vendredi 29 janvier 2016

Le cinéma post-apocalyptique de Hicham Lasri


Errance, déchéance  

Prélude en guise de pré-générique :
 Dans une séquence du film, La sociologie  est un sport de combat, documentaire de Pierre Carles consacré à Pierre Bourdieu, on voit celui-ci recevoir un courrier de J.L. Godard ; l’éminent intellectuel ouvre l’enveloppe et découvre un document qui est un collage à partir de photogrammes du film de Godard, Histoire(s) du cinéma ; le sociologue regarde puis dit : « je ne comprends rien… je ne suis pas poète ». Il finit par  remettre les feuillets dans l’enveloppe et le journaliste lui demande : « ça reste un dialogue de sourd alors ? ». Bourdieu acquiesce : « mais dès l’origine » ; il sourit et regarde la caméra : « Ah…pauvre Bourdieu ! »





L’année 2015 fut une année faste pour le cinéaste marocain Hicham Lasri : deux longs métrages, The sea  is behind et Starve your dog et deux autres en chantier. Les deux premiers ont eu et continuent à avoir une riche carrière internationale…Toronto, Dubaï et le cinéaste sera bientôt à Berlin pour présenter Starve your dog. Les films confirment une tendance et affinent un mode de production qui est une véritable économie politique du cinéma. Un dispositif cinématographique (il faudra préciser davantage le concept de « dispositif ») global qui ne manque pas d’interpeller non seulement tout projet de lecture/critique mais l’ensemble du discours sur le cinéma, ici et maintenant.  Lasri impose un rythme de production et une démarche d’expression qui constituent un véritable contre-champ aux pratiques dominantes dans le champ du cinéma. Il bouscule l’horizon d’attente du récepteur nonobstant le cadre de cette réception (cinéphilique, commerciale, journalistique…).  Chaque réception de son film est une entreprise hors norme…à l’image des films eux-mêmes. Voici des fragments d’un projet de lecture, une bande annonce de l’article futur ; des postulats sur une piste…



Postulat un : Je pose comme postulat, à mes risques et périls,  que le cinéma de Lasri est un cinéma surréaliste : je me réfère pour couverture à la citation de l’un des pères du surréalisme André Breton quand il dit : « je crois à la résolution future de ces deux états à l’apparence si contradictoire, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité, si l’on peut dire ». Une manière de placer un repère sur la voie d’une filiation (Buñuel). Le surréalisme étant par ailleurs une forme –exacerbée- du naturalisme. Celui-ci étant défini comme « le réel vu par les hommes ». Quelque part le cinéma de Lasri (déjà quatre longs métrages et un autre collectif) est une variante du naturalisme qui transcende le réalisme du mélodrame qui fait l’essentiel du cinéma marocain. Absence de tout psychologisme ; démarche qui met au jour le fond noir, morcelé, violent, obsédant du monde pulsionnel de ses personnages : le cinéma de Lasri est deleuzien. Le réel chez lui est sans cesse « décadré » - voir l’ouverture de The sea is behind- car envahi par le monde souterrain des instincts et des pulsions qui hantent les personnages. Un cinéma post-réalisme qui vient pallier à la saturation du sens par le storytelling  et les multiples  expressions de la réalité amplifiées par la prolifération des écrans. Comment faire (encore) du cinéma à l’ère du YouTube et dailymotion ?
The sea is behind et Starve your dog nous proposent un autre contrat de réception et un autre régime des images. Là où la signification n’est jamais assignée à résidence, mettant le confort du spectateur du samedi  soir en déroute ; un cinéma de la monstruosité : celle-ci étant l’écart qui se nourrit de l’inédit, de l’excès, du grotesque, du terrifiant et de l’insolite : le retour de 404 dans C’est eux les chiens ; l’appareil dentaire de Daoud ; la scène de zoophilie dans The sea is behind ; la fille de Driss  et le jeune au visage difforme dans Starve your dog.
Postulat deux : Fin du réalisme. Fin de tout un monde. C’est un cinéma post-apocalyptique. Les personnages et leur univers sont des survivants qui évoluent dans des ruines ; ils font suite à une catastrophe. Déjà son premier long métrage offre un indice : The end, la fin de quelque chose. Je formule alors mon second postulat : C’est eux les chiens, the sea is behind, Starve your dog sont issus de la séquence ultime de The end celle qui fait suite à l’annonce de la mort de Hassan 2 et le dépouillement du cadavre de Pitbull. Les personnages de trois films qui vont suivre sont inscrits dans le programme de cette séquence de clôture, apocalyptique. Une figure d’origine littéraire africaine mais investie par le cinéma (Roméro) offre une entrée d’une possible lecture des personnages de Lasri ; la figure du zombie.  404, c’est pratiquement un mort qui revient (un revenant) hanter les vivants (juin 81/ février 2011). La mort traverse the sea is behind : « Larbi » le cheval qui tire le récit est déclaré cliniquement mort par la vétérinaire. Daoud est réduit à un cadavre ambulant ; Tarik semble nous parler d’outre-tombe (l’image des menottes en ouverture), son horizon est hanté par la catastrophe des Twin Towers…Dans Starve your dog la séquence d’ouverture est sous le signe de l’apocalypse ; le discours de la vielle dame est apocalyptique. Driss , le visible qui renvoie à l’invisible basri, est la réincarnation d’une figure qui hante l’horizon politique et médiatique du pays.
La figure du zombie permet à Lasri de mettre en place une logique (je n’ose pas parler d’une dramaturgie ; son scénario est adramatique) de l’errance (404), de la déchéance (Daoud ; Driss). Une métaphore d’une société rescapée d’un drame, animée de sujets traumatisée (l’équipe de télévision).
Le zombie est en outre une logique d’écriture filmique qui induit une logique de l’espace. Le zombie ordonne une organisation spatiale particulière qui neutralise toute velléité référentielle. Si dans C’est eux les chiens, l’espace offre une certaine homogénéité, dans the sea is behind et Strave your dog nous sommes dans un espace péri-urbain, fragmenté, hétérogène. Ce sont des espaces de transit, des espaces de circulation sans ancrage. Les trois films proposent un discours sur l’espace où nous dégageons quelques tendances : fragmentation ; ghettoïsation (C’est eux les chiens, The se ais behind), disparition de l’espace public (voir la place Lhmam envahie par des figures de l’étrangeté).

Postulat 3. Les films de Hicham Lasri sont des films politiques. Ils traitent de parias, d’exclus réduits à la condition animale. La politique présente non comme déclaration d’intention mais comme parabole à travers le discours silencieux des corps, des formes et des espaces ; c’est une réécriture des images : la violence du réel passe chez lui par la violence de la représentation de la violence physique et symbolique qui caractérise les rapports sociaux. Une esthétique qui revendique la marge et la périphérie. Il est temps alors de lui poser une question éminemment politique : quelle légitimité pour un cinéma de la périphérie dans un contexte de cinéma sans centre. Pour que la périphérie ait un sens, il faut qu’il y ait un centre qui lui donne sa raison d’être. La légitimité d’un cinéma relève également du degré de son inscription dans une sociabilité. La révolution du mode de production reste amputée sans un mode adéquat de distribution. 

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