L’angle mort du scénario américain
« I want to tell stories and there is no more time »
Martin Scorsese (Cannes, 2023)
Attention chef d’œuvre !...Oui,
disons-le d’emblée, en se fiant complètement aux premières impressions que l’on
a ressenties dès la montée du générique de fin, sur cette belle composition
musicale d’inspiration amérindienne, du nouveau film de Martin Scorsese,
Killers of the flower moon. Un grand moment de cinéma ; le grand retour, à
plus de 80 ans, du maître newyorkais ! Cinéma total, si j’ose dire avec
près de 3 heures et demie sans un instant de relâchement, ni d’ennui, sans un
regard même furtif à la montre tant nous sommes embarqués dans le temps du film.
Par son rythme, par son propos intelligent et original, par ce torrent d’motion
qui se dégage de chaque plan, de chaque scène. Chaque scène étant construite
dans une configuration visuelle et sonore qui vient compléter la précédente,
engager notre attente vers la suivante…Et pourtant, j’avoue que je suis allé
voir le film principalement par devoir
cinéphilique, par fidélité à une tendance de cinéma non sans une certaine
appréhension, voire un certain doute né de ma déception d’Irishman (2019). Mais
là, la fidélité est récompensée ; on sort de ce nouvel opus réconforté sur
la maîtrise dont fait preuve Scorsese. Et surtout parce que le film nous rassure
sur les potentialités encore énormes du cinéma pour dire/lire le monde avec
intelligence et générosité malgré les ravages de la Youtubisation des images et
le formatage des esprits par les réseaux sociaux.
Grand film, grand moment de cinéma. Mais scorsesien dans la forme
et dans l’âme ; dans la récurrence des thèmes : l’argent, la mafia,
la trahison…et la religion. On regarde beaucoup le ciel dans le cinéma de
Scorsese (c’est un prêtre raté qui a réussi en tant que cinéaste). Je pense
spontanément à After hours (1985) …Les affranchis (1990) ; Casino (1995) …
des personnages troublés, égarés, chargés de violence mais qui sont prêts à
imploser, à implorer le pardon et qui lèvent la tête vers le ciel (regard hors
champ vers le haut dans des plans des films cités). Regard que l’on retrouve
dans Killers of the flower moon qui s’ouvre sur belle séquence d’un cérémonial
amérindien dédié au ciel avec l’enterrement symbolique du calumet. Une séquence
poétique, très visuelle qui donne le ton original du film, franchement engagé
pour une autre altérité : réhabiliter une culture bannie à travers ses signes
iconiques et notamment la langue. Celle-ci ouvre le film et le clôt. Une
ouverture qui instaure également le déséquilibre qui va porter la dynamique du
récit avec l’émergence du mal à travers la figure du pétrole et son corollaire
l’argent. L’enterrement du calumet a été filmé en montage Cut avec l’irruption presque
au même endroit du pétrole éclaboussant les danseurs indiens, les salissant ainsi
d’une boue noire. Métamorphose que le film rend avec force en ayant recours au
ralenti et en figeant presque l‘image dans une métaphore de la mort qui vient.
Une mise en abyme du mal qui va les contaminer dont le point paroxystique est
une série de meurtres qui touche cette communauté. La fleur du printemps
célébrée par la culture indienne va être endeuillée (l’oxymore du titre du film
qui n’est pas sans rappeler un autre oxymore célèbre Le fleurs du mal de
Baudelaire !).
Le récit se déroule vers les années 1920 dans l’Oklahoma au sein de
la tribu Osage (chassée de ses terres au Missouri) qui va se retrouver à la
tête d’une immense fortune suite à la découverte du pétrole dans ses nouvelles
possessions. Très vite cela va se révéler une malédiction. Les blancs vont
accourir pour les dépouiller de cette richesse par des subterfuges juridiques
mais surtout par des manœuvres mafieuses que vont mener William Hale, dit King,
(Robert De Niro) et ses acolytes dont
son neveu Ernest (Leonardo DiCaprio).
Dans un cours destiné aux étudiants du cinéma Scorsese insiste sur
ce qu’il appelle « la question fondamentale » que tout
réalisateur doit se poser : où faut-il mettre la caméra pour permettre au
plan de montrer ce qu’il est censé montrer (je me permets d’intituler cela la
phase 1 : la composition). Et pas
juste ce plan-là, précise Scorsese, mais ce plan et le suivant et celui d’après
etc. « Et comment chaque plan, une fois assemblé avec les autres, vous
permettra finalement d’exprimer votre idée » (phase 2 : le montage).
La caméra n’enregistre pas seulement, elle crée du sens. J’en vois au moins
deux exemples dans son nouveau film. Quand les agents du FBI viennent arrêter
Ernest (DiCaprio) l’un d’eux le rassure en lui disant : « c’est pour
te protéger des loups » or la caméra ne reste pas sur le personnage qui
parle mais cadre Ernest de près. DiCaprio / loup : association d’images
association d’idées, le cinéphile ne peut ne pas penser au film Le loup de Wall
Street (1994). Association d’autant plus légitime que les deux films se
rejoignent dans la description des ravages de la cupidité du capitalisme
(Ernest avoue à plusieurs reprises qu’il aime l’argent).
Autre exemple d’associations d’images qui enrichissent la lecture
cinéphilique du film. Toujours aves les agents du FBI qui vont cette fois
enquêter auprès du mentor d’Ernest, son oncle William Hale (Robert De Niro) le
maître d’œuvre de cette arnaque meurtrière. Ils le retrouvent chez son barbier.
Cadré en plan américain, en légère contre-plongée, plan qui n’est pas sans rappeler
pour le cinéphile averti, un plan identique de De Niro en Al Capone dans Les
incorruptibles (Brian De Palma, 1987).
Parallèle légitime qui permet de mieux comprendre l’univers mafieux
instauré par William Hale pour asseoir son empire : manipulation,
liquidation physique de tous ceux qui entravent son projet machiavélique. Projet
dont l’une des manouvres pour dépouiller les Amérindiens de leur fortune est de
faire marier ses fils et neveux à des jeunes filles Osage. Un stratagème pour
la captation d’héritage en les éliminant à petit feu. Sauf que les choses vont se compliquer quand
Ernest qui était devenue chauffeur d’une riche indienne Osage, Molly Kyle, déjà
très malade, va en devenir amoureux est
rendre plus délicat le projet avec des rebondissements qui permettent au récit
de connaître des péripéties révélatrices.
Cela nous permettra de découvrir une merveilleuse comédienne Lily
Gladstone qui incarne dans une interprétation sublime la belle Molly. Certes on
retrouve bien un grand Robert De Niro, un DiCaprio omniprésent mais c’est elle
qui va leur damer le pion. De Niro et DiCaprio sont dans leur style de la
grande tradition du jeu à l’italienne ; on peut même dire qu’ils surjouent
(grimaces, gestuelles baroques). En face d’eux, Lily Gladstone s’installe dans
le plan avec aisance et développe une présence qui rayonne par le silence,
l’économie du geste (sa manière de fumer ! quelle classe). Sa prestation
est en elle-même un hommage à ce peuple longtemps confiné, dans le cinéma
hollywoodien dominant, dans le stéréotype.
Lorsque son mari Ernest qui lui injectait sous prétexte de la
guérir du diabète, du poison à petite dose, et qui est venu lui dire qu’il a
décidé d’avouer et de témoigner sous protection contre son oncle en
reconnaissant tous ces crimes terribles,
Molly lui a posé cette question fondatrice : « tu as dit toutes les
vérités ? ». Question posée calmement et fermement en plan rapproché
regard caméra comme pour interpeller les consciences complices hors champ. En
revisitant ce pan de la mémoire collective américaine, une mémoire tue,
refoulée, manipulée Martin Scorsese revisite l’impensé de la fiction américaine,
les angles morts de son scénario. Il réussit notamment une synthèse de ce qui
sera cette tragédie du non-dit en combinant dans son récit le génocide d’une
culture, les émeutes raciales (le film y fait allusion), la montée d’un
capitalisme sauvage, implacable et la création du FBI.
Face à l’obscurité de l’instant, où les questions essentielles sont
éludées, le cinéma peut éclairer le passé pour mieux voir l’avenir.