lundi 23 octobre 2023

The forgiven de John Michael McDonagh par Mohammed Bakrim

 


L’impossible pardon

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« À cause de l’orientalisme, l’Orient n’a jamais été et n’est pas un sujet de réflexion libre ».

E.W. Said

 

Pourquoi s’intéresser à ce film aujourd’hui alors qu’il était déjà passé quasi inaperçu lors de sa sortie commerciale ? D’abord et certainement parce que sa star principale, Jessica Chastain, revient au Maroc pour cette fois présider le jury du FIFM. Ensuite pour l’importance de la présence des comédiens marocains dans le cast du film. Et enfin, the last but not the least pour interroger l’image que le film véhicule du Maroc avec la problématique de la représentation de la culture de l’autre. Car c’est bien un film inscrit dans une image orientaliste, disons-le d’emblée.

Mais de quoi s’agit-il d’abord ? En deux mots, c’est l’histoire d’un couple britannique, David (interprété par le très shakespearien Ralph Finn) et Jo (Jessica Chastain) qui fait le voyage au Maroc profond pour assister à un mariage très « particulier » vu le lieu qui l’abrite et le couple concerné. En route, un accident de voiture, mortel, va changer la donne et marquer définitivement le destin des uns et des autres. C’est l’adaptation d’un roman éponyme de Lawrence Osborne. Les échos du roman sont meilleurs que ceux du film. Le film est signé John Michael McDonagh, réalisateur, scénariste Irlandais-Britannique. Il a à son actif une dizaine de films dont certains ont eu du succès notamment L’Irlandais (2011) dans le genre policier et surtout Les Banshees d’Inisherin (2022) dont j’ai apprécié l’interprétation du comédien Brendan Gleeson et l’atmosphère étouffante malgré les grands espaces ouverts d’une Ile irlandaise. L’Ile renvoyant à une sorte d’enfermement et à la difficulté de reconstruire une amitié soudainement détruite. Sans mobile apparent. D’une Ile nordique à un désert du sud, McDonagh reconstruit un espace pour traduire des questions existentielles. The forgiven est porté par cette vaste ambition mais desservie par une mise en scène en dents de scie, bancale pour tout dire ; traitement caricatural d’un sujet grave nourri par le catalogue de clichés qui accompagne ce voyage vers l’autre. Le film, même s’il ne prétend pas à une dimension cinéphilique se prête cependant à une approche culturaliste dans le sillage des travaux de l’intellectuel américain d’origine palestinienne Edward W. Said. Son ouvrage fondateur, L’orientalisme demeure d’une grande pertinence pour nous offrir les outils d’analyse d’un regard qui demeure impérial dans son rapport à l’Orient. L’orientalisme tel que le définit Said est un savoir et un imaginaire issus d’une position de puissance. Ce savoir et cet imaginaire ont été institutionnalisés et construits discursivement pendant des siècles par l’Occident. Ils traduisent une vision dichotomique qui oppose un « nous », référence de toutes les valeurs et un « eux », appelé Orient, qui se distingue par une altérité excessive. Le film en est une illustration presque clinique poussant « cet impérialisme » jusqu’à faire célébrer un mariage homosexuel au sein d’un paysage, d’un décor et d’un univers humain qui demeurent les signes d’une culture spécifique. Une sorte d’agression culturelle qui rejoint métaphoriquement l’agression coloniale. Ce « mariage » dans ce contexte est « un divorce » entre deux cultures. Une violence douce, fortement arrosée à l’égard d’un système séculaire. Dans une scène révélatrice, on voit Jo lire l’immoraliste d’André Gide où il est question aussi d’homosexualité dans un contexte oriental (africain) ; roman par ailleurs analysé par Edward Said !!!



Mais c’est un Orient nous dit Said qui est une création de l’Occident. Tel le Maroc du film de McDonagh qui n’a rien à voir avec le Maroc « réel » car c’est un pays extrait de l’imaginaire occidental. Le film nous renseigne moins sur le Maroc que sur l’imaginaire de ses auteurs. Le film s’ouvre sur une séquence « carte postale » sur l’arrivée à Tanger vue de la mer. Le premier mot prononcé est Afrique. Les couleurs vives annoncent le prochain dépaysement ; il sera psychique plus que culturel. En découvrant le couple à Tanger on ne peut ne pas penser à une autre arrivée qui ouvre un film. Celle mythique du Thé au Sahara de Bertolucci. Sauf que chez Bertolucci et l’auteur du roman, Paul Bowles, les éléments qui forment le paysage renvoient au monde intérieur des protagonistes. Ici, la rencontre avec cette partie de l’Afrique se fait sous le signe du cliché avec la réaction de David face au retard de la livraison de la voiture. Cette voiture qui lui sera fatale plus tard. Sa femme Jo, durant tout le trajet en fait, tente de rectifier le propos et d’en atténuer le relent raciste implicite.  Le départ vers le sud donne lieu à une carte imaginaire où les noms des villes et des sites (Taza-Errachidia…) dessinent une carte qui est une carte de la fiction prolongeant l’artificialité du propos. L’élément déclencheur arrive avec cet accident nocturne et un enfant indigène comme victime.  

Ce sera le face à face sur la voie d’une quête qui connaîtra des rebondissements. Notamment au moment de l’arrivée du père de l’enfant tué qui demande que David l’accompagne pour assister comme le veut la tradition au cérémonial de l’enterrement. « Il doit payer » dit-il au personnel marocain qui s’occupe du mariage et font le lien avec les « indigènes ». Je passe sur les aspects invraisemblables et à peine crédibles pour camoufler l’accident aux autorités marocaines et tout le discours réducteur sur l’ambulance, la morgue…pour s’intéresser à l’échange entre le père et David avec l’intervention d’un personnage relais entre les deux mondes, Anouar (Said Taghmaoui). Le père (excellent Smail Kanater qui crève l’écran) développe une attitude ambiguë face au chauffard qui cherche la rédemption et à se faire pardonner. Mais le film n’approfondit pas cette dimension et préfère retomber dans le culturalisme. Le discours ambigu du père est remis en doute par la scène où il remet un pistolet à son autre enfant avec dans l’air un certain message de complicité. Le touriste britannique revient chez lui presque rassuré. En fait c’est de la part du scénario une manière d’enfoncer le clou : « ces gens » là n’ont pas de parole. Malgré leurs apparences, ils finissent par être violents. Je renvoie à la scène parodie du western où des promeneurs à cheval dont David sont attaqués, subitement, par des enfants comme les indiens sous d’autres cieux. Là encore, le film développe un discours « orientaliste » : la représentation de l’autre se fonde sur la « fixité » ; immuable dans ses caractéristiques. Le sujet « orientaliste » apparaît figé dans le stéréotype, en l’occurrence ici, la vengeance. L’impossible pardon.  

Ceci dit, aujourd’hui, le film devient subitement intéressant grâce au festival de Marrakech. Le film en effet nous présente une des multiples facettes de l’immense talent de la présidente du FIFM 2023. Un talent porté par une valeur constante dans la prestation variée de Jessica Chastain. Celle d’un jeu sobre et distancié. Un jeu d’interprétation qui permet de lire les rôles comme incarnés par des personnages qui « cachent leur jeu ». Que ce soit Maya, agent de la CIA et sa quête épique de Ben Laden dans Zero dark thirty (Kathryn Bigelow ; 2012) ou la tueuse d’élite dans Ava (Tate Taylor, 2020) ou encore l’infirmière Amy confrontée à un tueur en série en blouse blanche dans Meurtre sans ordonnance de Tobias Lindholm (2022) …Chastain développe un personnage évoluant dans des milieux hostiles auxquels elle fait face par un investissement essentiellement intellectuel et mental ; exprimé par un jeu de regard (une sorte de signature désormais) et des silences qui en disent long. Elle est rarement bavarde dans ses films. Des personnages qui sont des personnalités avec une intense vie intérieure. Dans The Forgiven (que l’on peut traduire par le pardonné) elle incarne une épouse aux apparences dociles qui expriment plus une sorte de fatalité. Elle suit son mari dans ce voyage vers le désert marocain, un peu pour échapper à une situation d’échec professionnel en tant qu’écrivaine pour enfants et certainement parce qu’elle voit dans l’image du désert, l’horizon, l’aboutissement logique d’un vide métaphysique où se débat son couple et que son mari tente de combler par un excès de consommation d’alcool. Cet ailleurs va la marquer définitivement puisque son ultime issue étant de se retrouver seule dans la nuit face à la mort. Ce rapport compliqué à l’espace d’altérité la comédienne l’exprime dans une approche personnelle lors de son contact avec le Maroc pendant le tournage : « Dans certaines régions dans lesquelles nous filmions, parfois un jour de congé, j’allais sur certains marchés ou autres, et j’avais vraiment l’impression que les gens me regardaient », a déclaré Chastain. « Avoir les cheveux roux dans ces régions peu peuplées du Maroc vous donne l’impression que les gens en sont élogieux, mais vous avez certainement l’impression de ne pas pouvoir vous infiltrer. » C’est une réflexion spontanée qui est une autre manière de résumer le film et l’impossible communication.

 

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