et de sens politique tout simplement. Mais que faire quand on
est mal inspiré, mal conseillé.
jeudi 11 février 2016
La gauche, le PJD, le combat d’idées, l’hégémonie culturelle…
A demain Gramsci !
Le constat est quasi banal ; c’est devenu
une évidence universelle : la gauche aujourd’hui a mal. La gauche va mal.
Au grand désarroi des militants qui
oscillent entre désillusion, résignation et amertume. D’abord en termes
de performances électorales, à quelques exceptions près, les grands partis de
gauche connaissent un repli. Certains d’entre eux qui, au milieu du siècle
dernier, étaient parvenus à frôler le quart des suffrages exprimés, sont
aujourd’hui non seulement en perte de
vitesse mais risquent de disparaître des écrans électoraux…D’autres ont choisi,
suite à des revers politiques successifs, à se disloquer en fusionnant avec
d’autres courants ou de se métamorphoser en nouvelles entités…en vain.
Mais au-delà de cette contre
performance dans la compétition démocratique, le plus grave revers que subit la
gauche réside dans son déclin idéologique et culturel. Amer, le
secrétaire général du parti socialiste français, J.-C. Cambadélis l’a reconnu
en juin dernier, lors du dernier congrès national de son
parti : « La gauche, dit-il, n’est plus en situation d’hégémonie
culturelle ». Au nord comme au sud, la gauche a perdu la bataille des
idées. En Europe, avec l’avancée foudroyante des thèses de l’extrême droite,
belliqueuses, xénophobes, et carrément racistes. Au sud, avec le triomphe des
courants conservateurs illustré par la victoire des partis d’obédience
islamiste lors des premiers scrutions libres organisés dans le monde arabe.
Enfin, une forme de pensée unique fait de la
démocratie libérale et du marché l’horizon indépassable de l’action politique.
Toute visée alternative, émancipatrice est reléguée aux rangs des chimères,
considérée désormais comme une vue de l’esprit. C’est dans ce contexte que sort
un livre qui ouvre une brèche dans le linceul de résignation qui transforme cet
état de délabrement idéologique en fatalité. Il s’agit de l’essai publié par le
politologue Gaël Brustier, A demain Gramsci (Paris, le Cerf, 2015). La thèse du
livre sonne comme un rappel à l’ordre. Ni l’ampleur de la mondialisation, ni
l’irruption de la violence djihadiste, ni la profondeur de la fracture sociale
et communautaire…n’ont été anticipées par la gauche, quelles que soient ses
variantes : radicales, socio-libérales. Pour l’auteur, au moment où la
gauche se focalisait sur ses scores électoraux, la droite occupait le terrain
idéologique et s’emparait du pouvoir essentiel, celui des idées. La conclusion
qui s’impose en toute logique consiste à réhabiliter le penseur qui a théorisé
la notion de l’hégémonie culturelle et l’avait posée comme prélude à la prise
de pouvoir politique, à savoir Antonio Gramsci.
C’est une des figures intellectuelles qui ne cessent de
nourrir la réflexion des militants de gauche et dont l’apport théorique et intellectuel a
été longtemps mis au ban de la réflexion par les tenants du dogmatisme et qui a
été durant sa vie, la cible principale des force de la réaction et du fascisme
rompant. Il a été arrêté en 1926 ; il meurt en prison. Lors de son procès, le
procureur de l’Etat fasciste avait dit à son égard « il faut empêcher ce
cerveau de réfléchir pour vingt ans »
Qu’est ce qui fait que cet intellectuel est encore plus contemporain que
jamais ?
D’abord par le fait même qu’il n’hésita pas à
retourner l’outil critique contre sa propre expérience. Il effectua en effet un
retour critique sur ses positions antérieure pour mieux appréhender la
situation qu’il analysait ; celle marquée par la défaite de la révolution en
Occident. Gramsci avait salué le triomphe de la révolution bolchévique mais en
même temps il avait entamé une réflexion judicieuse sur la nature désormais
spécifique du changement dans le cadre des pays démocratiques. Il prit acte de
la stabilisation du capitalisme. Une leçon pour aujourd’hui encore où ce
système malgré les crises qui le secouent et les horreurs qu’il engendre
parvient à se régénérer.
Pour l’auteur des Cahiers de prison
aucune domination politique ne peut advenir sans une hégémonie culturelle. Le front des idées est
tout aussi important que le front politique, économique et social. Une
illustration éloquente nous est fournie par le cas marocain. Les succès
électoraux du PJD (novembre 2011, septembre 2015…) sont la traduction politique
d’une hégémonie culturelle. Les islamistes récoltent électoralement les fruits
d’un champ déjà labouré par un immense travail socio-culturel. L’hégémonie est
la capacité nous apprend Gramsci à créer un univers d’idées, de symboles et
d’images dans lesquels un peuple se reconnaît. Les succès d’Abdelilah Benkirane
ne sont pas la conséquence d’un travail de quelques conseillers en
communication. Il n’en a pas besoin. Il puise dans le référentiel culturel
(sémantique et lexical) qu’il partage avec son auditoire et dont il est
issu. C’est ce qui a fait dire à un
intellectuel marocain, Mohamed El Gahs que le PJD a lu Gramsci ! Avec les
islamistes, en effet, les conseillers en communication et en marketing
politique seraient plutôt inspirés de s’inscrire à l’ANAPEC. Le peuple ne signe
jamais un contrat dans lequel il ne croit pas. Pendant longtemps son adhésion
était le résultat d’une domination par la coercition (épisode Basri). Aujourd’hui,
pour la première fois nous assistons à l’articulation du pouvoir politique à
une hégémonie culturelle. Pour rester dans le paradigme gramscien, nous
assistons à la réunion de la société politique et de la société civile.
C’est ce que le PPS a très bien saisi dans son
analyse de la situation politique post
2011. En faisant le choix de s’allier au PJD, il contribue à la création de
conditions pour la convergence entre le système socio-politique et les
représentations collectives exprimées démocratiquement. Le PPS agit ainsi pour
l’émergence du bloc historique qui n’est rien d’autres que
« l’adhésion des classes sociales différentes à un projet politique
correspondant à un niveau d’évolution donné de la société ». Ce
faisant, il souhait convaincre les
autres composantes de la gauche qui ont tout à gagner à rejoindre « le
sens commun » des gens et en négociant un large compromis historique avec
le PJD. Sur cette voie, le PPS reste
animé par un autre principe de Gramsci : pessimisme de l’intelligence,
optimisme de la volonté !
lundi 8 février 2016
Décès de Tayeb Seddiki, témoignage de Bakrim
Tayeb Seddiki, l'artiste multidimensionnel
Témoignage de Bakrim
Une étoile s’éteint mais son aura continue à illuminer le
firmament, tel est Tayeb Saddiki : une star éternelle dont le génie
créateur brillera longtemps au sein du panthéon de notre mémoire artistique.
Tous les qualificatifs s’avèrent impuissants pour décrire les qualités
multiples et immenses de ce grand artiste ; comment dire notre tristesse
et notre affliction face à cette perte qui nous laisse abasourdi tant un vide
abyssal va marquer notre scène artistique, notre paysage culturel et
intellectuel. Nous venons de perdre notre Orson Welles…tout simplement.
Tayeb Saddiki est un artiste complet. Bien sûr il a forgé une
brillante carrière nationale et internationale en tant qu’homme de théâtre où
il était comédien, metteur en scène et auteur mais il fut aussi un cinéaste, un
peintre, un calligraphe, un poète, un écrivain et…Un grand Monsieur.
Au cinéma, il a commencé très jeune à jouer dans des films
inscrits dans le sillage de ce que j’ai qualifié de cinéma post-colonial
c’est-à-dire ces films réalisés par des Français qui ont continué à travailler
au Maroc après la fin officielle du
protectorat. Il a même commencé un peu avant puisque on le retrouve dans le
célèbre sketch filmé, Le poulet réalisé par Jean Fléchet en 1954. Avec le même
Jean Fléchet, Tayeb Saddiki participera aux côtés d’une pléiade de grands
comédiens locaux à un petit bijou de cette période, Brahim ou le collier de
beignets, film de 1957 et qui représentera officiellement le Maroc au festival
de Berlin.
En 1959, il joue dans Pour une bouchée de pain de Larbi
Bennani, un docu-fiction sur la promotion de la consommation de la sardine et
auquel Saddiki donnera une dimension chaplinesque indéniable, faisant preuve
d’une aisance dans le jeu et d’une grande maîtrise du comique de situation,
mettant en œuvre des mouvements agiles et cohérents et un jeu facial expressif
sans verser dans la bouffonnerie. Cette aisance et cette maestria on les
retrouve également en 1962, dans son interprétation dans le film de Jean
Severac, Les enfants du soleil. Des productions
internationales tournées au Maroc feront appel à lui notamment Lawrence
d’Arabie (1962) de David Lean et dans le chef d’œuvre de Mostafa Akkad, Le
Message, Arrissala (1977).
Des cinéastes marocains auront recours à ses immenses
talents, lui-même finira par passer derrière la caméra réalisant des courts
métrages, des reportages de commande, des documentaires sur des sujets qui lui
tenaient à cœur (la peinture, les arts populaires…), des téléfilms et un chef
d’œuvre qui mérite d’être réhabilité aujourd’hui, Ezzeft (1984). Dans une
discussion avec des amis à propos du cinéma de Hicham Lasri, j’ai avancé
l’hypothèse que c’est un cinéma qui se situe dans la tradition ouverte par un
film comme Ezzeft de Saddiki.
Au théâtre, Tayeb Saddiki, va laisser éclater toute la
plénitude de son immense talent. C’est là où il a été un des rares à réussir à
résoudre l’équation qui hante l’imaginaire de
tout artiste rénovateur, celle d’innover sans se couper du public. En
somme il a réussi il à faire du théâtre d’auteur… populaire. Il a adapté des
chefs d’œuvre du répertoire universel mais il s’est également réapproprié
magistralement et intelligemment tout l’héritage de la culture populaire en
matière de spectacle collectif. Revoir aujourd’hui Alharraz montre l’immensité
du travail de création réalisé. Les mauvaises langues, et ceux qui étaient
écrasés par son talent ont tenté de le dénigrer. Il les ridiculisait en les
pastichant sur scène ; il suffisait de décrypter les signes qu’il
distillait dans les répliques ou les situations. : Tout son théâtre est
inscrit dans une modernité engagée au service des grands idéaux ; sans
slogan ni mot d’ordre. N’oublions pas qu’il fut l’initiateur d’un magnifique
projet intitulé Le théâtre ouvrier, dès la fin des années 50. Des
représentations étaient organisées en partenariat avec la grande centrale
syndicale, l’UMT. Un artiste organique, comme dirait Gramsci.
Et puis toute cette intelligence était également mobilisée au
service d’un verbe fin, d’un savoir vivre et d’une élégance de tous les
instants. Il n’avait pas son pareil pour réussir un jeu de mots. Une fois il
m’avait appelé au téléphone et après une petite discussion, il m’avait invité à
venir chez lui. Je lui dis alors que je viendrais « avec plaisir »,
sa réplique fut instantanée : « non, viens tout seul ! ».
Sacré Tayeb !!!
dimanche 7 février 2016
Pour un autre cinéma...
Manifeste pour un autre cinéma
(Suite)
Rappel. Une lecture sereine et attentive des différents chiffres qui concernent
le bilan général du cinéma marocain invite à repenser l’ensemble du mode de
production et d’écriture qui a présidé jusqu’ici à l’éclosion de ce qui est
tout de même les prémices d’un cinéma marocain. Les chiffres dressent en effet
un constat accablant ; celui en particulier qui a tout mis à nu est
relatif au nombre d’entrées ; celles-ci ayant franchi, dans le mauvais
sens, la barre fatidique du million d’entrées pour l’année 2015. C’est à partir
de là que nous avons considéré qu’il était temps de sortir d’une hypocrisie
ambiante et affronter la dure image que nous renvoie la cruauté du miroir des
chiffres. Il nous a semblé alors utile de relancer l’idée que nous avons
énoncée à l’occasion du festival national à Tanger en janvier 2015, celle
d’appeler à un autre cinéma qui rompt avec les formes actuelles de financement,
de gestion de la production, d’écriture et de rapport à la société. Pour un
cinéma pauvre, populaire, politique et porté par une approche documentaire
De quelques principes. Les chiffres continuent à parler
appuyant notre thèse consistant à dire que désormais quelque chose est en train
de changer sous nos yeux : notre rapport au cinéma n’est plus le même.
Alors que nous continuons à penser et à faire du cinéma selon d’anciens
paramètres, un autre rapport au cinéma / aux images a déjà pris le
pouvoir. Le dernier chiffre en date concerne le nombre de salles encore en
activités. Selon le dernier communiqué de la commission d’aide à la
numérisation des salles de cinéma, le Maroc ne compte plus que 31 salles en
activité contre 39 en 2012, réfutant ainsi le discours du ministère de la
communication qui s’enorgueillit dans ses documents officiels (y compris devant
les parlementaires) qu’aucune salle n’a été fermée depuis…2012. Le constat est
encore plus éloquent quand le communiqué précise que 30% de ses salles se
concentrent à Casablanca et que plus de la moitié se trouvent dans trois villes
(Marrakech, Tanger, Rabat). Cela confirme encore le postulat qui a présidé au
lancement de notre appel à savoir que le cinéma en tant que pratique sociale
est en train de disparaître de notre paysage urbain. Le geste fondateur d’une
certaine urbanité, celui de la sortie pour une séance de cinéma relève
désormais des antiquités. Des villes sans cinéma, c’est triste. Le cinéma comme
activité sociale donne sens à la vie communautaire. Un spectateur de cinéma est
un citoyen en puissance car en faisant le geste d’aller dans une salle de
cinéma, il participe à une activité collective qui donne sens à la vie urbaine.
A la cité.
Il ne suffit pas/plus de crier au loup : la piraterie,
le téléchargement, la concurrence des nouvelles formes de circulation des
images, désormais chacun porte avec lui sa cinémathèque idéale dans sa tablette
ou Smartphone…Non, il s’agit d’opérer une révision copernicienne de notre
rapport au cinéma. De produire le cinéma. De distribuer le cinéma D’écrire le
cinéma. Le Centre cinématographique du cinéma et les professionnels du secteur
ont produit toute une riche littérature sur la question des salles avec des
propositions concrètes. Avec à la clé tout un projet, bien ficelé, pour
relancer, rénover le parc de l’exploitation. La balle est dans le camp des
décideurs politiques. A eux de dire s’ils veulent voir encore des salles de
cinéma dans nos villes.
Toute réponse à ce (seul) niveau ne serait d’ailleurs que
partielle. Il y a certes urgences à ce que ce programme de sauvetage soit
entamé mais la nature du mal est telle qu’il ne faut plus des palliatifs mais
une véritable intervention radicale. Une nouvelle culture qui réponde à la
nature de nouveaux enjeux. Il y a un nouveau public qui arrive au
commande ; ce sont les enfants du
numérique et des Playstations ; désormais toute réflexion doit prendre
cette donne en compte. A commencer par une révision du mode de production de
nos films, de leur circuit et supports de distribution et leur rapport à
l’imaginaire collectif de la société (leur scénario). Nous sommes pour un autre
cinéma adapté à la réalité économique du pays, adapté aux enjeux culturels qui
le traversent et en adéquation avec les possibilités qu’offre la révolution
technologique. Si le public ne vient plus au cinéma ; c’est au cinéma
d’aller vers lui par un changement radical de son support de diffusion et de
son modèle dramatique.
samedi 6 février 2016
Hommage à Tayeb Saddiki à Sidi Bernoussi
Soixante ans d’indépendance, soixante
ans de cinéma
1956-2016
Notre amie l’école de Larbi
Benchekroun
(Court métrage, 1956, N.B, 11,
mn)
Le premier
octobre 1956, c’est le grand jour de la rentrée des classes, dans la ferveur de
l’indépendance retrouvée, les enfants s’apprêtent avec enthousiasme à retrouver
les bancs de l’école. Sauf Mahmoud qui n’a pas trop envie…
Hommage à Tayeb Seddiki
Brahim ou le
collier de beignets de Jean Fléchet
Moyen métrage, 1957, N.B, 45 mn) ;
Les
premiers jours de l’indépendance, Brahim, jeune chômeur se met à la recherche
du travail, c’est tout le pays qui se mobilise…Avec Hassan Skali, Tayeb
Seddiki, Fatima Abdelmalek
Pour
une bouchée de pain de Larbi Bennani ( 1959,N.B, 20 mn)
Un jeune chômeur aux prises avec les difficultés du
quotidien ; heureusement, il y a la sardine…
المنتدى الثقافي السينمائي ينظم بمناسبة
الذكرى الستون للاستقلال لقاء سينمائي
ا
بعرض الأفلام التالية
صديقتنا المدرسة
اخراج العربي بنشقرون (1956 ’ 11 دقيقة)
وثائقي روائي
ابراهيم
اخراج جان فليشي ( 1957 ’ 45 دقيقة)
روائي
من بطولة حسن الصقلي , الطيب الصديقي,,,
شارك في مهرجان برلين 1957
من أجل لقمة عيش
العربي بناني (1959, 20 دقيقة)
من بطولة الطيب الصديقي, فاطمة الركراكي....
Complexe
culturel Hassan Skalli
Sidi
Bernoussi, Vendredi 19 février 2016 à partir de 17H.
jeudi 4 février 2016
Hassan Aourid décrypte l’islamise marocain
Chronique d’une métamorphose annoncée
Les
livres de Hassan Aourid interpellent, suscitent l’intérêt et souvent séduisent.
Ils interpellent d’abord parce que tout simplement c’est Hassan Aourid. La
signature ne passe pas inaperçue, le nom de l’auteur renvoie à une séquence
très proche de l’actualité politique du pays. Un nom qui ne laisse pas
indifférent, un peu, comme dirait l’autre, « à l’insu de son plein
gré ». On n’échappe pas à sa biographie. Mais au-delà, les livres du
professeur interpellent par leur thématique, les sujets abordés qui à travers
la variété des genres (essais, fictions…) enrichissent la panoplie des
réflexions qui font honneur à un espace
public souvent apathique. Et ce sont des livres qui séduisent par leur qualité
intrinsèque ; comme textes procurant du plaisir. Ses chroniques dans la
revue Zamane sont un délice et son roman Le Morisque se lit d’un trait ; il
constitue par ailleurs un scénario d’inspiration historique qui permettrait une
intéressante adaptation cinématographique.
Bref,
nous sommes en présence d’un intellectuel moderne, nourri de l’esprit du temps,
attaché à ses racines amazighes et qui s’engage dans les grands débats de notre
société. Le livre qu’il vient de sortir en est une nouvelle illustration. L’impasse
de l’islamisme, cas du Maroc (Rabat, 2015) aborde un sujet non
seulement d’actualité (brûlante j’ai envie de dire, presque au sens propre)
mais qui est devenu quasiment universel : l’islamise est à l’ordre du jour
des politiques, des sécuritaires et des académiciens de New York à Djakarta en
passant par Rabat, Paris. L’islam politique voire l’islam tout court est
devenu la question politique et philosophique fondamentale de notre époque. C’est dans
ce contexte que Hassan Aourid intervient dans le débat avec un livre au titre
qui peut paraître paradoxal ou en contradiction avec ce que rapportent les
médias. Au moment où partout on parle de la déferlante islamiste en termes de
scores électoraux comme en termes d’occupation de l’espace public, lui choisit
de parler « d’impasse ». C’est dans ce « paradoxe » que
réside la thèse qui oriente le livre et lui donne sa consistance intellectuelle
et politique : ce triomphe est –aussi- en somme un chant de cygne d’une certaine
variante de l’islamisme. C’est ce que je propose d’appeler, si j’ai bien
compris cette thèse, la métamorphose de l’islamisme, sa mue. Elle est la
résultante de l’implication des islamistes dans la chose politique au sens de
la gestion des affaires publiques. Pour bâtir sa thèse, Hassan Aourid se réfère
aux travaux de Marcel Gauchet, notamment son livre Le désenchantement du
monde où il développe l’idée de « la sortie de la religion de la
sphère publique ». Hassan Aourid, après une fine et riche analyse du cas
marocain, dans son contexte arabo-musulman et international, arrive à la même
conclusion et en transpose la logique au Maroc et au monde musulman. « Les
convulsions que nous vivons, symptomatiques d’une imbrication du religieux et
du temporel, sont certainement les prémices d’un mouvement de
« sortie » de la religion de la sphère publique ». Attention :
quand on parle ici de sortie de la religion, il ne s’agit pas des croyances des
personnes, cela concerne la manière d’être de la société, le comportement des
acteurs dans la sphère publique. Cette analyse constitue la charpente du livre
qui, rappelons-le trouve sa genèse dans la conférence présentée par l’auteur
dans le cadre des jeudis de l’IMA à Paris. Un premier chapitre permet de placer
le décor, une scène d’exposition en quelque sorte puisqu’elle restitue
l’historique de l’évolution du champ religieux à partir du rapport au concept
clé de notre pensée contemporaine, la tradition. On sait comment ce concept a
fonctionné comme trame narrative d’une œuvre féconde, celle d’Abdellah Laroui
dont s’inspire par ailleurs Hassan Aourid. C’est alors un récit passionnant
dans les arcanes du système politique marocains avec feu Hassan 2 qui œuvra à
développer un rapport spécifique à la tradition (de l’invention de la tradition
à la tradition rénovée). Le livre aborde ensuite le comportement des principaux
acteurs de l’islamisme politique dans le chapitre « islamiser la
modernité » avec le cas d’Aladl wa al ihssane et du PJD ; avant
d’aborder le cas très spécifique du mouvement salafiste avec ses variantes
notamment la mouvance traditionnelle, liée au wahhabisme et la variante
djihadiste. Celle-ci ayant subi également un mouvement, en cours, de mutation.
Dans
tous ces développement, l’analyse se nourrit de références historiques, de
réflexions théoriques (le livre est très didactique), avec parfois des dérives
polémistes notamment dans le chapitre consacré au PJD, et d’éléments puisés
dans l’actualité. La vision alterne entre un point de vue d’Etat major,
l’auteur ayant été familier des arcanes du pouvoir et des principaux acteurs
cités et le point de vue du fantassin, celui de l’intellectuel engagé dans le
combat d’idées. Avec humilité et lucidité. J’aime bien conclure en le citant
dans ce sens : « Face à tout messianisme, il faut laisser parler
la réalité, même si elle tarde à le faire » (Page 79). Une lecture
tonique qui réhabilité l’intelligence.
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