lundi 2 octobre 2023

Reconstruire le Haut Atlas

 

Des enjeux politiques, esthétiques et éthiques




A la mémoire de Paul Pascon.

Oui, la phase cruciale commence. Celle du jour d’après. Le mot d’ordre étant reconstruire ; à comprendre au sens large du mot. Le Souverain impliqué dès le premier jour a dessiné le cap. Il faut faire preuve de sérieux, d’esprit d’imagination, de générosité dans l’effort. Le grand philosophe français, Régis Debray (la France ne produit pas seulement des « petits » politiques) avait publié un livre plein d’enseignements et au titre incitant à la réflexion : Du bon usage des catastrophes. Dans cette perspective, disons alors que la terrible nuit du 8 septembre aura permis de tirer la sonnette d’alarme et de braquer les caméras sur une région d’un Maroc authentique mais oublié ; le Maroc du Haut Atlas. J’avoue que dès les premières images du séisme et dès les premières informations sur les villages anéantis de la célèbre route qui relie Marrakech à Taroudannt j’ai pensé à une éminente personnalité intellectuelle qui a beaucoup donné à cette région et qui lui a consacré ses recherches et ses travaux. C’est bien sûr Paul Pascon. Pour moi, c’est indéniablement L’enfant béni du Haouz ! les jeunes et les moins jeunes cadres investis aujourd’hui dans le vaste chantier de reconstruction des régions dévastées devraient s’inspirer de sa démarche impliquant une philosophie de l’action : il a appris l’arabe et le tachelhit ; il privilégiait l’action sur le terrain n’hésitant pas à parcourir des dizaines de kilomètres à pied. Et principalement, il ne se contentait pas d’appliquer des schémas importés/imposés. Son action sur le terrain était animée par le souci de « saisir son objet », la société marocaine, à travers une dialectique : agir pour connaître / connaître pour agir. Très tôt il avait pointé du doigt, « La grande maladie du Maroc, c’est la greffe des modèles et l’absence d’innovations ».

Pour contribuer à ce chantier national de réflexion sur le projet de reconstruction, je propose un passage par le cinéma avec deux films marocains ; deux courts métrages des années 1960 qui apportent un éclairage sur les enjeux qui traversent la question de la reconstruction. Celle-ci ne se réduit absolument pas à la seule dimension technique. Avec retour en Agadir de Mohamed Afifi (1967 ; 12 mn) nous avons une approche poétique des choix architecturaux qui ont été privilégiés lors de la reconstruction de la ville martyre. Des architectes généreux, altruistes ont fait des propositions marquées par une certaine expérimentation ; par beaucoup d’innovation. Le résultat est une prouesse technique mais la ville avait perdu son âme. L’esthétique a manqué d’éthique. Un film à voir absolument aujourd’hui.

L’autre film, Sin agafaye (les deux canaux) de Latif Lahlou (1967 ; 22 mn) est une lettre d’amour au peuple amazigh. Le documentaire suit avec empathie comment une tribu du Haut Atlas gère selon ses traditions, son savoir-faire ancestral la question de l’eau. A voir également pour mieux connaître afin de mieux agir. L’éthique a porté l’esthétique. D’où notre conclusion : la reconstruction est une politique (les moyens) où l’esthétique (les matériaux les lignes, les couleurs) se nourrit d’éthique (la culture, l’histoire, les traditions).

                             Agadir : une critique esthétique de la reconstruction



Retour à Agadir de Mohamed Afifi occupe une place de choix dans la filmographie marocaine du point de vue cinéphile. Il fut, par exemple, l’un des premiers films marocains à être primé dans un grand festival international ; en l’occurrence Tanit de bronze à Carthage. Le film est une œuvre de cinéma qui transcende les genres ; difficilement classable, images de la ville détruite puisées des archives ; images de la ville reconstruite ; prédominance d’une bande son en contre-champ des images ; on peut parler d’un documentaire de création ; le cinéaste lui-même prolonge cette incertitude : « Retour à Agadir, n’est pas un documentaire, encore moins un film touristique. Si je devais le raconter, je dirais qu’il s’agit de la brève course d’une mémoire présentée sous l’apparence d’une statue en plusieurs mouvements. Si cela paraissait insuffisamment clair, j’ajouterais que les strophes qui composent « Retour à Agadir » constituent un ouvrage fermé ». Pour accéder au film, il faut passer par la poésie qui émane du montage des images (entre elles), des sons (entre eux) et des sons avec les images qui se prolongent se complètent et invoquent le silence, le bruit, les réminiscences pour une rhétorique nouvelle. Ici, un très beau texte de la revue Souffles qui dit éloquemment cette richesse visuelle : « …Le bruitage est là pour nous permettre d'établir la relation. Nous savons qui ils étaient, et quelles étaient leurs conditions de vie, leurs préoccupations quotidiennes.

     Les longs travellings de la séquence évocation créent un lourd silence, une quiétude anachronique. C'est dans cette séquence, où l'ordre des choses est rompu, que Afifi nous invite à une promenade à travers un décor absurde où les rues ne mènent nulle part, où les portes s'ouvrent sur l'absence et le chaos. C'est dans cet Agadir déstructuré qu'il nous invite à chercher le début et la fin, l'entrée et la sortie, bref une image de nous-mêmes dans un miroir brisé…Et puis le temps s'est arrêté. Nous arrivons à ce qui fut une mosquée. Une lampe à filaments de tungstène pend au bout d'un long fil électrique qui descend du ciel. L'illusion est rétablie. Nous retombons dans le monde des farces et attrapes. Il n'est plus nécessaire de chercher un raccord, un lien entre le passé et le présent, point n'est besoin de s'inquiéter pour l'avenir.

     Nous retournons en Agadir par le biais de la nouvelle mosquée en béton et acier symbolisant la survivance de l'ordre établi, le passé dominant le présent. Rien n'a changé. Et pourtant, tout a été fait pour créer cette illusion architecture délibérément avant-gardiste importée à la hâte. L'homme d'Agadir en reste absent, renié, réduit à l'état d'un simple objet. » (Souffles, 13-14, 1969).

Sin agafaye : l’esprit inventif des paysans amazighs



C’est un des titres emblématiques de l’âge d’or du court métrage et du documentaire au Maroc, Sin Agafaye (les deux canaux, en langue amazigh). Sin agafaye aborde une réalité complexe, celle de restituer un rite ancestral, relatif au partage communautaire de l’eau, en mettant en relief, par le travail de l’image accompagné d’un beau texte de commentaire off, l’apport de l’investissement humain dans le dur labeur qu’imposent les conditions de vie à la campagne. Le film est le résultat d’une collaboration fructueuse entre le cinéaste et une figure de proue de la sociologie marocaine, le regretté Paul Pascon (1932-1985). Latif Lahlou rapporte à cet effet : « au cours d’une discussion, Paul Pascon grand spécialiste du Haouz de Marrakech me raconta une légende mise au point par les habitants de la région de Lalla Takerkoust pour établir et sacraliser une entente entre eux pour éviter les disputes qui survenaient toujours à l’occasion de l’utilisation des eaux d’irrigation… ».

Le film accompagne en effet l’action des paysans dans leur projet collectif, loin de toute intervention extérieure pour organiser un partage équitable de l’eau en s’inspirant à la fois de l’héritage mythologique (la légende rapportée par les ainés) et du sacré (c’est une prière collective qui vient consacrer l’accord et bénir le résultat obtenu). Aucun artifice n’est introduit ; les gens sont filmés dans leur geste quotidien ; le film donne l‘impression positive que la mise en scène émane des gens eux-mêmes. Les personnages seuls ou ensemble prennent en charge l’organisation de leur présence à l’écran. Il ne s’agit plus de guider mais de « suivre ».  La caméra de Lahlou finit par intégrer la communauté en toute discrétion, suivant et rapportant les différentes phases de préparation et de réalisation des deux canaux d’où jaillira équitablement l’eau bienfaitrice vers les deux parties du village séparées par la vallée. Le film apparaît alors comme un hommage à cette communauté amazighe, pratiquement recluse du haut atlas, ce que n’a pas manqué de souligner le réalisateur : « le génie de nos paysans qui ont su, par cet acte collectif de Sin agafaye (les deux canaux) éviter toute intervention extérieure coercitive et sauvegarder leur liberté d’action et l’indépendance de leurs mouvements en garantissant une harmonie sociale entre eux ».

La pierre de partage est pour le cinéaste l’illustration de « l’esprit inventif » de ces populations ; elle se laisse lire aujourd’hui au-delà de sa fonction pratique comme le symbole d’une valeur sociétale amazighe majeure, l’esprit d’indépendance et l’autonomie d’action.

 

 

 

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