mercredi 4 juin 2014

Quel enseignement pour quel cinéma

Entretien avec Youssef Ait Hammou
Bakrim, Ait Hammou, Bouhoho à Marrakech, juin 2014

En cette période d’examens et de concours, il sied de jeter un regard sur l’état des lieux de l’enseignement du cinéma au Maroc. La publication du nouveau livre, L’éducation aux médias de Youssef Ait Hammou, universitaire et critique de cinéma, nous offre l’opportunité d’aborder avec son auteur les questions qui traversent le champ de la didactique du cinéma.
1   Vous venez de publier un livre sur l’enseignement et le cinéma au Maroc. Quels sont les grands axes que vous avez abordés dans votre travail ? 
A mon sens,  la relation cinéma/enseignement se présente de deux manières possibles: la première est pratique et elle consiste à former des professionnels du cinéma et de l’audiovisuel, la seconde est théorique et elle porte plutôt sur la formation de théoriciens du cinéma (sociologie, psychologie, critique, enseignement…). Au Maroc, la formation aux métiers du cinéma est en avance par rapport à celle des métiers de la recherche académique. Et l’intégration des faits filmiques en milieu scolaire est pratiquement inexistante, malgré la fameuse circulaire de Abdellah Saaf, les multiples formations des professeurs à l’audiovisuel en classe, initiées particulièrement par les Instituts français du Maroc. Le Maroc souffre de l’absence d’une éducation du regard dans un monde où l’apprenant est devenu expert en matière de consommation boulimique et sauvage des images. Nos jeunes apprenants souffrent aussi de l’absence de toute rencontre avec la beauté, le sublime, la bouleversante contemplation des arts.
Mon livre « l’éducation aux médias » s’inscrit donc dans cette problématique socio-culturelle et éducative et il constitue  une modeste contribution à la réflexion sur les rapports possibles film/Ecole au Maroc, et ce, selon  quatre  axes majeurs :
-      L’intégration de la culture filmique dans le cursus de formation et d’enseignement. Etant donné que nos enfants sont immergés de manière sauvage dans la jungle des images, il est du devoir de l’Ecole de leur offrir des occasions de réflexion, d’analyse, de distanciation vis-à-vis des images et des films afin que ces derniers soient des outils d’intelligence et non des médiums de médiocrité et de bêtise… Le  décryptage des films et la verbalisation de l’expérience filmique  doivent figurer dans le socle des fondamentaux comme la lecture,  l’écriture et le calcul pour faciliter l’accès à la société de la connaissance et pour s’approprier la modernité à bon escient. Nos jeunes consomment trop d’images de manière superficielle. Ils consomment surtout de la laideur filmique (films de bas de gamme, violence, pornographie, image cadrées, mal montées…).Et le rôle de l’Ecole est justement de leur donner les meilleurs repères et  les attitudes saines pour éviter des drames psychologiques, sociaux et culturels.
-      L’utilisation des faits filmiques et cinématographiques comme outils pour un enseignement des savoirs et des langues efficace, attractif, interactif, inventif et durable. En matière d’enseignement, une image  vaut dix mille mots et le film facilite l’approfondissement des savoirs et encourage à faire du questionnement et de l’interrogation des valeurs épistémologiques et pédagogiques prioritaires.
-      Le film comme objet de réflexion théorique académique (sociologie, psychologie, psychanalyse, esthétique, historique…),
-      Le film comme composant d’un savoir intertextuel et inter- sémiotique permettant  une réelle fraternité des arts qui abolit à coup sûr l’imbécile cloisonnement des arts.
Le livre n’est ni un réquisitoire ni un pamphlet. Il se contente d’établir le constat de la faillite de notre enseignement, du primaire à l’université,  en matière d’éducation du regard, de pédagogie par l’image ;  et il propose des pistes de réflexion sur les apports de l’audiovisuel en milieu scolaire.




2)   Quel regard portez-vous aujourd’hui sur l’enseignement du cinéma au Maroc ? Certains observateurs n’hésitent pas à parler d’une inflation de l’offre au détriment de la rigueur qui sied à un tel projet ?
Partons du postulat selon lequel aucune école de cinéma au monde ne peut former un artiste ; elle ne peut que former aux métiers et à la culture cinématographique ou tout au plus aider, comme dirait Youssef Chahine, à révéler  l’artiste en nous. L’école de cinéma ne peut enseigner que ce qui est quantifiable, mesurable !
Contrairement à ce qu’on pense, il n’ y a pas assez d’écoles de formation aux métiers du cinéma et de l’audiovisuel au Maroc. L’inflation est sans doute perceptible dans l’axe Cas-Rabat-Kénitra, mais pas dans les différentes  régions du Royaume ( comme Oujda, Nador, Khoribga, Sidi Kacem, Kelaa sraghna,, Layoune, Dakhla, TanTan). Les grandes écoles de cinéma (ESAVM, ISMAC, ISCA…) et les petites écoles d’audiovisuel de Casablanca sont incapables de répondre à la demande toujours grandissante en formation et apprentissage. Les jeunes sont donc obligés, pour « assouvir » leur soif d’apprentissage, de se rabattre sur les ateliers  offerts en extra par les  festivals  de film amateur ou sur des sites d’internet. On est en deçà du minimum quantitatif requis en matière d’écoles de cinéma et de formations académiques en audiovisuel. De plus, la culture filmique n’existe pas encore dans nos écoles publiques. Il n’ ya pas d’éducation du regard dans notre enseignement. Notre Ecole forme des aveugles  dotés de grandes oreilles sensibles uniquement aux  murmures verbaux.
Concernant la qualité de l’enseignement du cinéma au Maroc, il semble nécessaire d’insister sur trois remarques : oui, le constat est amer : de nombreux centres de formation audiovisuelle ne correspondent pas du tout aux normes internationales d’enseignement du cinéma. De nombreux  professeurs sont de simples amateurs de cinéma qui ignorent la réalité du cinéma et de l’audiovisuel, et la plupart des professionnels qui flirtent avec l’enseignement  manquent de pédagogie, de didactique. Dilemme : face à la demande de plus croissante en matière de formation au cinéma, l’offre  de formation est généralement défaillante. Et, puis, pour de nombreux jeunes le cinéma n’est pas une passion ou une addiction ; c’est plutôt un simple gagne pain comme d’autres, ou un simple hobby éphémère. Ils sont à la quête du diplôme et non pas de l’art ni de la culture. C’est décevant, mais c’st ainsi.
Nos écoles de cinéma  et d’audiovisuel manquent généralement de cinéphilie, d’ouverture sur la création artistique, de la saveur littéraire, d’épaisseur culturelle, de progression pédagogique  efficiente. La techné supplante l’arte. L’égocentrisme supplante le sentiment citoyen. Nos écoles de cinéma surfent sur un malentendu pédagogique
La meilleure école de cinéma est sans doute le plateau de tournage, les studios de montage et de mixage, les ateliers d’écriture. On ne nait pas cinéaste, on le devient ! Pour entrer dans l’Olympe du cinéma, l’étudiant de cinéma et d’audiovisuel doit nécessairement associer les bancs de l’école et la poussière des plateaux. Et puis, à quoi sert la création filmique si les produits ne sont pas visibles ? Les écoles de cinéma sont appelée à s’associer à des chaines de télévision, à des sociétés de production, à des salles de cinéma (enfin, ce qui en reste !), à de l’événementiel !



3)   Vous animez de nombreux ateliers de formation et d’initiation au scénario à travers le Maroc…notamment auprès des jeunes ; quels enseignements en tirez-vous ? Y a-t-il vraiment une crise de l’inspiration dramatique dans notre pays ?
Le cinéma est à la fois une émotion, un savoir, un savoir-faire, un savoir-être, un faire-savoir !
Malheureusement, nos jeunes, qui ignorent ces cinq composantes, manquent d’inspiration et d’idées ou bien ils ont beaucoup de difficulté à exprimer leurs émotions et leurs idées via l’image et le son. Trois raisons majeures peuvent expliquer cet état de fait : la volonté d’être original à tout prix, le mépris à l’égard de la littérature , de la philosophie et du cinéma classique, la mainmise des téléfilms bas de gamme sur l’imaginaire des jeunes, la confusion entre Tv et cinéma, l’auto-censure, la vénération de la médiocrité filmique, l’incapacité à observer le vivant et la société, la quête de la notoriété rapide et facile, l’absence de croyance et d’engagement pour les grandes causes humanitaires ou sociales . Nos jeunes ont peur de devenir Œdipe et Prométhée ! Ils ont également peur de l’enfant en eux !
Nos jeunes, n’étant pas imprégnés de chef-d’œuvre comme La Strada, Citizen Kane, Rashomon, le Salon de musique, Wechma, le mandat, le Guépard, Taxi Driver, E.T l’extra-terrestre…, ne peuvent que reproduire la médiocrité qu’ils consomment sans distance ni esprit critique sur les chaines de télévision comme MBC2, 2M, RTM… On forme des cinéastes incultes qui zappent sans état d’âme les documentaires, les genres filmiques autres que le drame social, le cinéma d’auteur, le film expérimental, les films des contrées lointaines, les films populaires exigeants…Nos jeunes sont trop consensuels et ont peur de surprendre, de choquer, de s’aventurer…
Mais, il semble nécessaire de faire un bémol à ce qui vient d’être avancé ici. Lors de mes ateliers dans les festivals d’amateurs et de jeunes, de jolies révélations émergent ça et là. Elles émergent parce qu’elles ont savouré les chefs-d’œuvre du patrimoine cinématographique  de l’humanité et du Maroc, parce qu’ils ont bénéficié d’une pédagogie qui débloque leur  qui imaginaire. Et qui les encourage à oser sans trop doser !
Le principal défaut de nos jeunes, c’est qu’ils sont incapables de raconter un film dans ses détails les plus pertinents. Ils ont beaucoup de difficulté à verbaliser leur expérience filmique. Du coup, ils ne gardent des films que de vagues bribes sans épaisseur. Et qui ne sait pas raconter un film vu, ne saura jamais ni écrire ni tourner un film à voir !
De plus, leur égo est démesuré. Au pays des aveugles, les apprentis cinéastes sont rois. Les valeurs d’humilité,  de pudeur, d’écoute, de patience, de travail collectif, de curiosité, de respect de l’autre qui sont des valeurs du cinéma) sont très  rares chez nos jeunes. Il faut dire qu’ils n’ont pas accès aux grands modèles mondiaux !
Chez eux, le cinéma est un passe-temps, un hobby et rarement une passion. Rarement un labeur qui doit respecter des règles dramaturgiques et de mise en scène avant de s’insurger sur elles.
Enfin, en raison d’un certain intégrisme audiovisuel, les jeunes refusent de se nourrir dans les autres arts (théâtre, peinture, musique, littérature, arts plastiques….). Ils dénigrent toute fraternité des arts ! Pas seulement les arts, ils sont en rupture totale avec les langues étrangères !
A mon sens, si l’on veut vraiment développer un jeune cinéma (et pourquoi pas une jeune télévision ?) qui corresponde aux normes internationales et qui révèle des artistes marocains, il semble indispensable d’exposer les jeunes, dès l’âge de 6 ans ,aux chef d’œuvre de l’humanité, de le convaincre que le cinéma est aussi une culture,   et pas simplement un divertissement pour ilotes, et que la création exige de la rigueur et du labeur presque ascétiques.  Il faut  aussi permettre une grande visibilité des films des jeunes amateurs dans nos salles de cinéma, sur les chaines de télévision, dans les textes des critiques professionnels…C’est là la condition sin que none, sinon continuons à faire du « sounima »  et de la « talfa’zadt » !
Entretien réalisé par Mohammed Bakrim

(Marrakech, juin 2014)

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