vendredi 15 mai 2015

L'orchestre des aveugles de Mohamed Mouftakir critique

Ecriture du moi et enjeux cinématographiques


Depuis hier mercredi, le nouveau long métrage de Mohamed Mouftakir est à l’affiche sur les écrans du royaume. C’est Najib Benkirane qui en assure la distribution ; le célèbre distributeur casablancais reste ainsi fidèle à sa démarche, celle de contribuer à l’essor du cinéma marocain en lui permettent de rencontrer son premier public, celui des salles marocaines. Démarche qui remonte au tout début des années 90 et n’hésitant pas à varier les genres proposés au public. Il confirme aujourd’hui en organisant la sortie de L’orchestre des aveugles, film estampillé d’emblée dans la catégorie « cinéma d’auteur », Mouftakir en étant à la fois l’auteur principal et le réalisateur.
C’est une sortie attendue certes, depuis le passage du film à Marrakech (en compétition officielle) et à Tanger (prix du meilleur réalisateur, sic !) mais c’est aussi une sortie riche en significations. Mouftakir aime par exemple souligner que cela coïncide avec l’ouverture du festival de Cannes (ayant lieu le même jour) ; une manière de participer, à distance, à la grande fête internationale du cinéma.   Significative surtout par rapport au parcours du cinéaste lui-même et par rapport aux réactions du « marché » local. Celui-ci, comme l’indique les statistiques du box-office, réagit favorablement à un genre particulier dans l’offre qui lui est proposé, à savoir la comédie. Le comportement du public et le type de réception qui sera réservé au film de Mouftakir seront des indications importantes.  Toute chose étant relative par ailleurs eu égard au rétrécissement de ce marché avec l’hémorragie sans arrêt que connaît le nombre des salles et du peu de cas fait par la distribution au cinéma différent, esthétiquement et géographiquement (prépondérance du cinéma issu des centres dominants).
Du coup une attention particulière sera portée sur la réception publique du film de Mouftakir. Un film qui se situe dans une continuité qui caractérise déjà le travail de l’enfant du Hay Mohammadi ; célébrissime quartier de Casablanca creuset de toutes les formes de résistance, culturelles et artistiques notamment. La continuité d’un parcours né d’une riche expérience, forgée auprès des pionniers (Lagtaâ, Derkaoui…) et illustrée par un corpus de court métrage, cohérent et évolutif qui a forgé une personnalité. La réussite du premier long métrage, auréolé de prix prestigieux et d’une sortie commerciale plus qu’honorable était venue prolonger cette démarche cohérente.
C’est dire que la sortie de son deuxième long métrage ouvre sur un large horizon d’attente dont les repères seraient des questionnements du genre : que nous réserve un cinéaste d’auteur qui n’hésite pas à bousculer les schémas canoniques de la narration classique ; c’est un cinéaste du « plan » donc du montage (il coupe beaucoup), à l’instar des certains de ses ainés des années 70 ; un cinéma qui surfe avec les codes du fantastiques et du merveilleux : apparition/disparition ; figure du double…
Première constation : L’orchestre des aveugles ne s’enferme pas dans un programme initial. C’est une invitation à la découverte d’un univers, celui de l’enfance-adolescence du cinéaste, et d’un genre, le récit de vie. Le film place, en effet, le curseur de lisibilité à un autre niveau. S’il est resté fidèle à la problématique de la filiation et de la construction identitaire du sujet qui traversent explicitement et/ou en filigrane sa jeune filmographie, Mouftakir a choisi cette fois de puiser directement dans sa propre biographie pour l’élaboration d’un drame aux connotations ouvertes sur une lecture plurielle.
L’ensemble des signes repris de la mémoire contribuent à l’écriture d’un récit. L’orchestre des aveugles peut se lire d’abord comme le récit d’un passage. Le passage de l’enfance à l’adolescence. En fait, passage à deux niveaux : ce passage dans l’évolution biographique du moi renvoie métaphoriquement à un passage esthétique du cinéaste, du cinéma du plan au cinéma de la scène. Le passage du thriller psychologique (confusion entre rêve et réalité) à la comédie (à l’italienne ?) ;comédie sociale (prépondérance du jeu des acteurs, critique sociale…)
Si Mimo renvoie à Mouftakir enfant, le film ne se réduit pas cependant à une variante cinématographique d’un récit autobiographique. « Autobiographie ? Non, c’est un privilège réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau style », nous dit le spécialiste du genre Serge Doubrovsky. Les célèbres, les personnalités publiques, ont droit à l’autobiographie, l’Histoire, les humbles versent plutôt dans la fiction.  Doubrovsky forge alors un concept qui me semble seoir au récit que développe Mouftakir dans L’orchestre des aveugles ; celui d’autofiction. Cela ne va pas sans grande conséquence sur la réception du film : ceux qui voudraient ramener le film à une simple autobiographie et voir le film avec les yeux de l’historien, le stylo rouge à la main, attentifs aux invraisemblances aux anachronismes seront passés, désolé pour eux, à côté de l’essentiel. Le film est une fiction cinématographique.
Le film s’ouvre sur la mise en place d’une double instance énonciative : une image de cahier d’écolier avec une belle écriture manuscrite renvoie à la mise en garde de l’énonciateur principal, celui qui prend en charge l’ordre des images qui suivent et une voix off enfantine qui nous informe que le récit proposé serait pris en charge par un enfant. Un enfant face à son père. Le point de vue est ainsi instauré, toutes les images qui suivront seront déclinées, y compris dans des variantes voyeuristes à partir de cette instance. Le récit de vie est ici en fait un récit de tranches de vie. L’espace-temps du film est très limité ; il ne s’étale ni dans la durée ni dans sa géographie. Tranches choisies, ou réhabilitées car essentielles dans le processus de formation du moi. Celui du « personnage ». Dans le film, il n’y a pas de vrai « héros » à l’américaine ; il y a plutôt un processus de formation du personnage ; Mimo est une figure en devenir. Et dans ce processus, appelons-le, initiatique, tout passera par une série de rencontres et de ruptures. Rencontres fondatrices et ruptures initiatrices. Mimo bouge beaucoup et chaque déplacement dans l’espace donne lieu à une rencontre qui s’inscrira dans une logique d’ensemble.
Dans une belle scène d’ouverture, très cinématographique avec de mouvements d’entrées et de sorties dans le champ, le film nous propos le système des personnages qui constitueront la constellation au sein de laquelle va évoluer/se former le jeune Mimo. La maison d’ailleurs fonctionne comme actant contribuant à ce processus initiatique offrant à ce héros en devenir le lieu de rencontres y compris la rencontre ultime avec l’être opérant la transfiguration du sujet : la rencontre avec Chama (le titre du film allait d’ailleurs porter son nom). Cette première expérience de l’altérité assurera à l’enfant le passage d’une étape à une autre, et surtout lui fournir les éléments d’une vision du monde. Au-delà de cette dimension, les scènes avec Chama offrent au récit des pauses, des ouvertures poétiques. Les images de la robe, image réminiscence, prenant des allures proustiennes.
Le récit de vie de Mimo est ponctué d’épreuves, avec deux phases articulées autour de la séquence « révélatrice », au double sens du mot, celle où le subterfuge de l’orchestre des aveugles va être dévoilé. Le récit va alors évoluer dans une logique du vide et de solitude. Mimo va voir tout un monde s’effondrer devant lui : départ de Chama. Rupture du groupe musical avec le départ de Fatéma et de Mostafa.  Arrestation de son oncle. Et la séparation tragique avec la mort du père. L’initiation à la vie se fait dans le deuil et la solitude. Reste alors le jeu de lumière et des ombres qu’offre le cinéma. Le sourire du père sur son lit de mort est un hommage au film qui vient. Celui de l’enfant redevenu cinéaste.



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